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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 275

Carbone Blitz

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Il y a quelques semaines, The Guardian révélait que les grandes entreprises mondiales de combustibles fossiles planifiaient discrètement de vastes projets de ce qu’on appelle apparemment des « bombes carbone ». Définies comme des infrastructures de charbon, pétrole et gaz qui émettront plus d’un milliard de tonnes de CO2 sur leur durée d’exploitation, ces « bombes » entraîneraient de manière irréversible le climat au-delà des limites de température convenues au niveau international, provoquant des impacts mondiaux catastrophiques ; cent-quatre-vingt-quinze projets de ce type sont en préparation [1]. Quatre jours plus tard, Le Monde annonçait que des chercheurs avaient identifié quatre-cent-vingt-cinq de ces « bombes climatiques » qui sont d’ores et déjà en opération ou encore à l’état de projet dans quarante-huit pays, et qui pourraient réduire à néant les efforts, déjà maigres en soi, contre le changement climatique [2].

Alors que la communauté scientifique affirme que, pour rester dans l’objectif d’une augmentation de 1,5°C, un arrêt immédiat de 80% de l’extraction des énergies fossiles s’impose, l’industrie de combustibles fossiles prépare un énorme bond qui laissera le seuil des 100% loin derrière. Le seuil franchi, un Dresde [3] climatique nous menace. Il ne connaîtra pas d’armistice et ses bombes ne cesseront de tomber, de génération en génération, et d’un ciel de plus en plus infernal, sur la tête des enfants à venir. Aussi effroyables qu’aient pu être les colonisations par les maîtres d’hier, ses horreurs pâlissent devant la colonisation de l’avenir en cours.

Mais nous flairons la même odeur de l’impossible dans la prescription de réduire notre consommation d’énergies fossiles à 20% de la norme actuelle. Le nombre de conditions à remplir pour arriver à une réduction globale de 80% est à peine imaginable, et il n’est pas du tout sûr que les conséquences de sa mise en œuvre très improbable ne nous expulseraient pas, autrement, certes, mais pas moins radicalement, de l’habitabilité de la terre ; la moindre des restrictions proposées déchaîne des révoltes passionnées. Comme on se retrouve face à quelque chose dont la complexité affole la pensée, et comme une « crise peut vraiment mettre la question du savoir sur la sellette d’une façon telle qu’on ne voudrait plus rien savoir » [4], le disque du discours courant continuera sans doute à tourner imperturbablement, jusqu’au gong du freeze final, qui sonnera quand le Réel imposera la limite. Quelle que soit la forme que prendra cette rencontre, elle signera le moment que Lacan a osé envisager : « L’être espèce humaine en finirait avec cette chose dont elle ne s’est jamais occupée, à savoir de la terre » [5]. Que nous ayons les yeux fermés ou grands ouverts, le regard up ou down, nous sommes tous aveuglés par ce feu dont on sait l’approche.

Pouvons-nous, analystes, encore nous taire face à ce qui vient ? Le terme d’Anthropocène, ainsi que la promotion – encore impensable il y a peu – de la « justice climatique », montre que la modernité loge désormais de l’Autre dans le climat, et que ce n’est plus la main de Dieu qui nous frappe dans la nature, mais la main productive de l’homme. La reconnaissance imminente de cet Anthropocène comme époque géologique par l’International Union of Geological Sciences et ses commissions de stratigraphie, reconnaissance impliquant une démarche aussi tortueuse que de faire cheminer la promotion de la béatification d’un saint à travers la diplomatie vaticane [6], signifie que nous ne traversons pas une crise dont nous pourrions bientôt refermer la parenthèse ; elle signifie que nos modes de produire et de jouir ont poussé la terre vers un état imprévisible qui sera là pendant des dizaines de milliers d’années. Sans qu’il soit dans la nature et les finalités de la psychanalyse d’appeler ou de proposer des « solutions », et encore moins des solutions globales, il nous revient d’aborder ce Réel, et d’œuvrer à cette actualisation de Malaise dans la Civilisation auquel Jacques-Alain Miller invitait en 1990 [7].

Geert Hoornaert

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[1] https://www.theguardian.com/environment/ng-interactive/2022/may/11/fossil-fuel-carbon-bombs-climate-breakdown-oil-gas

[2] https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/05/15/energies-fossiles-les-425-bombes-climatiques-qui-pourraient-reduire-a-neant-la-lutte-contre-le-rechauffement_6126177_3244.html

[3] Dresde fut quasiment détruite par un bombardement en 1945. Source Wikipédia.

[4] Lacan J., « Alla “Scuola freudiana” », Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, p. 121.

[5] Ibid.

[6] Cf. Latour B., Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, p. 150.

[7] Cf. Miller J.-A., « Jouer la partie », La Cause du désir, n°105, juin 2020, p. 26.

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