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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 232

Athée au sens véritable

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Le chapitre XXII du Séminaire L’Angoisse, intitulé par Jacques-Alain Miller « De l’anal à l’idéal », est une inépuisable source d’enseignement. Je vais m’intéresser à cette indication : « les dieux sont un élément du réel, que nous le voulions ou non, et même si nous n’avons plus avec eux aucun rapport […] il est bien évident que c’est incognito qu’ils se promènent » [1].

Partant d’une étude précise du fantasme obsessionnel, Lacan élargit la focale et nous offre une lecture politique des enjeux actuels de notre civilisation. À l’ère de l’Autre qui n’existe pas et de la chute consommée du Nom-du-Père, c’est bien de plus en plus incognito que la promenade des dieux trace son sillon. Ce n’est pas la première occurrence chez Lacan de l’existence réelle des dieux, et cela reviendra à plusieurs reprises au cours de son enseignement. Ici, un peu avant son excommunication, il extrait l’objet a comme cause du désir, le dégageant de l’agalma comme objet visé, pour mettre davantage l’accent sur son versant palea qui le lie à l’angoisse [2]. Le divin, qui œuvre incognito et « auquel tout le monde croit sans y croire » [3], a une accointance avec la butée réelle que constitue l’objet a. C’est essentiel de le saisir afin de pouvoir se repérer dans le malaise de la civilisation et d’envisager l’angoisse comme un outil productif, pouvant opérer une séparation de jouissance. Sans cette orientation, le seul recours serait un « Dieu tout-puissant », soit un Autre chez qui on pourrait loger l’objet cause, l’objet de jouissance, ou encore un Autre dont on a fondé la certitude que sa jouissance nous concerne.

L’acuité du propos de Lacan se vérifie aujourd’hui de façon saisissante, notamment à travers les nouveaux triomphes de la religion [4], mais aussi par le déploiement des religiosités sans Dieu, comme le complotisme généralisé, ou les succès politiques de petits dieux obscurs. 

Il faut dire que d’angoisse notre époque ne manque pas, surtout en cette période de pandémie. À mesure que s’accroit le savoir produit par la science, le réel sans loi et dépourvu de sens s’étend [5]. « Si le monde va comme il va, c’est en raison de la puissance de Dieu, qui s’exerce à la fois dans tous les sens » [6], interpréte déjà Lacan. Quelques années plus tard une précision éclaire plus encore ce point : « tout ce qui s’énonce […] comme science est suspendu à l’idée de Dieu » [7].

Aussi sommes-nous particulièrement intéressés quand Lacan nous livre que l’« athée serait celui qui aurait réussi à éliminer le fantasme du Tout-Puissant » [8]. Et que « l’existence de l’athée au sens véritable, ne peut être conçue […] qu’à la limite d’une ascèse, dont il nous apparaît bien qu’elle ne peut être qu’une ascèse psychanalytique. Je parle de l’athéisme conçu comme la négation de cette dimension d’une présence de la toute-puissance au fond du monde » [9]. L’expérience psychanalytique inclut donc un versant politique. Si le transfert psychanalytique peut en passer par une croyance en l’Autre, il interroge aussi d’emblée ce qui le barre et entame sa toute-puissance. L’objet a lacanien est là l’opérateur essentiel qui oriente un être parlant vers ses zones d’ombre. Il recèle la part de jouissance innommable, celle vers laquelle s’oriente l’acte analytique.

Lacan différencie cet athéisme au sens véritable, psychanalytique donc, et celui du révolutionnaire ou du combattant qui s’affirme comme ne servant aucun dieu [10] et ainsi, fasciné et aveuglé par le réel en jeu, le laisse se promener incognito, alimentant la dimension de toute-puissance au fond du monde ; effets d’angoisse et d’égarement garantis.

Lacan établit également une corrélation entre cette toute-puissance de Dieu et « l’omnivoyance » [11], « cet œil universel posé sur toutes nos actions » [12].

Être athée de la bonne façon, s’orienter du réel, de l’impossibilité fondamentale [13], n’est-ce pas ce que nous enseignent les témoignages de passe des Analystes de l’École ?

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 355-356.

[2] Cf. Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire L’angoisse de Jacques Lacan », La Cause freudienne, n°59, février 2005, p. 71, disponible sur CAIRN.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 357.

[4] Cf. Laurent É., « De la folie de la horde aux triomphes des religions », L’Hebdo-Blog, n°100, 26 mars 2017, publication en ligne.

[5] Cf. Miller J.-A., « Le réel au XXIe siècle. Présentation du thème du IXe congrès de l’AMP », La Cause du désir, n°82, octobre 2012, p. 87-94, disponible sur CAIRN.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 356.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 17 mai 1977, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 21.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 357.

[9] Ibid., p. 358.

[10] Cf. ibid.

[11] Ibid., p. 356.

[12] Ibid., p. 357.

[13] Cf. ibid., p. 358.

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