En 2001, Jacques-Alain Miller nous prédisait : « Le privé devient public. C’est là un vaste mouvement, un destin de la modernité, et la psychanalyse est entraînée pour le meilleur et pour le pire. » Et il ajoutait que les psychanalystes ne pourraient pas garder longtemps une « distance volontiers sarcastique à l’endroit de la politique »[1].
Le Forum Campus-psy qui vient d’avoir lieu à Rennes, organisé par l’ACF-VLB et les sections et antennes cliniques, avait pour titre Insistance des protocoles, persistance du désir. La communauté analytique, pratiquant dans des champs très divers, était largement mobilisée. Dans notre société désormais sous la dominance des protocoles tous azimuts, les cliniciens, loin de garder une « distance sarcastique », ont remis sur le métier la question de leur rapport au savoir statistique. Cinq cents personnes étaient présentes, témoignant, si nécessaire, combien la tension entre protocole et clinique est vive, tension qui nécessite une recherche conceptuelle afin de dégager une position éthique.
S’il y a un sujet du protocole, comme il y a un sujet de la science, celui-ci s’en trouve mortifié, mais il n’en est pas aboli pour autant, et le désir persiste ainsi que l’angoisse. Nos nombreux invités en ont témoigné : pour Jean-Paul Vernant, hématologue à la Pitié-Salpêtrière, il n’est pas question de subvertir le type de protocole mis en œuvre dans son service, pour un traitement ciblé de la leucémie myéloïde chronique. Personne d’ailleurs n’y songerait. « Les paroles ne changent pas le protocole », ajoutait-il. De quoi s’agit-il ? Qu’est ce qui, ici, est en jeu ?
Le travail de cette journée, progressivement, va nous éclairer sur ce qu’il en est de cette tension protocole-clinique, avec comme point d’orgue, la conférence d’Éric Laurent.
Les métaphores pour la dire ont été multiples :
– la stratégie du cheval de Troie, nous suggère François Brunet, professeur de droit, qui démontre qu’aujourd’hui l’économie du chiffre est devenue un discours plus efficace que celui des normes juridiques. Nous assistons à une politisation de l’économie, à une fragmentation des sources du droit, à une prise du pouvoir des bureaucraties. Mais en même temps, avec les cas de jurisprudence qui se multiplient, une subjectivation du droit fait gagner du terrain aux droits individuels. Les règles changent, provoquant un sentiment d’insécurité juridique. Sur le mode du cheval de Troie, choisissons, nous dit-il, la subversion de l’intérieur, permettant d’inventer, mais il s’agit d’une invention qui porte à conséquences.
– la désobéissance d’un petit soldat. Subvertir de l’intérieur, Frédéric Haury, directeur d’un ITEP, s’y emploie et voici comment : au cours d’une évaluation externe, réussir à sortir de la confrontation imaginaire par une lecture attentive des textes mêmes sur les évaluations et y trouver un point d’appui. Ceci nécessite de s’extraire du sens et de jouer de l’équivoque. Un nouvel usage des textes devient alors possible et crée un espace de respiration.
– antidote ? Laurence Cornu, philosophe et enseignante, résiste contre la normalisation du vocabulaire, et invite à être attentif à l’inattendu. Pour Rémi Lestien la loi (sur les PMA) et les protocoles sont hétérogènes et on se confronte toujours à l’impossible réalité. Entre l’universel et le particulier du cas il est nécessaire, dès qu’il y a une proposition pour tous, qu’une instance vérifie si le cas tombe bien sous le coup de la loi. Faisons naître cette instance. Le protocole du cas par cas serait un bon protocole !
É. Laurent reprend la distinction – qu’il nous avait explicitée lors de l’interview accordé à Accès n° 8 et édité à l’occasion de ce forum – entre, d’une part, les calculs de masse faits sur de longues séries et utilisés par les bureaucraties sanitaires pour calculer les traitements les plus efficaces et, d’autre part, un autre usage des calculs utilisés, cette fois, par les multinationales pour recueillir les données biologiques concernant chacun d’entre nous et qui proposeront une médecine personnalisée tenant compte de la singularité biologique de chacun.
Le savoir statistique ne met pas en question le savoir clinique lorsqu’ils sont disjoints. Pas question de réfuter des protocoles de revérification de procédures lorsqu’ils font diminuer le taux de mortalité dû aux maladies nosocomiales. Par contre, le savoir du clinicien est touché lorsqu’il y a conjonction entre savoir statistique et savoir clinique, lorsque le savoir du clinicien est soumis au contrôle statistique. Le clinicien doit alors se soumettre à une autorité supérieure (celle du « manager » hospitalier ou celle du statisticien). Les effets se font alors sentir sur le désir, faisant naître le sentiment que son savoir baigne dans une aura d’irréalité, et le faisant douter de sa position.
Ce savoir clinicien, indique É. Laurent, sera doublement touché par le savoir statistique qui s’impose sur les cas particuliers, calculant les risques à partir des données biologiques de chaque individu.
Pourtant, c’est dans cet écart entre la moyenne et le cas particulier qu’É. Laurent nous invite à revivifier le savoir clinique ; c’est là où peut s’exercer la faculté de juger du clinicien et où celui-ci peut y retrouver son acte. Et non seulement l’y trouver mais, surprise…, le potentialiser par l’utilisation des résultats que la technologie contemporaine lui permet d’utiliser. Il ne s’agit donc pas d’opposer calcul et désir, mais de rendre le désir informé des avancées scientifiques, de créer une nouvelle figure : le désir post-série statistique. Lacan parlant de l’acte analytique le disait déjà : non pas l’acte « d’un seul », ineffable, mais il invitait le clinicien à se former à l’exigence de la logique propre à l’acte, au-delà des embarras du narcissisme. Il exige une certaine destitution subjective, et l’angoisse est toujours au cœur de l’acte analytique, index qu’un désir est en jeu.
Un des aspects selon lesquels Lacan a considéré les effets de la science est qu’elle a fait disparaître, sous la production de sa littéralité, toutes les métaphores qui représentent la nature à partir de l’imaginarisation du rapport sexuel. De plus, elle a fait surgir le trou dans le savoir en faisait valoir qu’il n’y a pas de théorie du Tout.
Voir le rapport entre savoir statistique et singularité du désir comme un rapport de l’homme contre la machine est une opposition fausse. En effet, la façon dont on pourrait se servir de cet objet produit par la science qu’est la série statistique dépend de l’acte. Notre rapport aux statistiques, aux algorithmes en général, sera un rapport politique.
[1] « Lacan et la politique », entretien avec Jacques-Alain Miller, propos recueillis par Jean-Pierre Cléro et Lynda Lotte, Cités, n°16, Paris, Puf, 2003, p.105-123.