
Climat et trauma
Climat et trauma [1]
Les catastrophes climatiques de l’été 2021 ont confronté l’Europe, du nord au sud, « à l’irruption d’un réel sans loi » [2], d’une nature débridée, allant d’inondations hors-norme aux incendies des plus ravageant, échappant à une loi prédictive fut-elle celle des algorithmes. Des populations entières furent victimes du déchaînement sans précédent d’éléments naturels laissant apparaître un fait nouveau incontestable, « dans la nature ce n’est plus la main de Dieu qui nous frappe puisqu’elle est profondément modifiée par la main de l’homme » [3].
Dans ce contexte, des praticiens d’orientation psychanalytique rejoignant la subjectivité de leur époque, ont créé une antenne CPCT [4] dans la région la plus sinistrée de Belgique [5]. Le pari consistait à concevoir, plus que jamais, le psychanalyste comme un « un objet nomade, et la psychanalyse comme une installation portable, susceptible de se déplacer dans des contextes nouveaux » [6]. Sans en rajouter du côté des lieux d’écoute appelés à se multiplier par les autorités sanitaires, il s’agissait avant tout d’installer un dispositif qui se distingue de ceux-ci en se proposant comme lieu de réponse. Ceci implique comme le formulait Jacques-Alain Miller, que le déploiement du « bavardage [prenne] la tournure de la question, et la question elle-même la tournure de la réponse » [7]. Que ce soit en tant que savoir inconscient à inventer sous transfert ou comme solution sinthomatique à rétablir.
Une offre de parole fut ainsi faite à des personnes traumatisées, qui nous rappelaient avec Freud que c’est l’absence même d’anticipation, d’apprêtement par l’angoisse, qui crée le traumatisme et plonge le sujet dans l’effroi [8]. Effroi collectif, mais pas seulement, car « un trauma appelle toujours, réveille, met au jour, le trauma de ce qui est pour chacun trou dans la symbolisation » [9].
En effet, l’évènement traumatogène est à distinguer du traumatisme comme tel, du troumatisme [10], de ce qui fait trou dans la trame du sens. « Il ne suffit pas du feu et de la mort pour qu’il y ait traumatisme » [11]. L’expérience nous l’a de nouveau enseigné et nous a rappelé ce que Freud avait mis en lumière en dégageant la logique de l’après-coup propre au traumatisme, relevée ensuite par Lacan comme permettant aussi au sujet de subjectiver l’évènement, ce qui a pour effet de produire un soulagement indéniable. Si le trauma peut se forger à l’occasion d’une catastrophe, c’est en tant que le choc traumatique ramène le sujet à une situation antérieure où prend son origine la véritable source du traumatisme. En va-t-il ainsi de l’impact de paroles blessantes, libérant leur charge traumatique à l’occasion de « l’accident contingent […] ce qu’il ouvre, c’est [à] l’incidence de la langue sur l’être parlant » [12] et ses effets d’affect.
Si la plupart des situations ont mis clairement au jour cette structure de l’après-coup, certaines ont pris une tonalité distincte. En effet, il aura parfois suffi que des sujets soient subitement confrontés à la destitution sauvage d’une figure idéalisée d’un personnage central de leur vie, pour qu’ils logent dans cette disgrâce contingente le réel du traumatisme. Quand chute l’Idéal, apparaît alors l’objet qui habituellement reste voilé au sujet. Et comme le signalait J.-A. Miller : « C’est le point d’où il devient possible […] de se défaire de toutes les idéalisations qui produisent les traumatismes. S’il n’y a pas d’idéalisation, il n’y a pas de traumatisme » [13].
L’expérience nous a permis également de prendre la mesure de l’importance de l’habitat pour un sujet. À l’occasion de l’effraction ou de la destruction de celui-ci, le sentiment du laisser tomber voire d’une Hilflosigkeit première n’est pas loin, révélant la fonction d’enveloppe corporelle que constitue l’habitat. On se souvient de la peur du Petit Hans éprouvée lors de l’éloignement de sa maison. Ce dont il a peur, soulignait Lacan, c’est « que toute la maison s’en aille, que toute la baraque foute le camp » [14]. C’est dire que l’habitat, ce stabitat [15], se noue pour chacun à la dimension de lalangue que l’on habite. Ainsi, un dispositif tel que le CPCT appliqué à ces situations, peut garantir davantage qu’un abri : la possibilité même pour le parlêtre de réhabiter lalangue dont il a été à l’occasion éjecté.
Patricia Bosquin-Caroz
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[1] Titre de la soirée de l’antenne liégeoise du CPCT-Bruxelles du 1er juin 2022.
[2] Bassols M., « La loi de la nature et le réel sans loi », publié dans Lacan Quotidien n°875, 22 mars 2020, publication en ligne.
[3] Hoornaert G. « La main de l’homme », texte paru sur la liste de diffusion du CPCT en vue de la soirée « Climat et trauma ».
[4] Antenne liégeoise du CPCT-Bruxelles.
[5] Région wallonne faisant partie de l’EuroFédération de Psychanalyse.
[6] Miller J.-A., « Vers Pipol 4 », Mental, nº20, février 2008, p. 186.
[7] Ibid, p. 187.
[8] Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », (1920), Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996, p. 303.
[9] La Sagna P., « Les malentendus du trauma », La Cause du désir, nº86, mars 2014, p. 49.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 19 février 1974, inédit.
[11] Miller J.-A. (s/dir.), Effets thérapeutiques rapides en psychanalyse. La Conversation de Barcelone, Navarin éditeur, 2005, p. 35.
[12] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’expérience du réel dans la cure analytique », (1998-1999), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 9 juin 1999. Voir également Miller J.-A., « Biologie lacanienne et évènement de corps », La Cause freudienne, n°44, février 2000, p. 47.
[13] Miller J.-A. (s/dir.), Effets thérapeutiques rapides en psychanalyse. La Conversation de Barcelone, op. cit., p. 40.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 328.
[15] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 455.
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