Le corps de l’être parlant ne tourne jamais rond, il n’obéit pas aux attentes, il n’en fait qu’à sa tête, échappant à ce que le sujet voudrait et souhaiterait de lui. Les analysants viennent souvent parler à l’analyste de certains dérèglements du corps qu’aucune médecine n’a su expliquer, ni guérir.
Dans ces cas, pouvons-nous toujours parler, d’« événement de corps », selon l’expression utilisée une seule fois par Lacan [1] ? Jacques-Alain Miller précise que cette formulation est une condensation concernant le langage, puisqu’il « s’agit en fait toujours d’événements de discours qui ont laissé des traces dans le corps. Et [que] ces traces dérangent le corps » [2]. Ces traces sont donc l’effet d’une « affection traçante de la langue sur le corps » [3], et c’est justement ceci, cette percussion même, qui fait d’un symptôme un événement de corps. La formulation de symptôme, comme événement de corps, implique toujours la question de la jouissance, du fait qu’on ne jouit que parce que l’on a un corps, et que la jouissance aussi est comme telle un événement de corps.
Mais si J.-A. Miller dit que la jouissance « est un événement de corps » [4], il ne manque cependant pas de préciser de quelle jouissance il s’agit. Il fait la différence entre la jouissance qui tient à la transgression de l’interdit – celle d’origine œdipienne, interdite en première instance, pour pouvoir être atteinte ensuite – et la jouissance au-delà de l’interdiction, non pas articulée à la loi du désir, mais une jouissance « de l’ordre du traumatisme, du choc, de la contingence, du pur hasard […], elle est l’objet d’une fixation » [5]. Il y a une part de jouissance qui échappe à la dialectique du désir (interdiction – permission) et qui reste impossible à symboliser, non résorbable, indicible.
Si les mots manquent pour la dire, si même le dire analysant ne trouve pas la médiation signifiante pour la cerner, quelque chose émerge parfois de façon inattendue, avec un effet d’effroi ou de surprise pour le sujet. Telle analysante, au milieu d’une séance, est d’un coup saisie par une horrible sensation de dégoût qui lui fait serrer les dents et contracter les muscles sur le divan. Elle se couvre les yeux avec les mains, sans par ailleurs s’empêcher de fixer le mur de mon cabinet, là où un tableau birman affiche trois animaux fantastiques : les figures arrondies sont parsemées de pierres de verre et entourées de petites perles. Ce n’est pas le contenu figuratif du tableau qui cause la réaction de la patiente, mais c’est la vue des petites perles incrustées dans le tissu damassé qui provoque l’insupportable. Elle y reconnaît la répétition de quelque chose qui se réveille à chaque fois que, sur une surface, des petits bouts de matière en relief émergent, comme s’ils voulaient pousser et trouer la surface. Sans le recours des mots, son corps frémit et « souffre » face à cette configuration. Comme dans la scène de L’Homme aux rats [6], une jouissance inconnue fait irruption, hors médiation signifiante et hors sens. C’est une réitération qui « commémore une irruption de jouissance inoubliable » [7].
Ce ne sera qu’à en passer par les défilés des signifiants, et cela grâce à plusieurs tours d’associations libres et à plusieurs séances, pour que la patiente puisse nommer une série de fixations qui avaient fait « trauma ». La vue des varices en relief de sa mère lors de la grossesse de sa sœur cadette, la vue des traces laissées par la roue d’une moto dans la chair d’un homme accidenté. Il lui faudra enfin arriver à parler de ses propres irritations et boursouflements de peau qui apparaissaient à certains moments donnés, autant d’événements de corps portant les traces du réel de sa jouissance. Les constructions signifiantes ultérieures ont été certainement importantes, mais le moment inaugural, qui a permis à la patiente d’avancer dans son travail analytique, a été cette déflagration de jouissance hors sens, dans le corps, sans parole, trahie seulement par le grincement, le gémissement et le frisson. Accueillir sans interpréter ce moment d’excitation déroutante a été la position de l’analyste, ce qui a permis de cerner de plus près le réel de la jouissance en question.
C’est ainsi que nous entendons l’indication clinique de J.-A. Miller énonçant que, dans son dernier enseignement, Lacan « invite la pratique analytique à se centrer sur la jouissance comme événement de corps » [8]. Il nous enseigne ainsi à opérer à partir d’un Autre, qui n’est pas seulement l’Autre de la parole et du désir, mais d’un Autre qui est le corps, un corps « qui n’est pas ordonné au désir, mais qui est ordonné à sa propre jouissance » [9]. De nouveaux horizons s’ouvrent grâce à cette subversion lacanienne qui traite la jouissance à partir de la jouissance de l’Autre, mais où « l’Autre en question, c’est le corps » [10] !
* Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 11 mai 2011, inédit.
[1] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 569.
[2] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n°44, février 2000, p. 44.
[3] Ibid., p. 47.
[4] Miller J.-A., « Progrès en psychanalyse assez lents », La Cause freudienne, n°78, juin 2011, p. 205.
[5] Ibid.
[6] Cf. Freud S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (l’homme aux rats) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 2003, p. 207.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », op. cit., cours du 23 mars 2011.
[8] Miller J.-A., « La jouissance féminine n’est-elle pas la jouissance comme telle ? », Quarto, n°122, juillet 2019, p. 13.
[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », op. cit., cours du 25 mai 2011.
[10] Miller J.-A., « Progrès en psychanalyse assez lents », op. cit., p. 203.