Au cours des derniers jours, la presse écrite[1] et les journaux télévisés[2] ont mis en lumière la rapidité avec laquelle différentes rumeurs, relayant les théories du complot concernant les attaques qui ont récemment touché notre pays, avaient pu circuler sur les réseaux sociaux et surtout à quel point une frange importante de la population, principalement jeune mais pas seulement, pouvait potentiellement y adhérer.
Objet de recherche de la psychologie sociale depuis plus de soixante ans, la rumeur n’a pas attendu l’avènement de la toile moderne qu’est le net pour exister. La nouveauté réside bien plus dans l’hyper-accélération qu’a pu subir ce phénomène, comme quelques autres avant lui, de par les nouveaux moyens de communication. Une rumeur aurait pris des semaines voire des mois à enfler il y a encore vingt ans. Là, cela s’est répandu en quelques heures sur les différents réseaux sociaux d’aujourd’hui. La rapidité du processus cependant ne change en rien les caractéristiques d’un tel phénomène : instabilité des récits en lien à l’implication importante des sujets quant à la négativité du message, associée avec l’attribution de sources multiples. Le fameux: « Je l’ai vu sur internet ! » venant alors balayer pratiquement toute contestation possible chez certains. La défiance des partisans d’un tel discours semble tout autant se trouver dans la volonté de désignation d’un Autre malintentionné que dans l’adhésion grandissante à une non-croyance en l’information proposée par les médias dits traditionnels.
Déjà en 2011, Jacques-Alain Miller attirait notre attention sur le phénomène[3]. En y repérant les principales coordonnées de la logique complotiste, il pointait l’importance pour ses défenseurs d’attribuer une responsabilité à un Autre « multiforme, tentaculaire et dissimulé »[4] afin de venir combler les trous laissés dans le savoir mais aussi toute la part de hors-sens que peut comporter n’importe quel événement historique. La plupart des faits majeurs de l’histoire contemporaine ont connu leur lot de récits conspirationnistes, de la Shoah aux attentats du 11 septembre 2001, en passant par les missions lunaires Apollo ou encore l’assassinat de J.-F. Kennedy. Pour les partisans de ces récits, il y aura toujours une bonne raison de ne pas y croire. En quelques jours seulement, les événements survenus entre le 7 et le 9 janvier auront été mis en doute au nom, successivement, d’un gilet pare-balle, de rétroviseurs, d’une carte d’identité, d’un policier mort et d’une prétendue paire de menottes. Et il y a fort à parier que la liste s’allongera. Car la logique de ce type de récit est de pouvoir s’appuyer sur tout élément relevant du champ du hasard, du manque, du hors-sens, pour y rétablir un désir prêté à l’Autre permettant ainsi de rabouter ce qui pouvait venir à manquer de sens. Le récit s’en trouve alors « irréfutable. Il s’autovalide. La trame du récit se resserre. Il est fermé sur lui-même, comme un poème »[5].
En son temps déjà, Freud avait attiré notre attention sur ce qu’il présentait, dans Totem et Tabou, comme le tout premier complot, le postulant à l’origine même du lien social, avec l’alliance des frères contre le père de la horde. Mais, à la différence de la rumeur du complot avec son type de récit visant à cerner l’authenticité en la saturant de sens, le mythe se déploie d’emblée dans le registre de la fiction historique comme « un énoncé de l’impossible »[6]. La lecture originale des mythes que propose la psychanalyse dévoile, dans leur structure, le lien avec l’autre qu’ils permettent d’établir. C’est alors que les récits mythiques se distinguent des récits complotistes car ces derniers intègrent automatiquement un Autre méchant à leur trame narrative et ne permettent de faire lien qu’avec quelques très rares autres. Le monde se séparant alors par exemple entre les truthers – comme ils se surnomment -, partisans de la vérité, et les autres. Pour certains sujets pointe donc la perspective d’une rupture dans le lien social que nous sommes déjà en mesure d’observer dans ces résonnances locales.
[1] Libération, édition du 21 janvier 2015, p. 2-5. http://www.liberation.fr/monde/2015/01/17/apres-charlie-hebdo-la-theorie-du-complot-relancee_1182921
[2] http://www.canalplus.fr/c-infos-documentaires/c-la-nouvelle-edition/pid6850-la-nouvelle-edition.html?vid=1198045
[3] Miller J.-A., Le Point, 15 décembre 2011.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 145.