
Quand « Les hérétiques » montent sur la scène
Avec sa pièce Les hérétiques, Mariette Navarro fait monter sur la scène théâtrale le combat incessant, difficile et décidé des femmes aux prises avec le discours religieux qui par la croyance et le sens universel et éternel donne réponse à tout ce qui dysfonctionne, rate, fait symptôme. Prenant à bras le corps le tout-du-sens de la religion qui occulte le réel de la jouissance hors-sens, elle donne la parole aux sorcières pour qu’elles dénoncent les identifications identitaires et ouvrent les voies du singulier multiple[1].
Une femme ayant perdu la clarté de sa pensée, jusqu’à ses mots même, et cherchant à « voir enfin le monde nettement sous un seul et même soleil »[2], s’aventure dans une contrée mystérieuse et inconnue peuplée de sorcières hérétiques aux dogmes religieux. Peu à peu et non sans tensions, elle se laisse toucher par la rébellion de celles-ci contre les violences exercées contre les femmes au nom de Dieu. Parce que face aux discriminations, aux inquisitions, aux procès hâtifs, aux supplices, aux persécutions, aux buchers, les sorcières savent que leur lutte est réelle, leur parole est radicale : « Puisque Dieu se mêle du corps des femmes, le corps des femmes allaient se mêler de Dieu. »[3] Au sortir des débats endiablés avec les sorcières, cette une femme prend la mesure de cet enjeu réel du corps et, à l’encontre de La martyre qui consent à sacrifier sa jouissance à l’amour de Dieu sur le modèle christique, elle s’engage alors dans son propre choix hérétique, affirmant à son tour : « Hérésie partout, dogme nulle part ! »[4] Elle refuse que les signifiants maîtres du discours religieux éteignent « tout signe distinctif de [sa] lumière », et effacent ce qui fait d’elle « quelqu’un de singulier »[5] . Elle sait désormais que sa quête du « grand soleil ardent »[6] capable de balayer tous ses doutes concerne et implique son corps comme expériences singulières, multiples et vivantes de jouissance. À la fin de sa traversée initiatique et de son temps pour comprendre vient son temps de conclure : « Pour commencer, sortir, de nouveau. Sortir des cercles et des caves. Sortir. Dans quelques minutes tu regarderas la ville, […]. Tu la regarderas, les yeux écarquillés, enfin, pour ne pas en perdre une miette. Disparate, ta ville indisciplinée, vivante. »[7]
En faisant monter sur la scène théâtrale contemporaine la rébellion des femmes-sorcières hérétiques au discours religieux, non seulement Mariette Navarro dénonce ce que le sens universel et éternel de la religion recouvre de sacrifice, mais de surcroit, elle fait sa place à cette part de jouissance hors-sens qui est capable de faire barrière au ravage de la jouissance illimitée en créant un lien langagier et social nouveau. Elle nous rappelle qu’au 21ème Siècle où le discours de la science et le discours capitaliste défont toujours plus l’ordre symbolique laissant chacun se confronter à un réel désordonné, la religion donne sens à tout en sacrifiant la jouissance du corps. Elle nous rappelle qu’ « il y a quelque chose de la religion qui ne cesse pas de s’écrire. »[8] Des sacrifices terroristes au port du voile, le discours religieux envahit la scène sociale et dissimule avec des signifiants maîtres sacralisés, un enjeu réel. La religion a de toujours comporté des jouissances meurtrières. Elle contient en elle-même ce qui rompt son idéal signifiant et qui éclate au grand jour comme un réel hors-sens. Ce réel de jouissance de la religion est sa passion du sacrifice qui veut éliminer la jouissance du corps qui échappe au seul sens dogmatique qu’elle autorise. Il ségrégue et diffame tout particulièrement la jouissance féminine qui est au-delà de la jouissance phallique conforme. Les sorcières qu’elle charge d’un pouvoir touchant à la sexualité sont la cible de sa stigmatisation.
C’est cette jouissance pas-toute introduisant une faille dans l’Autre du discours du maître que Mariette Navarro fait le choix hérétique de mettre sur le devant de la scène théâtrale. Aux sorcières qui ont à faire avec cette jouissance du pas-tout phallique, elle donne de l’esprit. Son propre choix hérétique est de redonner voix et vie au pas-tout de la jouissance féminine par son art de l’écriture théâtrale. Si comme la religion elle s’intéresse au réel de la jouissance, c’est à l’envers de celle-ci en ne le recouvrant pas d’un sens sacré ayant réponse à tout, mais en attrapant un petit bout de cette jouissance hors-sens pour nous la faire entrapercevoir dans une forme réjouissante, incarnée et savamment ensorcelante. Son art théâtral se sert du réel qui ne marche pas au pas du discours du maître pour y faire résonner la jouissance d’un dire. « Filles de Satan, émancipez-vous ! Filles de Dieu, émancipez-vous !, Filles de Rien, émancipez-vous ! Croyez dur comme fer sans aller en enfer !»[9] Son choix d’une « hérésie vraie »[10] refuse de sacrifier la jouissance singulière de l’objet a et fait sa place à « l’art de faire des choix libres, l’art de ne pas prendre le chemin tracé, l’art de se perdre, l’art du doute »[11] . Pour Mariette Navarro, être sorcière-hérétique de la bonne façon, c’est « réinventer le diable »[12] avec le langage. Sa « voie par où prendre la vérité »[13] passe par s’affranchir singulièrement de l’Autre du discours du maître et rendre présent le désir qui « est échelle du langage articulé, même s’il n’est pas articulable. »[14] Avec sa pièce Les hérétiques, Mariette Navarro choisit d’être une artiste impliquée par le réel de notre 21ème Siècle en faisant de son écriture théâtrale l’art jubilatoire de déranger « la défense contre le réel »[15].
[1] Le Collectif « Théâtre et psychanalyse » a organisé une « Soirée ZADIG à Paris » au Théâtre de l’Aquarium le Samedi 20 Novembre pour un débat avec Caroline Leduc, François Rancillac et Philippe Benichou pour « Les hérétiques » de Mariette Navarro mis-en-scène par François Rancillac.
[2] Navarro M., « Les hérétiques », inédit, p. 20.
[3] Ibid., p. 9.
[4] Ibid., p. 61.
[5] Ibid., p. 22.
[6] Ibid., p. 2.
[7] Ibid., p. 66-67.
[8] Miller J.-A., « Religion, psychanalyse », La Cause Freudienne, n° 55, Paris, Navarin/Seuil, 2003, p.8.
[9] Navarro M., « Les hérétiques », op.cit., p. 62.
[10] Ibid., p. 61.
[11] Ibid., p. 60.
[12] Ibid., p. 63.
[13] Miller J.-A., « Éloge des hérétiques », Conférence au Congrès de la SLP à Turin, Juillet 2017, disponible sur Radio Lacan : http://www.radiolacan.com/fr/topic/989/3
[14] Lacan J., « Discours aux catholiques » (1960), Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 42.
[15] Miller J.-A., « Le réel au 21ème Siècle », La cause du désir, n° 82, Navarin/Seuil, 2012, p. 94.
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