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Nouvelle Série, Chronique du malaise, L'Hebdo-Blog 260

CHRONIQUE DU MALAISE : Du secret

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Quand on amène un bébé chat chez le vétérinaire pour la première fois, celui-ci lui met une puce et vérifie qu’elle permet de détecter le chat. Cette puce renferme quelques autres informations. Voyant faire le vétérinaire, je ne pouvais m’empêcher de penser que sans doute dans un avenir prochain les humains aussi auraient chacun leur puce. Déjà nos téléphones portables en remplissent certaines fonctions et contribuent à notre « traçabilité ». Souvenez-vous du chef-d’œuvre, que Wikipédia qualifie aujourd’hui de « meilleure série de tous les temps », The Wire, en français Sur écoute[1]. Les trafiquants de drogue n’utilisaient que des téléphones portables anonymes qu’ils jetaient dès qu’ils s’en étaient servis une fois. Les débats actuels, dans l’opinion comme à l’Assemblée nationale, sur le « pass sanitaire » liés à l’épidémie et à l’importance politique prise aujourd’hui par les questions de santé, témoignent en chacun d’entre nous d’une dialectique difficile entre liberté et santé depuis le développement de la médecine et des sciences de la vie.

Souvenons-nous aussi d’un film, Ad Astra[2]. L’intrigue en est classique : un fils à la recherche de son père. Celui-ci, astronaute, a disparu des années auparavant dans sa recherche folle de la vie sur d’autres planètes. Mais un élément était à noter. Le héros tout au long de son équipée doit vérifier son équilibre mental et affectif. Il le fait en parlant à des bornes qui lui retournent leur diagnostic, déchiffrant son supposé équilibre mental à partir de ses énoncés et de son énonciation. Elles l’autorisent alors, ou pas, à poursuivre sa mission. Voilà le psychologue-machine de l’avenir, au service des autorités : carrément intrusif !

Georges Canguilhem[3] avait, il y a longtemps, prévu la chose quand il donnait ironiquement un conseil d’orientation aux psychologues : à partir de la Sorbonne, deux voies sont possibles : l’une mène au commissariat de police et l’autre au Panthéon.

Mais il s’agit de fictions, me direz-vous. C’est vrai. Mais ces fictions interprètent un mouvement en marche. Prenons un exemple trivial. La création de Doctolib a modifié la modalité de la prise de rendez-vous médical, dentaire, mais aussi psy. Elle a donc modifié le dispositif générant la rencontre, comme c’est aussi le cas pour d’autres rencontres, amoureuses par exemple. L’adresse du patient à un praticien n’est désormais plus faite, ni par le relais d’un autre praticien, ni par le conseil d’un ami ou d’un proche. Le seul nom en jeu est Doctolib, qui sert de garantie. Le domaine de la tuché s’est collectivisé.

Ces différents fils, traçabilité des corps, psychologisation des activités socialement exigibles des individus dont le terme de « phobie scolaire » peut servir d’exemple, interlocuteurs construits par algorithme, autant d’indices sur la direction prise par le maître de demain dont Lacan a pu dire que « c’est dès aujourd’hui qu’il commande »[4].

Gérard Wajcman a analysé dans un[5] de ses livres les développements de la vidéosurveillance dans tous les domaines, satellites, drones, imagerie médicale. Il montre comment s’est développée une « omni voyance » globale et par conséquent une surveillance aussi généralisée que bien intentionnée des lieux et des personnes. Il en déduit une idéologie de la transparence généralisée, s’appliquant à tous les domaines de notre vie, ne se limitant pas aux espaces publics mais pénétrant, avec notre consentement, dans tous nos domaines privés.

Nous sommes donc à l’époque de la fin de l’intime et du secret.

Et la psychanalyse ?

Présente sur twitter et les médias sociaux, elle s’est mise au goût du jour pour informer le public sur les activités qu’elle organise. L’École de la Cause freudienne a créé sa télévision ; y sont diffusés des entretiens avec des intellectuels et des artistes, générant des débats où elle dialogue avec d’autres champs des savoirs. Dotée depuis longtemps d’une maison d’édition ainsi que d’une librairie, elle en a rénové régulièrement les modalités et s’en est acquise d’autres. Les journées de travail et les enseignements donnés dans ses locaux sont diffusés en visio à un nombre toujours plus important de participants, physiquement présents dans différents pays.  En ce qui concerne donc l’information, le débat théorique et clinique et les enseignements, la psychanalyse fait entendre sa voix, ses voix, à un large public. Mais ce dont il s’agit n’est pas de contrôler. Il s’agit d’être là, encore, en se pliant à la modernité.

Qu’est-ce qui singularise réellement la psychanalyse aujourd’hui dans le champ social ?

La coupure que la psychanalyse opère avec l’orientation de l’époque est le cabinet de l’analyste. Il demeure dans notre monde de traçabilité et de transparence un lieu du secret, secret que seul peut rompre l’analysant. C’est aussi le lieu où l’intime se construit.

Parlons d’extime.

Un cours de Jacques-Alain Miller met au travail ce mot, que Lacan s’approprie, à partir d’une question, citation de Stendhal, « Y aurait-il quelque chose de réel dans cette science ? »[6].

J.-A. Miller introduit ainsi la question : « la psychanalyse semble bien faite pour nous mettre de pleins pieds dans le registre de l’intimité […] La vie privée, la vie intime, c’est bien de ça que se sustente la psychanalyse ». Il l’introduit ainsi pour souligner l’invention d’un nouveau mot par Lacan : celui d’extime. Rappelant que c’est ainsi que Lacan qualifie l’Autre dans les Écrits[7], désignant par-là l’inconscient, il montre que le noyau en a cette opacité d’objet. L’extime a structure de béance. Il désigne « à la fois un manque de signifiant et un plein ».[8]

Le secret, dont le cabinet de l’analyste et la séance sont les lieux, est un secret à soi-même. Il gîte dans cet extime, dont l’intime n’est que le voile imaginaire.

Le secret est en psychanalyse de l’ordre du réel. Il attrape ce qu’il y a de réel dans l’inconscient.

Marie-Hélène Brousse

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[1] The Wire, Sur écoute, série télévisée créée par David Simon et coécrite avec Ed Burns, diffusée sur HBO du 2 juin 2002 au 9 mars 2009 (cinq saisons et soixante épisodes), musique de Tom Waits, Ed Burns étant un ancien officier de la brigade criminelle de Baltimore.

[2] Ad Astra, réalisateur James Gray, USA, avec Brad Pitt et Tommy Lee Jones, sortie en septembre 2019.

[3] Canguilhem G., « Qu’est-ce que la psychologie ? », Revue de métaphysique et de morale, n°1, 1958.

[4] Lacan J., « D’une réforme dans son trou », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 13.

[5] Wajcman G., L’œil absolu, Paris, Denoël, 2010.

[6] Miller J.-A., « Extimité », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 13 novembre 1985, inédit.

[7] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, p. 524 : « Quel est donc cet autre à qui je suis plus attaché qu’à moi, puisqu’au sein le plus assenti de mon identité à moi-même, c’est lui qui m’agite ? »

[8] Miller J.-A., « Extimité », op. cit., cours du 11 juin 1986, inédit.

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