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Dépaysement

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« Nous n’avons plus à être pour ou contre l’immigration dans les lieux de vie et de travail du pays. Elle fait partie du paysage ordinaire » [1], rappelle le sociologue et démographe François Héran [2]. Pourtant, l’accueil de l’autre n’a rien d’une évidence ; ça commence plutôt par du rejet. Envisagé comme intrusif, abusif, voleur, insupportable ; il suscite de la peur, de la jalousie, du dégoût. Considéré sous un autre angle, l’Étranger est un des noms de la différence. Dans ce hiatus se loge pourtant la possibilité d’élaborer un savoir. La contingence d’une rencontre peut nous y aider.

Massimo Furlan, auteur, metteur en scène et comédien, dit qu’il part toujours d’une anecdote pour créer ses spectacles. D’une petite histoire vraie, constituée d’éléments simples, il passe à la construction de la fiction. C’est ainsi qu’il a procédé pour le spectacle Hospitalités. C’est l’histoire vraie d’un dépaysement, racontée par ceux qui accueillent.

Le dépaysement ne concerne pas seulement l’exilé qui arrive dans un nouveau pays, il concerne aussi celui qui accueille. Si l’on emploie plus couramment le verbe dépayser à la voie passive, « être dépaysé », la voie réfléchie « se laisser dépayser » indique également une position du sujet quant à sa relation à l’Autre. Éric Laurent souligne en quoi consiste la difficulté du principe d’hospitalité : « nous n’avons aucune hospitalité pour notre jouissance et c’est cela qui fait qu’on la localise en l’autre » [3] . Le pluriel accolé à Hospitalités dans le titre du spectacle indique que quand l’hospitalité est incarnée, c’est à chaque fois au singulier, il y a donc autant d’hospitalités que de sujets qui s’en occupent : il s’agit d’une épreuve qui engage la subjectivité de chaque Un, même si ces Uns sont rassemblés par un village-sujet.

Classée parmi les « Plus beaux villages de France », la Bastide Clairance est une bastide de 1000 habitants située dans le Pays Basque. Face au constat d’une diminution de la population du village dans les années 1980, le maire propose d’accueillir plusieurs artisans d’art. En 2014, M. Furlan est invité à faire une résidence à La Bastide Clairance, pour un projet de spectacle sur les notions d’hospitalité, d’altérité, de communauté. En immersion dans le village, M. Furlan rencontre de nombreux citoyens ; il leur demande de parler de l’histoire du village, de leur vie, de la façon dont ils imaginent l’avenir de La Bastide. À la question « Aujourd’hui, de quoi avez-vous peur ? », ils répondent qu’ils sont inquiets de la hausse des prix de l’immobilier, due à la plus-value touristique du site, ce qui conduit les jeunes à quitter le village, faute de logements à des prix abordables. Voilà : ils ont peur de l’augmentation des prix de l’immobilier, ils ont peur de se retrouver seuls.

« En tant qu’artiste on ne peut pas faire grand-chose, si ce n’est inventer des histoires. » [4] Suite à cette première phase d’entretiens, M. Furlan imagine une fiction : il propose à quelques villageois complices de faire croire aux autres habitants que le village va accueillir des migrants – ce qui aurait pour conséquence de faire baisser les prix de l’immobilier. « C’était une provocation, elle n’était pas gratuite parce que toute la semaine on avait parlé de liens, de culture, de voyages, de départs », raconte M. Furlan, « Cette première mouture du projet, fictionnelle, n’était pas satisfaisante, et rapidement Léopold (l’ancien maire pendant trente ans) a dit qu’il fallait vraiment travailler à l’accueil de migrants. C’est ce dont je rêvais, et c’est ce qu’ils ont fait. » [5]

