
Ici, c’est l’exil !
Que peut apporter la psychanalyse à l’élucidation de ce qui fait symptôme aujourd’hui avec cette figure de l’étranger ? [1] Et que peut-elle nous apprendre spécialement à propos de l’étranger ? Le thème de notre table ronde met en tension l’étranger et la haine et nous invite, c’est du moins le parti pris que j’aurai, nous invite à considérer les rapports de ses deux termes entre eux. En réalité, ce qui parait vraiment frappant dans ses rapports, c’est que l’un est l’objet de l’autre, c’est que l’étranger qui vient d’ailleurs est l’objet de la haine d’un autre qui est lui d’ici. Alors bien sûr, il faut sans doute adoucir cet énoncé, pas toujours, pas partout, pas tout le temps, ajoutons, mais de plus en plus souvent. On peut dire alors qu’entre l’étranger et la haine s’installe un rapport qui est aussi entre ce qui est d’ailleurs et ce qui est d’ici. Voilà comment se présente la scène, celui qui vient d’ailleurs présente la caractéristique essentielle pour servir d’aliment à la haine de celui qui est d’ici. C’est sur ce plan que la psychanalyse donne un aperçu qui renverse les rapports entre ce qui est d’ici et ce qui est d’ailleurs, entre celui qui se représente avec les attributs d’ici pour en faire ce qui l’identifie, ce qui constitue son identité de soi à soi.
Freud publie en 1919 un texte intitulé « L’inquiétante étrangeté », par pudeur je ne vais pas prononcer le titre de ce texte en allemand mais sachez qu’il est intraduisible dans les nuances qu’il exprime dans la langue allemande, nous y reviendrons, Freud donc dans les premières lignes de ce texte, fait un développement très précis sur l’évolution du mot et on saisit très bien que c’est une réflexion sur ce qui est d’ici et ce qui ne l’est pas, ce qui est étranger et effrayant. Il fait valoir que pour regarder de près cette variété particulière de l’effrayant, je le cite, « qui remonte au depuis longtemps connu » [2], il faut s’intéresser à la langue. Il s’agit pour lui d’élucider comment un objet connu, familier peu devenir effrayant, étrangement effrayant. Il lui faut néanmoins aller au-delà de l’équation ce qui est inquiétant est égal à ce qui est non familier car tout ce qui est nouveau n’est pas effrayant. Il faut quelque chose de plus à la nouveauté pour qu’elle donne lieu à une expérience d’inquiétante étrangeté. Un autre détail dans sa démonstration a attiré mon attention, Freud indique que parmi toutes les nuances de signification, le mot heimlich qui signifie proche, connu, en a une qui coïncide avec son contraire : ce qui est connu devient alors étranger. Ce retournement ou plutôt la coïncidence entre l’inquiétante étrangeté avec ce qui est le plus connu, le plus proche, le plus intime à soi a de quoi surprendre justement parce qu’elle nous dit qu’un objet peut à la fois être complétement étranger et simultanément intime. Freud donne un exemple personnel et très parlant pour illustrer comment l’inquiétante étrangeté porte sur un objet qui est à la fois étranger et intime. Lors d’un voyage en train, Freud rapporte ceci, je le cite : « j’étais assis tout seul dans un compartiment de wagon-lit, lorsque sous l’effet d’un cahot un peu plus rude que les autres, la porte qui menait aux toilettes attenantes s’ouvrit, et un monsieur d’un certain âge en robe de chambre, le bonnet de voyage sur la tête, entra chez moi. Je supposai qu’il s’était trompé de direction en quittant le cabinet qui se trouvait entre deux compartiments et qu’il était entré dans mon compartiment par erreur ; je me levai précipitamment pour le détromper, mais m’aperçus bientôt, abasourdi, que l’intrus était ma propre image renvoyée par le miroir de la porte intermédiaire. Je sais encore que cette apparition m’avait foncièrement déplu. Au lieu donc de m’effrayer de mon propre double, je ne l’avais, moi tout simplement pas reconnu. » [3]
Ce texte de Freud a le grand mérite de mettre à jour une structure qui éclaire le surgissement de la haine de l’étranger au niveau du miroir. Il faut bien dire que cette perspective trouble pour le moins les rapports entre ce qui est d’ici et l’étranger, pas simplement parce que l’étranger serait un semblable car cela reviendrait à s’arrêter juste à la surface du miroir où l’image du corps se réfléchit. Ici, la haine de l’autre apparaît bien comme d’abord la haine de soi.
Mais plus encore, il manque ce petit quelque chose qui donne à la haine son côté coriace. Il s’agit de considérer que ce qui n’est pas reconnu est bien quelque chose qui est intime. C’est à la fois ce qui est le plus extérieur au sujet et à la fois ce qui lui est le plus intime. Et pour nommer cette notion du plus intimement étranger, Lacan emploie le terme d’extime. Il l’emploiera à quelques reprises dans son enseignement sans en faire un concept à proprement parler mais une notion qui suit les lignes de l’expérience de Freud dans le train, cette expérience d’inquiétante étrangeté, pour situer que ce qui, de l’inquiétant dans cet étranger, est de l’intérieur.
Alors, poursuivons avec Lacan pour dire que la haine tire sa source de ce quelque chose d’étranger en soi bien plus radicalement différent, bien plus insituable que ce que l’étranger en chair et en os peut représenter. Cet objet extime est pour les parlêtres irreprésentable, impossible à reconnaître comme sien. Et c’est pourquoi, l’étranger habille si facilement cet objet extime. Dans le numéro 11 de la revue Le Diable probablement consacré à la haine, Anaëlle Lebovits-Quenehen qui est psychanalyste à Paris, fait valoir que la haine exprime un rapport de soi à ce point insituable, insubjectivable qui se manifeste à l’occasion dans l’expérience de l’inquiétante étrangeté, ce point d’Altérité à soi. A partir de ce point, il y a deux destins possibles. Le premier passe par le rejet et c’est la haine de soi qui surgit alors quitte à ce que ce soit l’étranger qui en endosse les habits. Mais, il faut souligner que la haine de soi passe d’abord par le rejet de cette intime altérité. Alors on peut concevoir que la haine de l’étranger bien plus que le résultat de la haine de soi est avant tout la marque du rejet de l’intime altérité. L’autre destin possible qui s’offre au sujet, c’est de tenir compte et de composer avec cette intime altérité comme de lui-même. C’est là sans aucun doute que le sujet peut échapper à la fascination pour la haine.
[1] Texte issu d’une table ronde « Étranger, dis-moi qui tu es », dans le cadre du « Week-end Lacan », organisé du 12 au 14 avril 2019 à Toulouse, par l’ACF-Midi-Pyrénées.
[2] Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 215.
[3] Freud S., op.cit., p.257.
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