La guerre est là, à notre porte depuis maintenant plus de trois ans. Elle est arrivée comme par surprise. Surprise de celui qui ne veut ni voir, ni savoir. Surprise qui vire à la stupéfaction. Nous avons tourné le dos au réel de la guerre. « C’est une faute impardonnable1 », une lâcheté morale, pourrait-on interroger.
L’armée française a pourtant été engagée dans vingt guerres depuis 1961. Il y eut la guerre en ex-Yougoslavie, puis celle du Golfe, avec leurs frappes chirurgicales. La guerre se rapprochait géographiquement, mais elle se voulait propre, la guerre zéro mort.
Nous avons rêvé d’un monde sans guerre, pensé la guerre comme un accident. Comment cette déprise a-t-elle été possible après tous les conflits qui ont ravagé l’Europe ? La psychanalyse nous enseigne que la guerre est la civilisation, « ce commerce interhumain2 ». En effet elle implique le discours du maître, le lien social, la culture, les institutions, la science. La guerre est aussi autodestruction, elle transgresse toutes les normes.
Des artistes, des journalistes tentent de nous ouvrir les yeux. Loup Bureau, dans son documentaire Tranchées, filme la vie de soldats ukrainiens dans le Donbass, en 2021. Dans un enfermement oppressant, entre deux opérations, ils entretiennent leurs corps et creusent des tranchées. Nous sommes là au ras du sol, au ras des corps qui, à tout moment, peuvent être pulvérisés par un projectile. Ces images actualisent celles de la première guerre mondiale. « La guerre transforme les corps en fragments épars que l’on ramasse après la bataille ; des morceaux détachés qui, un instant auparavant, étaient habités par une histoire.3 »
De Babi Yar, lieu ukrainien de massacre de juifs pendant la seconde guerre mondiale, à Boutcha, Jonathan Little et Antoine d’Agata4 tentent d’écrire pas à pas les entours de ce réel. Par le texte, les photographies, ils suivent la trace de ces corps massacrés, assassinés, de ces crimes, en leur redonnant une histoire, une identité.
Florence Aubenas5 décrit la violence faite aux corps des Ukrainiennes. Ces femmes courageuses osent nommer l’abject de cette guerre, la haine du féminin en tant qu’idéologie au cœur de ce conflit en Ukraine6. À travers ces femmes, il s’agit de détruire une culture, un pays. À la violence, s’ajoutent les atrocités, la cruauté. Nous en sommes stupéfaits alors que la guerre y a toujours conduit les combattants, « parce qu’ils le peuvent7 ».
Le dévoilement de la jouissance intrinsèque à toute guerre est à mettre en perspective avec le déni de la guerre. « Il est tout de même tout à fait clair que si la victoire d’une armée sur une autre est strictement imprévisible, c’est que du combattant on ne peut pas calculer la jouissance.8 »
Claude Oger
[1] Ce texte est le produit d’un travail de cartel pour le vecteur Cinéma et psychanalyse, « Pourquoi la guerre ? » à Rennes.
Audoin-Rouzeau S., Studio Lacan, édition spéciale : Retour de la guerre en Europe, 30 mars 2023, https://www.youtube.com/watch?v=3R4h2bHXox0
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 111.
[3] Briole G., « L’encore à corps », L’Hebdo-Blog, n°267, 11 avril 2022, disponible sur internet.
[4] Littell J., d’Agata A., Un endroit inconvénient, Paris, Gallimard, 2023.
[5] Aubenas F., « Le long combat des Ukrainiennes victimes de violences sexuelles, des ″survivantes″ dans un pays où le viol est tabou », Le Monde, 19 avril 2024, disponible sur internet.
[6] Cf. Langelez-Stevens K., « La guerre, lalangue et la jouissance féminine », Quarto, n°133, 2023, p. 90.
[7] Audoin-Rouzeau S., op. cit.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 20 novembre 1973, inédit.