
Éditorial : L’angoisse lacanienne
On pourrait, de prime abord, rapporter l’angoisse face au monde extérieur à « une manifestation de l’instinct de conservation » [1], dit Freud dans un texte de 1917, et la qualifier de réelle pour la distinguer de l’angoisse névrotique. Il note cependant que chez l’humain, l’angoisse est d’emblée dénaturée par le savoir : « c’est ainsi […] que le marin expérimenté regardera avec effroi un petit nuage qui s’est formé dans le ciel, nuage qui ne signifie rien pour le voyageur, tandis qu’il lui annonce à lui l’approche d’un cyclone » [2]. La racine de l’angoisse est, certes, le signal d’un danger, mais son développement – l’envahissement du corps du sujet par cet affect – semble contraire à son prétendu but naturel.
Les angoisses infantiles illustrent particulièrement ce paradoxe : tandis que l’enfant ne manifeste généralement pas d’angoisse « dans toutes les situations qui peuvent devenir plus tard des conditions de phobies » [3] – ce qui cause d’ailleurs beaucoup de soucis à son entourage –, les premières angoisses se rapportent souvent, remarque Freud, à des situations d’obscurité et de solitude. Il produit cette jolie anecdote : « un enfant, anxieux de se trouver [seul, sans sa mère] dans l’obscurité, s’adresse à sa tante qui se trouve dans une pièce voisine : “Tante, parle-moi ; j’ai peur. – À quoi cela te servirait-il ? Puisque tu ne me vois pas ?” À quoi l’enfant répond : “Il fait plus clair lorsque quelqu’un me parle.” » [4] La tristesse qu’on éprouve devant l’obscurité, commente Freud, se transforme ainsi en angoisse devant l’obscurité. C’est qu’il lie alors le surgissement de l’angoisse et la séparation d’avec l’objet. Elle serait le résultat d’une « libido inemployée » [5], dérivée de ses investissements d’objet, et il montre son lien intime avec la phobie comme réponse symptomatique du sujet. Lacan, quant à lui, renversera la perspective, démontrant au contraire que l’angoisse a partie liée avec l’objet, mais c’est un objet spécial, qui se manifeste sur fond d’absence de l’Autre – tel l’objet regard qui surgit pour ce petit garçon, précisément là où il est élidé dans l’obscurité : « l’angoisse lacanienne, avance Jacques-Alain Miller, est une voie d’accès à l’objet petit a. Elle est conçue comme la voie d’accès à ce qui n’est pas signifiant » [6]. Il compare le Séminaire X, L’Angoisse [7], à un travail de fouille qui consiste à mettre au jour l’objet a. L’angoisse n’est pas sans objet, elle est manque de manque. Mais tout en signalant la proximité du réel, elle dégage une voie vers le désir, puisqu’elle signale par effraction l’objet qui le cause.
En 2004, dans un texte de présentation du congrès de l’AMP à venir, J.-A. Miller propose des éclairages essentiels sur l’usage de l’angoisse dans l’expérience analytique : « Le désangoissement du sujet […] ouvre sur les transformations de l’angoisse […], sur le transfert de la certitude qu’elle recèle à l’acte qu’elle est seule susceptible d’autoriser » [8].
Il propose de distinguer deux statuts de l’angoisse : l’angoisse constituée et l’angoisse constituante. La première, explique-t-il, c’est « l’angoisse labyrinthique, sans limites, dont le sujet se condamne à parcourir le cercle infernal qui le retient de passer à l’acte. […] C’est une angoisse qui est répétition, avec vocation d’aller à l’infini » [9]. La seconde s’en distingue : « L’angoisse constituante, c’est l’angoisse productrice, [celle-ci étant] soustraite à la conscience. Elle produit l’objet petit a […] dans son paradoxe essentiel, c’est-à-dire qu’elle le produit comme objet perdu. […] Ce qu’il faut bien voir, c’est qu’il n’y a pas l’objet et puis sa perte, mais que l’objet a se constitue comme tel dans sa perte même » [10].
L’angoisse de l’être parlant provient, énonçait Lacan, du seul réel auquel nous pouvons avoir accès, à savoir le fait qu’il cherche à « donner un sens aux choses » [11]. La cure analytique, parce qu’elle permet un gain de savoir sur le scénario fantasmatique, à savoir sur l’objet privilégié qui organise les rapports du sujet à l’Autre et donne un sens à son monde, ouvre à son terme sur un nouveau rapport à l’angoisse : « L’analyse pousse le sujet vers l’impossible, elle lui suggère de considérer le monde comme il est vraiment, c’est-à-dire imaginaire, sans signification. Tandis que le réel, comme un oiseau vorace, ne fait que de se nourrir de choses sensées, d’actions qui ont un sens. » [12]
À rebours de la pente qui consiste à donner toujours plus de sens aux choses – ce qui tend à paralyser le sujet –, l’analyse isole le réel en tant qu’impossible, ce que l’angoisse enchâssait. C’est aussi en quoi l’angoisse est productrice : la prise en compte de l’impossible qu’elle recelait ouvre à la possibilité de l’acte.
Le Séminaire de Lacan est une mine d’or, L’Hebdo-blog, nouvelle série part ici à la recherche de quelques pépites du Séminaire X.
[1] Freud S., « L’angoisse », Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1961, p. 371.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 385.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire de L’angoisse de Jacques Lacan », La Cause freudienne, n°58, octobre 2004, p. 65, disponible sur CAIRN.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004.
[8] Miller J.-A., « Angoisse constituée, angoisse constituante », extrait d’une intervention aux journées d’automne de l’ECF en 2004 pour présenter le congrès de l’AMP de 2006 : « Le Nom-du-Père, s’en passer, s’en servir », disponible sur internet.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Lacan J., « Entretien au magazine Panorama », La Cause du désir, n°88, octobre 2014, p. 172, disponible sur CAIRN.
[12] Ibid., p. 170.
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