Au cours de l’été 2015, l’actualité géopolitique rattrape le canular imaginé par M. Furlan : la migration devient une question politique et sociale urgente dans l’Europe entière. Quelques Bastidots créent l’association Bastida terre d’accueil. Des rencontres avec la Cimade, ainsi qu’avec des sociologues, écrivains, spécialistes de la migration et professionnels de la « jungle » de Calais sont organisées à la Bastide Clairance, et après un parcours de démarches administratives parfois désespérantes, une famille de migrants syriens – un couple et quatre enfants – est accueillie fin août 2016. Pendant tout ce processus, M. Furlan poursuit l’écriture du spectacle avec les villageois, ils poursuivent ce questionnement sur l’hospitalité qu’il a initié en 2014 : « Comment recevoir des migrants, combien de personnes un village de 1000 habitants pourrait-il accueillir, comment prendre soin de l’étranger et s’engager à l’accueillir dans les meilleures conditions, qu’est-ce qu’une bonne structure hospitalière ? » [6] Pour nourrir ces réflexions, ils lisent et discutent à partir de textes et de conférences de philosophes (Jacques Derrida, Michel Serres, Barbara Cassin, Joan Tronto), anthropologue (Michel Agier), sociologue (Richard Senett) et historiens (Jean-Pierre Vernant, Hartog, Pierre Vidal-Naquet). Ainsi accueillir l’autre suppose un travail préalable, une élaboration que constituent ces allers-retours permanents entre les réflexions de penseurs, et la propre expérience de chacun : « qui suis-je ? d’où je viens ? quel est mon chez-moi ? quelles sont mes expériences de déplacements, et de rencontres ? »[7] Le travail d’écriture et de mise en scène du spectacle a consisté à restituer ces réflexions en les intégrant, pour chacun des « acteurs » qui ne sont pas des acteurs professionnels, à leur expérience personnelle.

« Ce projet nous questionne nous, vous et moi, dans une Europe qui a beaucoup de problèmes en ce moment avec cette question-là… Ce n’est pas un projet qui parle des autres qui viennent en voyageant mais de nous : qu’est-ce que ça convoque, d’où ça vient, quel est ce contrat là… »[8] Le spectacle est créé en janvier 2017, au Théâtre Vidy à Lausanne, avec neuf Bastidots ; il tourne encore dans différentes villes. Le spectacle raconte ce qui se passe pour eux quand la question de l’étranger est évoquée, et saisit ainsi la subjectivité de ces citoyens-acteurs qui posent cette question « qu’est-ce qu’on peut faire ? ». Ainsi, ils commencent par discuter, lire, parler de leur propre expérience de déplacement, échanger à partir de ces réflexions, tout en menant des démarches administratives concrètes. Quand la question de l’étranger arrive, cela déstabilise le sujet, et produit un effet de précipitation : ceux qui s’adressent à nous dans ce spectacle ont décidé d’agir. Ils ont choisi de se laisser dépayser.

[1] Héran F., Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir, Paris, La Découverte, 2017, p.314.

[2] Texte issu d’une table ronde « Étranger, dis-moi qui tu es », dans le cadre du « Week-end Lacan », organisé du 12 au 14 avril 2019 à Toulouse, par l’ACF-Midi-Pyrénées.

[3] Laurent E., « Discours et jouissances mauvaises », Hebdo-Blog n°155, 2018.

Intervention au Forum européen Zadig en Belgique, Les discours qui tuent, qui s’est tenu le 1erdécembre 2018 à Bruxelles, publication en ligne : https://www.hebdo-blog.fr/discours-jouissances-mauvaises/

[4] Furlan M., “Numéro 25.L’hospitalité avec Massimo Furlan”, Une Vie d’artiste émission radio d’Aurélie Charon, France Culture, 13 février 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/une-vie-dartiste/numero-25-lhospitalite-avec-massimo-furlan

[5] Furlan M., «  Peurs et désirs avec Charles Berling et Massimo Furlan », L’heure bleue, émission radio de Laure Adler sur France inter, 3 février 2017, https://www.franceinter.fr/emissions/l-heure-bleue/l-heure-bleue-03-fevrier-2017

[6]   Furlan M., « Hospitalités », 2017, publication en ligne, www.massimofurlan.com.

[7] De Ribaupierre C., « Dossier de Presse, Massimo Furlan, Hospitalités », 2017, https://vidy.ch/hospitalites

[8] Furlan M., « Peurs et désirs avec Charles Berling et Massimo Furlan », L’heure bleue, op. cit.

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