Je voudrais témoigner de ma pratique en Institution dans un Foyer d’Urgence pour Adolescents où j’interviens comme psychologue clinicien [1]. Une autre école que l’institution scolaire, « école de la vie » et école d’une pratique clinique sensible. Premier vécu de placement pour certains, la plupart du temps en urgence ; institution de dernier recours pour d’autres, dans des parcours de ruptures à répétition ; point de chute mais rarement d’arrivée, pour des migrants se déclarant mineurs.
Les problématiques se croisent, l’expression de souffrances multiples s’entrechoque, la tension est omniprésente et les explosions de violence fréquentes. L’issue, pour les jeunes accueillis, est que se décide pour eux une orientation vers un ailleurs qui pourrait leur correspondre (Maison d’enfants, Famille d’accueil, Lieu de vie, retour en famille…). Dans cette attente d’orientation qui parfois ne vient pas, les coordonnées structurelles de l’institution, déterminées par la dimension d’accueil inconditionnel, peuvent induire un réel de l’illimité régulièrement mis à l’épreuve. L’équipe éducative est en première ligne et désamorce, dans une pratique du chaque instant, un grand nombre de situations extrêmement tendues. Et puis parfois le tact, le ménagement des distances et des frustrations, ne suffisent pas. Le mobilier vole, les insultes pleuvent, quelquefois aussi les coups.
Dans son texte d’orientation « Enfants Violents », Jacques-Alain Miller invite, je cite, à « ne pas s’hypnotiser sur la cause. Il y a une violence sans pourquoi qui est à elle-même sa propre raison, qui est en elle-même une jouissance. C’est seulement en un second temps que l’on cherchera le déterminisme, la cause, le plus-de-jouir qui est la cause du désir de détruire, de l’activation de ce désir. » [2]
Il reviendrait alors à chacun, dans l’après-coup d’un passage à l’acte, d’essayer de produire une lecture de la violence et de tenter d’émettre quelques hypothèses sur les circonstances de son advenue. Chose délicate qui peut convoquer le professionnel à interroger sa position jusqu’à ses valeurs, sans garantie qu’il soit possible d’en déduire une pragmatique relationnelle qui permettrait d’éviter la répétition. Dans le cadre des réunions d’équipe, l’exaspération, l’épuisement, mais aussi l’angoisse s’expriment au travers des mots durs qui gagnent l’équipe. Qu’en fait le clinicien ?
Au cours des instances hebdomadaires de réunion d’équipe il me semble essentiel que chacun se sente autorisé à librement s’exprimer. Pas d’interdiction de dire, mais une façon qui invite à dire autrement, à prendre quelques précautions sur la façon dont on parle des jeunes. Autrement dit, trouver un équilibre entre l’expression d’une parole brute, abréactive, « il nous fait chier, il n’a rien à faire ici » et la nécessité de limiter la part de jouissance qu’emporte cette parole chargée de signifiants « trop réels ». Pour paraphraser J.-A. Miller dans « Enfants Violents », cela peut éventuellement en passer par le maniement d’une « contre-violence symbolique ». Il peut s’agir alors de prendre les signifiants au ras de leur énonciation pour pousser vers une élaboration. « Il est chiant, mais il est chiant comment ? ». « Oui il fait peur, mais n’est-ce pas lui qui serait en premier lieu effrayé par l’Autre ? ».
Cela peut aussi revenir à proposer de refaire un tour pour nous reparler de la situation d’un ou d’une jeune. Une façon de procéder qui s’inscrit pour moi, non sans mal, à contrepied de certains propos tenus en d’autres temps : « celui-là il est irrécupérable, y’a rien à faire pour celle-ci ». Cette violence-là, très imaginaire, est désastreuse et aux antipodes de ce qui peut se soutenir avec l’orientation lacanienne qui invite à accueillir et lire la violence, comme ont pu le mettre en avant les travaux de la 5ème Journée de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant en mars dernier à Paris. Au même titre que Lacan indiquait au sujet de la psychose, que « c’est ce devant quoi un analyste ne doit reculer en aucun cas » [3], il y a un incontournable à se donner les moyens d’accueillir la violence pour éventuellement ne pas la recevoir. Pour citer à nouveau Lacan dans le Séminaire III : « Quand on reçoit une gifle, il y a bien d’autres façons de répondre que de pleurer, on peut la rendre, et aussi tendre l’autre joue, on peut aussi dire – Frappe, mais écoute. » [4]
Avec le stade du miroir, Lacan nous enseigne que si nous n’échappons pas aux effets du rapport spéculaire dans notre construction psychique, nous avons à nous déprendre de nous positionner de « moi » à « moi ». L’axe imaginaire a-a’ étant redoutable dans ce qu’il produit de violences.
