En s’appuyant sur une série de vignettes cliniques, Annie Dray-Stauffer illustre comment la psychanalyse peut opérer face à la singularité de quatre sujets ayant fait le choix de l’addiction sexuelle face aux embrouilles du ratage incontournable de la rencontre.
Faire œuvre de sa solitude
Emmanuel, âgé de quarante ans, adepte des sites de rencontres homosexuelles depuis longtemps, dénonce avec vigueur la crudité actuelle des images postées sur le net pour attirer d’éventuels partenaires, des photographies de pénis en érection accompagnées de leurs mensurations. Réduit à la taille de son organe, il se sent vidé de toute vie, simple nombre d’une série faisant de lui un objet, non plus de désir mais de pure jouissance. Il ne s’agit plus ici de la rencontre avec le corps d’un partenaire mais de celle de deux organes, ayant pour seule finalité le vidage d’un en-trop de jouissance, qu’aucune de ces entrevues fugaces ne parvient à étancher. Pour lui qui souffre de la précarité du sentiment de la vie et des limites de son corps, les ravages de ce mode de rencontre sont térébrants.
L’analyse lui permettra de s’en tenir à distance, recentré sur un art dans lequel le regard a une place prééminente, qu’il va développer selon ses propres particularités. Il va ainsi faire œuvre de la solitude et de l’enfermement de l’être, ce qui, selon lui, lui donne un cadre le protégeant de la jouissance de l’autre. C’est également dans la danse qu’il trouve à se faire un corps auquel la coordination de ses mouvements donne une unité. Ces deux modes de sublimation vont permettre à la pulsion sexuelle, en renonçant à son but, de se satisfaire en partie.
L’écrivain américain homosexuel Daniel Mendelsohn, dans son livre autobiographique L’étreinte fugitive[1], évoque sa passion pour les garçons et sa quête insatiable de partenaires choisis sur un trait, singulier à chacun, qui éveille son désir. Si on peut parler ici aussi d’addiction sexuelle, avec l’extension universalisante que l’on donne aujourd’hui à cette catégorie clinique, il est bien évident que le trait singulier recherché se différencie de l’implacable pousse-à-jouir comptable dont Emmanuel dénonce le caractère déshumanisant.
Rendre possible la rencontre
Kevin, vint-et-un ans, homosexuel lui aussi, raconte sa surprise devant la déception d’un ami d’en être à sa 600e rencontre sexuelle, et pourtant toujours pas à la hauteur de ses autres amis qui ont largement dépassé ce score. C’est une jouissance purement comptable qui est là aussi au premier plan. Chacun s’évalue à l’aune du nombre de ses rencontres-éclair. Kevin se demande avec angoisse s’il doit continuer lui aussi à sacrifier à cette pratique du sexe. En contrepoint, il fait symptôme de sa différence, de son horreur d’être ainsi croisé puis rejeté et de sa demande d’amour tout à fait incongrue dans cet univers dont il aimerait faire partie autant qu’il est dégoûté d’en être.
L’analyse, en soutenant la légitimité de sa propre modalité de choix d’objet, vise à lui permettre de rendre possible une rencontre qui ne ferait pas de lui un objet de déchet. Le travail analytique a ici à mettre en avant le versant imaginaire de la rencontre sexuelle, celui de l’amour, pour éviter la crudité d’une rencontre trop directe avec le réel à laquelle l’expose la forclusion du Nom-du-Père.
Prendre le risque du ratage
Guillaume, hétérosexuel, vient consulter parce que fait symptôme pour lui son besoin compulsif de regarder des films pornographiques, besoin installé depuis son adolescence. Selon lui, c’est ce qui aurait rendu toute rencontre amoureuse impossible, alors que les jouissances scopique et masturbatoire tirées de ces films représentaient la solution qu’il avait trouvée à la rencontre sexuelle impossible avec chaque-une de chair. Devenu « addict », il faisait l’impasse sur sa propre responsabilité, ce pousse-à-jouir lui apparaissant comme venant d’un Autre lieu. Il aura à passer par la subjectivation des pulsions qui l’habitent pour finir par prendre le risque de ce ratage, après avoir traversé son fantasme d’une rencontre amoureuse « parfaite », à l’image de celle qu’il imaginait entre ses parents, sa mère étant morte brutalement quand il avait un an et son père n’ayant jamais trouvé aucune femme digne de la remplacer. Souvent confié à sa grand-mère paternelle, il avait fait de plus, encore jeune enfant, la rencontre traumatique de la jouissance sexuelle, lové contre le corps nu de cette femme. D’une position de spectateur, il pourra, par le biais de l’écriture, trace du ravinement de son corps jouissant traumatique, passer à la position d’être celui qui oriente la jouissance de l’autre vers des œuvres d’art de son choix.
Éviter la rencontre ravageante
Mathieu est torturé par la puissance de l’addiction sexuelle dont il se sent l’objet, qui emplit sa vie au point de ne plus laisser place à rien d’autre que la recherche enfiévrée, dans des lieux divers, de femmes anonymes et de leurs furtives rencontres. Les rares fois où il a rencontré une femme qu’il aurait pu aimer, elle l’a très vite quitté, lui reprochant de la ravaler au rang de simple objet par sa fringale sexuelle qui obvie à tout autre échange. L’objet de son angoisse se révélera être la rencontre possible de La femme. L’analyse permettra à Mathieu de faire de ce mode de rapport aux femmes, une fois évidées l’angoisse qui l’accompagnait et la place prééminente que ses recherches prenaient dans sa vie, une suppléance lui évitant une rencontre par trop ravageante. C’est un mode de vie qui lui permet un certain lien social dans les lieux qu’il fréquente.
Pour conclure
Pour chacun de ces hommes, la dite « addiction sexuelle » a représenté, à un moment de leur vie, la solution pour éviter de se confronter au ratage incontournable de la rencontre avec le sexe et à la jouissance qu’il procure. Comme le rappelle Laure Naveau[2], lien sexuel et lien social ne sont pas sans rapport. L’enjeu en est la rencontre avec l’autre : « La sexualité est un acte, pas une décharge motrice, et cet acte s’inscrit dans une suite, ce qui lui donne son caractère sérieux, au sens de la prise en compte des conséquences, pour chacun des deux sexes, de cet acte. »
[1] Mendelsohn D., L’étreinte fugitive, Paris, Flammarion, 2009.
[2] Naveau L., http://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2010/12/Des-mercredis-soir-8-1.pdf