« Le lion ne bondit qu’une fois[1] » c’est en écho à cette remarque de Freud que Sonia Chiriaco a choisi de donner sa conférence « Invention et contingence dans l’analyse », le 31 janvier dernier à Marseille. S. Chiriaco témoigne d’une clinique marquée par une grande liberté d’invention tirant les conséquences de l’inexistence de l’Autre, de la pluralisation du Nom-du-père, qui devient un mode de nouage parmi d’autres, une instance de nomination.
Un jeune garçon psychotique arrive à sa séance désemparé, perturbé par une mauvaise rencontre avec un signifiant brûlant. À l’école, il a entendu la phrase « Guillaume a emballé Céline ». Privé de l’abri de la signification phallique, un excédent sexuel « s’emballe » dans son corps, menaçant un équilibre précaire. L’analyste intervient promptement, sans calcul, « Guillaume a emballé Céline dans du papier cadeau ! » Ce détournement de la jouissance par et dans la langue interpose habilement un semblant qui provoque un rire salutaire chez le patient et l’analyste. Celle-ci ouvre ainsi la voie d’un traitement possible de la jouissance par la langue. « On peut traiter par le signifiant, des choses de l’inentendable[2] ». En le rapportant, en conférence, l’analyste conserve « le souvenir physique » de ce moment crucial où elle s’est engagée dans la hâte avec son corps.
Cette vignette clinique est tout à fait paradigmatique de la démonstration de Sonia Chiriaco. Après avoir rappelé, en quelques balises théoriques, les avancées du dernier enseignement de Lacan – une psychanalyse au-delà de la norme oedipienne – la conférencière s’est attachée à en montrer les enjeux cliniques à l’aide d’une série de cas, chacun débouchant à sa manière sur une invention (une pratique artistique contre les ravages de la toxicomanie) ou un bricolage psychique (nouvel arrangement sinthomatique avec la jouissance). Elle a ainsi brillamment inauguré le cycle de travail de l’ACF Méditerranée-Alpes-Provence : « Inventions et bricolages avec la psychanalyse ». Il s’agit, soulignons-le, d’une clinique marquée par une grande liberté d’invention qui tire véritablement les conséquences de l’inexistence de l’Autre, de la pluralisation du Nom-du-père, lequel devient un mode de nouage parmi d’autres, une instance de nomination. Retenons deux points d’un propos marqué à la fois par la rigueur, la clarté et la surprise clinique, ayant suscité une vive conversation.
L’engagement du corps de l’analyste, le choix de la remarque freudienne, à propos de l’interprétation – et, plus largement de l’acte analytique – « Le lion ne bondit qu’une fois », véritable fil rouge de la conférence, témoignent d’un élément essentiel qu’a voulu transmettre notre collègue : l’analyste paye de sa personne. L’acte analytique ne procède pas du sujet du signifiant mais d’un engagement du corps vivant, rendu apte à cette présence pour autant que le désir de l’analyste a été « nettoyé » de la jouissance du symptôme par sa propre cure. Ainsi la formule « grosse bêtise » inclut-elle à la fois la dimension oraculaire de l’interprétation – visant la place occupée par le sujet dans le désir de l’Autre – mais elle touche aussi bien, par l’équivoque de lalangue, à la jouissance du corps de l’analysant.
À partir des conséquences de l’interprétation nous pouvons repérer la logique œdipienne qu’elle comporte (l’ordre de la nécessité) mais également la dimension d’inédit, d’invention, soit la contingence à l’œuvre. N’est-ce pas cette dimension que vise Freud ? – sans disposer encore des modalités logiques sur lesquelles s’appuiera Lacan. En effet, le lion ne bondit qu’une fois… pour saisir sa proie. Il ne bondit qu’une fois car il n’a pas droit à un « deuxième essai ». C’est donc l’invention, la saisie « au vol » d’un signifiant, qui atteste la contingence, soit une rupture avec ce qui ne cessait pas de s’écrire (nécessaire) ou avec l’impossible. Les conséquences d’une contingence heureuse seront alors au-delà du symbolique. Les vignettes cliniques sont probantes pour ce qu’elles attestent chacune dans leur originalité, qu’il y a eu opération analytique stricto sensu, soit un changement dans le réel. Avec le dernier Lacan, la contingence s’avère, in fine, le réel propre à la cure.
[1] Freud F., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, tome II, trad. fr., Paris, PUF, 1985, p. 234.
[2] Chiriaco S., Conférence du 31 janvier 2015. Marseille, les Arcenaulx. Nous conservons ici sciemment le signifiant nouveau.