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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 237

Identification, norme, singularité

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Avec Freud, la question du lien à l’autre s’est posée pour la première fois en termes d’économie libidinale [*]. Le premier modèle psychanalytique du groupe est structuré comme l’inconscient, par l’instance du père, la répression de la jouissance et les satisfactions identificatoires. Nous n’en sommes plus là ; ainsi Éric Laurent met en avant le fantasme en tant qu’il fait lien social, un lien évanescent mais qui permet au sujet de « se ressaisi[r] dans sa perte » [1]. Que peut-on apprendre sur ce point du lien à l’autre au fil d’un parcours analytique ?

D’emblée, dans son enseignement, Lacan s’est opposé à la visée identificatoire d’une analyse. Dans son texte sur la causalité psychique, il fait même de l’identification la cause de la folie, et dans « Le stade du miroir… » et « L’agressivité en psychanalyse », il effectue un repérage précis de la dimension aliénante de l’identification imaginaire – je suis toujours, de son fait, divisé entre moi et l’autre [2]. Il ne s’en tient pas non plus à la position freudienne selon laquelle l’identification à un trait prélevé sur un autre est au fondement du lien social en ce qu’elle permet de collectiviser l’inconscient. L’inconscient pour Lacan est « un inconscient disjoint de l’identification » [3], et donc du signifiant-maître. Il est du registre de l’événement de corps, réel « d’exclure le sens » [4]. L’enjeu des inventions institutionnelles de Lacan sera ainsi de fonder une communauté de travail qui ne repose pas sur l’identification.

Le terme de singularité est donc celui que nous opposons, dans notre orientation, à celui d’identification ou de norme. On peut néanmoins se demander ce qu’a de si spécifique la psychanalyse à cet égard. De fait, et c’est certainement encore beaucoup plus prononcé dans le monde anglo-saxon, l’idée du « à chacun sa solution » est tout à fait acceptée. Dans le champ de la sexualité, ces solutions sont le polyamour, les diverses combinaisons du monde trans, les perversions organisées en catalogue et qui permettent un supposé accord instantané des jouissances sur les sites et applications de rencontres. Pour la parentalité, il y a depuis longtemps et sans que cela cause les remous que l’on a connu en France, l’adoption et la FIV entre homosexuels, la GPA et le don de sperme entre amis, le démembrement de l’autorité parentale entre trois ou quatre « parents » reconnus par les tribunaux. Pour le monde du travail, il y a de plus en plus de personnes qui travaillent en free-lance, de chez eux, avec des contrats flexibles, cumulant plusieurs activités, etc. En ce qui concerne la « folie », est plutôt revendiqué le droit à la différence, à la neurodiversité : ceux qui sont sur le spectre de l’autisme, très élargi, car il permet d’absorber toutes les psychoses non délirantes dans un pays qui ne reconnaît les psychoses que lorsqu’elles sont déclenchées, revendiquent leur différence ainsi que leur plus grande adéquation aux nouvelles technologies. Ils sont d’ailleurs valorisés à ce titre par Apple, Google, Microsoft, Facebook. Ceux qui entendent des voix se réunissent pour en parler au sein du réseau Hearing Voices, tous les types d’addiction ont leurs groupes anonymes, y compris pour les addicts aux groupes d’addicts. Une grande partie des gens de moins de quarante ans sont tatoués, ont des piercings ou tout autre façon de personnaliser, de s’approprier leurs corps. La particularité règne donc, la grand-route du symbolique est désaffectée, et les anormaux sont plutôt ceux qui font le choix d’une vie monogame et hétéro-normée, comme on dit depuis Judith Butler. D’ailleurs, est apparu un terme plutôt péjoratif pour désigner ceux qui n’ont pas changé de genre, qui consentent à se laisser déterminer par leur anatomie : les cisgenres.

Alors, en quoi cette floraison des particularités, cette normalisation du hors-norme, diffère-t-elle de la singularité que la psychanalyse met en avant, singularité dont Anne Lysy disait qu’il ne fallait pas qu’elle devienne notre « poumon moliéresque » [5] ? Sur ce point, je vais opérer une corrélation avec des développements dans notre champ sur l’événement de corps et le sinthome, développement qui m’a été inspiré par le commentaire d’É. Laurent lors de la séquence des AE du congrès de la New Lacanian School à Paris, le 30 avril 2017. S’appuyant sur le cours de Jacques-Alain Miller, « Choses de finesse en psychanalyse » [6], il nous a proposé la formule suivante : « un psychanalyste à la hauteur de son acte est sinthome du discours qu’il entend » [7].

Déplions cette orientation précise. Tout d’abord, l’acte est avant tout du côté de l’analysant : c’est dans la dimension de l’acte que l’analysant parvient à se séparer et de la chaîne signifiante qui le voue au manque-à-être, et de l’objet qu’il est dans son fantasme. Mais l’acte est bien entendu aussi du côté de l’analyste, car c’est l’acte de l’analyste qui « éduque » l’analysant à la possibilité d’un acte. Pour spécifier plus avant la dimension de l’acte, puisqu’elle est aussi celle de la singularité – elle permet une alternative à la prolifération de solutions particulières qui ne vont pas, de structure, sans effets ségrégatifs, ainsi que Lacan l’avait annoncé dans sa « Note sur le père » [8] en prédisant l’extension des processus ségrégatifs du fait de l’évaporation du père – je m’appuierai sur le texte de J.-A. Miller « Marginalia de “Constructions dans l’analyse” » [9].