En tension et contrariée, Jenni dit « Nique ta mère » à l’éducateur qui lui répond « et la tienne ? », alors que ladite mère est une des raisons principales du placement de cette jeune bientôt adulte. Le signifiant est de trop : la jeune femme gifle le professionnel et s’en suit un déchainement de violence qu’il sera très difficile de faire chuter. Efficacité imparable du miroir.
Travailler sur les signifiants peut toutefois produire quelques effets.
Marina arrive furieuse dans mon bureau. « Son éduc » la prend pour une pute et si ça continue elle va lui en coller une. Accessible à pouvoir mettre sa colère en mot, elle m’explique que lors d’un entretien « son éduc » lui a renvoyé qu’elle était « séductrice », ce qui équivaut pour elle à « pute ». Elle m’explique que pour elle une séductrice c’est une femme qui suce et qui couche pour avoir ce qu’elle veut. Au fil de l’entretien Marina m’indique qu’elle, elle est plutôt « charmeuse », qu’elle sait jouer de ses regards et de son sourire mais que ça s’arrête là. Elle m’autorisera à échanger en équipe de cette petite nuance avec apaisement.
Nassim a reconnu avoir écrit des insultes en nombre sur les murs du foyer menant à sa chambre. Insultes à l’adresse des professionnels et de l’établissement en général. Le temps nécessaire pris pour travailler cette situation en équipe aura d’abord permis d’envisager de le remercier de sa modalité à lui d’exprimer son « en trop ». Écrire sur les murs et le reconnaitre, étant en effet tout à fait autre chose que de passer à l’acte par la casse et les coups. Le travail d’équipe aura aussi permis de repérer une très grande sensibilité de ce jeune à ce que l’autre lui veut. Une proposition d’ouverture très construite en équipe permettra à Nassim d’accepter de nettoyer le mur. La lecture de cette situation en équipe et l’élaboration de la réponse aura je crois fait déconsister, d’une part la charge des signifiants inscrits sur les murs et d’autre part, l’impact des réponses éducatives qui sans ce temps de travail, auraient pu au contraire les sceller. Toujours fragile, la relation avec ce jeune semble avoir gagnée depuis un peu en confiance réciproque.
Il y a toujours quelque chose de périlleux à venir critiquer les signifiants de l’autre. Nous savons pourtant que certaines paroles portent à conséquence, ce que ne manquent pas de nous enseigner les jeunes que nous accompagnons. À Agen en novembre dernier, Marie-Cécile Marty indiquait une pratique institutionnelle de peu de mots auprès d’Adolescents de l’illimité, reliée à un fort travail de parole entre professionnels. Façon de procéder précieuse pour apprendre à savoir y faire avec le trop de réel qu’emportent certains signifiants. S’orienter de l’inconscient avec Lacan, c’est miser sur le langage et les signifiants. Souligner la valeur des signifiants par moments et dédire des assignations signifiantes à d’autres, emporte une gageure éthique et politique qui nécessite de se soutenir d’une orientation.
[1] Texte issu d’une table ronde « Violences à l’école, violence du signifiant », dans le cadre du « Week-end Lacan », organisé du 12 au 14 avril 2019 à Toulouse, par l’ACF-Midi-Pyrénées.
[2] Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin éditions, coll. La petite Girafe, 2017, p. 200. Intervention de clôture de la 4e Journée de l’Institut psychanalytique de l’enfant.
[3] Lacan J., « Ouverture de la section clinique », Ornicar ?, n° 9, avril 1977, p. 12.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1981. pp. 14-15.