Il n’y a qu’à regarder cette vidéo qui circule sur les réseaux sociaux pour être soi-même happé par la puissance de l’identification dans sa dimension spéculaire. Vous y verrez deux nourrissons, vraisemblablement des jumeaux, se mirer, se sourire, les visages s’avançant l’un vers l’autre, le regard énamouré. Ils ont probablement moins de six mois, et sont happés par l’image l’un de l’autre. Pour ceux qui iront jusqu’au bout de cette vidéo, vous verrez alors que le bébé de gauche, particulièrement enthousiaste au début, finit par manifester une sorte d’inquiétude, rappelant que « l’agressivité […] apparait dès la première ébauche d’identification, dont elle découle » [1].
Il y a pour l’humain quelque chose de l’image de son prochain qui n’est pas sans lui faire angoisse, car c’est par là, nous dit Lacan, que « s’introduit cette faille spéciale qui se perpétue chez [l’homme] dans la relation à un autre infiniment plus mortel pour lui que pour tout autre animal » [2]. Aussi la sauvagerie n’est-elle peut-être pas si bestiale, mais ressort plutôt du tranchant mortel du stade du miroir.
L’époque traduit une modification dans les procès identificatoires des sujets. Pour que l’être humain puisse s’identifier à « l’autre comme à tous les autres », Éric Laurent rappelait qu’« une identification préalable forte » était requise [3]. Sans cette force inaugurale, l’identification est d’un autre genre et participe vraisemblablement de la décroissance de l’idéal épinglée par Jacques-Alain Miller sous le mathème a > I : « la Massenpsychologie freudienne, indique-t-il, est avant tout centrée sur l’identification[,] celle qui s’esquisse pour nous, à partir des données contemporaines, ne l’est pas, n’est pas avant tout centrée sur l’identification » [4].
Il a un quart de siècle, J.-A. Miller et É. Laurent dessinaient les contours de la question qui ferraillait alors discrètement la fin des années 1990 : « qu’est-ce que devient l’identification lorsqu’il y a inconsistance de l’Autre ? » [5] J.-A. Miller avançait que l’identification fait finalement « l’objet d’une préoccupation croissante de l’opinion. Et il faut dire que là on note les désarrois […] de l’opinion publique sur la question de l’identification. Le malaise dans la civilisation se fait manifeste aujourd’hui à ce niveau, le souci de l’identité [et] c’est patent au point d’en être inquiétant » [6].
Vingt-cinq ans plus tard, qu’en est-il de « la crise contemporaine […] de l’identification » [7] ? Où en sommes-nous de nos inquiétudes ? Sur fond d’une « sociologie du déclin du Nom-du-Père » [8], quid des identités mues par une identification moins centrale et moins forte ? L’Hebdo-Blog, nouvelle série prend latéralement la question pour relire, aux abords du débat contemporain, des textes clés.
[1] Chiriaco S., « Depuis la nuit des temps », Ironik, 1er mai 2010, publication en ligne.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 171-172.
[3] Laurent É., in Miller J.-A. & Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 4 décembre 1996, inédit.
[4] Miller J.-A., in Miller J.-A. & Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas… », op. cit., cours du 11 décembre 1996.
[5] Ibid., cours du 4 décembre 1996.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Cottet S., « La galère sociale », Ironik, 1er mai 2010, publication en ligne.