Les avancées de la démocratisation et du discours des droits de l’homme ont permis que de nombreux combats pour l’égalité des droits soient gagnés ; c’est essentiel et heureux. Cependant un des écueils réside dans l’inflation du versant imaginaire par lequel le sujet de droit pourrait contractualiser une complétude avec lui-même, un « moi = moi ». Une voie en impasse, convergente avec une dérive identitaire, et qui mène à passer sous silence, voire à forclore la dimension du sujet de l’inconscient[1], qui y objecte. Il s’agit du point de rebroussement où les bonnes intentions du discours des droits de l’homme se retournent en tyrannie, en une tendance à faire taire l’autre[2], pour imposer le bel universel du sujet de droit. Les conséquences sont déjà très avancées, notamment dans les pays anglo-saxons avec une abondante ségrégation au sein des universités ou dans le champ clinique. Ainsi il n’est pas impossible, comme Jacques-Alain Miller l’a mis en lumière lors de la récente journée Question d’école, que les droits se restreignent en ce qui concerne la clinique, pour les professionnels qui accueillent la parole, dont les psychanalystes bien sûr. Jusqu’à quand sera-t-il possible d’utiliser des concepts cliniques pour tâcher d’élucider ce qui fait le sel de la praxis ? Quid de l’interprétation ?
Une lecture – avec Lacan plutôt qu’avec Butler – de Derrida, le penseur de la déconstruction permet, me semble-t-il, de frayer une piste intéressante. Dans son ouvrage Force de loi[3], Derrida pose en effet le droit comme « l’élément du calcul »[4]. Il s’agit ainsi dans le champ du droit de construire des équivalences – entre un préjudice et une indemnisation, entre une prestation et une autre, entre une infraction et une peine, etc. Le droit est par conséquent un universel qui se fonde de « l’application programmable ou [du] déroulement continu d’un processus calculable »[5]. Par ailleurs, précise Derrida, le droit « est essentiellement déconstructible » car « construit sur des couches textuelles interprétables et transformables »[6]. Nous retrouvons là le principe convoqué dans l’extension actuelle de l’appel au droit.
C’est un socle important de nos démocraties dont il ne s’agit pas de dénier la fonction civilisationnelle. Cependant Derrida ne s’en tient pas là, il installe le droit comme indissociable de la justice, qui, elle pourtant, n’est pas du même tonneau. La justice nous indique-t-il « est une expérience de l’impossible. […] [Elle] est incalculable »[7] et « hors ou au-delà du droit, [elle] n’est pas déconstructible »[8]. En passer par le droit sans admettre la dimension de la justice, sans l’expérience féconde de l’impossible qu’elle fonde, est selon Derrida un fourvoiement. Nulle déconstruction qui vaille ne pourrait donc se passer de la justice, sous peine de verser dans la force seule, là où le masque d’une distribution rétributive bien calculée s’avère très mince.
C’est un pari éthique civilisationnel qui est formulé dans ce texte, « il n’y a, [dit-il] de justice que dans la mesure où de l’événement est possible qui, en tant qu’événement, excède le calcul, les règles, les programmes, les anticipations, etc. La justice, comme expérience de l’altérité absolue, est imprésentable, mais c’est la chance de l’événement et la condition de l’histoire »[9]. Un pari sur l’événement, que nous pouvons nouer au socle du désir, à le lire avec Lacan : « La loi du désir, c’est l’impossible, et c’est pour cela qu’il est réel. »[10]
Alors dans le champ clinique, les décisions visant à faire évoluer l’égalité et les droits des citoyens auront tout intérêt à ne pas faire l’impasse sur les limites et points de butée qui leur sont intrinsèques. Par exemple, « penser à la fois ce qui est semblable et ce qui est différent »[11]. Entre patient et thérapeute, il y a une différence ; elle est démocratique. Nous en saisissons quelque chose quand Lacan indique que dans l’expérience analytique le psychanalyste ne jouit pas, il « reste sec, macache pour lui »[12]. En cela il est un saint précise-t-il, mais pas de justice distributive qui vaille. Car il « ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite. Ce pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet, au sujet de l’inconscient, de le prendre pour cause de son désir. C’est de l’abjection de cette cause en effet, que le sujet en question a chance de se repérer au moins dans la structure. »[13]
Il y a du non déconstructible dans la structure, dont le sujet de l’inconscient se fait le support. Refuser d’en tenir compte c’est faire rimer la sortie du patriarcat avec haine et ségrégation. Le droit de saisir sa chance pour s’y repérer sera à préserver. D’autant qu’il ouvre à un abord de l’abjection dans la dimension du gai savoir ; « plus on est de saints, plus on rit, c’est mon principe »[14] dit Lacan.
Bruno Alivon
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[1] Cf Miller J.-A., Intervention à la table ronde : « La question trans dans la psychanalyse et pour la psychanalyse », du colloque en visioconférence : Interroger la féminité aujourd’hui, à Espace analytique, 29 mai 2021, inédit.
[2] Cf. Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’école espagnole du Champ freudien, 2 mai 2021 (I) », La Cause du désir, n°108, juillet 2021, p. 54.
[3] Derrida J., Force de loi, Paris, Galilée, 1994.
[4] Ibid., p. 38.
[5] Ibid., p. 53.
[6] Ibid., p. 34.
[7] Ibid., p. 38.
[8] Ibid., p. 35.
[9] Ibid., p. 61.
[10] Lacan J., « Mise en question du psychanalyste », in Miller J.-A. et Alberti C. (s/dir), Lacan Redivivus, Ornicar ? Hors-série, Paris, Navarin, 2021, p. 60.
[11] Miller J.-A., « Conversation d’actualité… », op. cit., p. 48.
[12] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 520.
[13] Ibid., p. 519-520.
[14] Ibid., p. 520.