J.-A. Miller y souligne ce qui travaille Freud à la fin de sa vie : « la découverte de l’implication de l’analyste dans l’analyse ». Le fil de ce texte, qui fait suite à « L’analyse finie et l’analyse infinie », c’est que la vérité a structure de fiction, voire de délire [10]. Il est donc logique que Lacan ne pense pas l’implication de l’analyste dans la cure sur le versant de la vérité, et qu’il place interprétation et construction du côté de l’analysant, contrairement à Freud : « Lacan […] met du côté de l’analysant, non seulement la remémoration, mais aussi la construction, donc toute la tâche est du côté de l’analysant, et ce qui revient à l’analyste, c’est l’acte […], c’est l’autorisation symbolique de procéder à la tâche analysante […]. L’acte analytique consiste à autoriser symboliquement la tâche analysante. [L]’analyste [est] à la place de ce qui garantit la validité de l’exercice analytique » [11].

L’acte de l’analyste est donc ce qui autorise la tâche analysante, mais aussi, à mon sens, ce qui pousse l’analysant à l’acte, c’est-à-dire à se séparer de sa jouissance selon la logique de ce que J.-A. Miller a nommé le Fort–Da pulsionnel [12] (montrer l’objet/s’en séparer) dans son « Introduction à la lecture du Séminaire L’angoisse… ». L’acte analytique n’est donc pas quelque chose qui se produit une seule fois sur le mode du franchissement du Rubicon : c’est la présence de l’analyste, en tant qu’il incarne quelque chose qui dérange, de l’ordre de l’Unheimlich, qui force le sujet à se confronter à ses propres exigences pulsionnelles et à inventer une solution dans le registre de la singularité plutôt que de se réfugier dans une particularité sans grande efficacité quant au traitement de la jouissance en jeu.

Dans « Choses de finesse… », le lien entre acte analytique et événement de corps se dessine : J.-A. Miller y situe la séance analytique dans le registre de l’instant, de la rencontre, de l’événement : « Tout tient à l’événement, un événement qui doit rester incarné, qui est un événement de corps – définition que Lacan donne du sinthome. Le reste […], c’est un habillage […]. Mais le noyau […], c’est l’instant de l’incarnation » [13].

Le psychanalyste à la hauteur de son acte est donc celui qui se confronte au singulier sans se réfugier dans le particulier. C’est ainsi que j’entends la phrase d’É. Laurent déjà citée : « un psychanalyste à la hauteur de son acte est sinthome du discours qu’il entend », et ce, en tant que le sinthome « est un événement du corps substantiel, celui qui a consistance de jouissance » [14]. En clair : l’acte analytique consiste à se faire sinthome, c’est-à-dire événement du corps de l’analysant. La présence du corps de l’analyste doit pouvoir être événement du corps de l’analysant. Enfin, c’est en refusant de faire d’un cas un cas particulier d’une classe que l’analyste opère analytiquement et non cliniquement. C’est ainsi que l’analysant peut se libérer de son inconscient, que J.-A. Miller définit comme une défense : « l’inconscient est une défense contre la jouissance dans son statut le plus profond qui est son statut hors-sens » [15].

Pour conclure : la singularité, c’est donc la jouissance en tant qu’elle est, de structure, hors sens, événement du corps substantiel, et non pas du corps imaginaire. La particularité, c’est la tentative de résorber sa singularité dans une classe en se faisant cas particulier. La singularité du sinthome obtenu dans une analyse l’est du fait d’une isolation de ce noyau de jouissance, de son extraction du sens commun. C’est ce point, au-delà des signifiants isolés et du fantasme traversé, que vise l’analyse.

[*] Version réduite et revue d’un texte initialement publié dans les actes du bureau de Rennes de l’ACF-VLB sous le titre : « Destins du lien en fin d’analyse », Suites & Variations, 2016-2017, Les Identifications, p. 81-97.

[1] Laurent É., « La jouissance et le corps social », Lacan Quotidien, n°594, 14 juillet 2016, publication en ligne.

[2] Cf. Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », « L’agressivité en psychanalyse » & « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, respectivement p. 93-100, p. 101-124 & p. 151-193.

[3] Laurent É., L’Envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Paris, Navarin/Le Champ freudien, 2016, p. 218.

[4] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 570.

[5] Lysy A., intervention lors de Question d’École « Psychanalyse dans la cité », 21 janvier 2017, inédit.

[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse » (2008-2009), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, inédit, disponible sur le site de l’ECF.

[7] Laurent É., intervention lors du congrès de la NLS « Autour de l’inconscient. Place et interprétation des formations de l’inconscient dans les cures psychanalytiques », 29 & 30 avril 2017, inédit.

[8] Lacan J., « Note sur le père et l’universalisme », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 8, disponible sur Cairn.

[9] Miller J.-A., « Marginalia de “Constructions dans l’analyse” », NLS Messager, n°31, 2010-2011, p. 3.

[10] « Lacan sera très doux quand il dira la vérité a structure de fiction, parce qu’au fond, d’une certaine façon, Freud dit vérité a structure de délire » (Ibid., p. 7).

[11] Ibid., p. 16.

[12] Cf. Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire L’angoisse de Jacques Lacan », La Cause freudienne, n°59, février 2005, p. 100, disponible sur Cairn.

[13] Miller J.-A., « L’inconscient et le sinthome », La Cause freudienne, n°71, juin 2009, p. 76, disponible sur Cairn.

[14] Ibid., p. 78.

[15] Ibid., p. 77.

 

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