La Dame de chez Maxim de Georges Feydeau

La Dame de chez Maxim de Georges Feydeau ou Le désir « démasqué [1] »

Bernadette Colombel

La Dame de chez Maxim[2] de Georges Feydeau est étonnamment contemporaine malgré les cent-vingt années qui séparent la présente représentation de la première en 1899 [3]. Entièrement basée sur le quiproquo, elle est un prototype du désir qui ne cesse de circuler, dans un jeu de cache-cache de l’objet leurre du désir par rapport auquel chacun se positionne.

La pièce commence ainsi : on cherche le maître de maison, le docteur Petypon. En fait, il est en train de dormir sous le canapé. Quand il se réveille, complètement amnésique sur ce qu’il a fait la veille au soir, son ami Mongicourt doit lui rappeler que, le soir précédent, il est passé par chez Maxim. La présence d’une femme dans son lit, La Môme Crevette, est l’indice d’une incartade dont il ne se souvient pas. Voulant cacher à son épouse ce à quoi il a pu se livrer, il demande à la Môme de partir ; elle s’y oppose tant que ses conditions ne seront pas satisfaites. Aussi La Môme est présente tout au long de la pièce, tirant toutes les ficelles, tantôt se cachant afin de n’être pas découverte par l’épouse de Monsieur Petypon, tantôt se glissant sans vergogne dans la tromperie selon laquelle elle est Madame Petypon. Quant à Monsieur Petypon, même s’il subit les mystifications de la Dame de chez Maxim, il ne la dément pas tant il souhaite dissimuler son méfait à son épouse. La pièce de Feydeau est basée sur un ensemble de malentendus selon lesquels La Môme est considérée comme l’épouse du docteur Petypon, alors que l’officielle madame Petypon n’est pas identifiée comme telle. Tout dans la pièce concourt à cacher, à Madame Petypon et à la bonne société, l’écart à la morale de Monsieur Petypon.

La Môme personnifie l’objet qui attrape le désir : elle est toujours là, mais toujours cachée tantôt sous des étoffes, tantôt sous de fausses identités. Si elle a révélé à Monsieur Petypon quelque chose de son désir, cet homme n’en a aucun souvenir et cherche à effacer ce qui a pu surgir à son insu. Aussi, s’ingénie-t-il à faire disparaître la preuve de l’émergence de ce désir, en la personne de La Môme, mais la présence constante de cette dernière symbolise son impossible effacement. Si le désir a surpris Monsieur Petypon qui semble ne rien vouloir savoir de ce qui a pu se révéler à lui, Madame Petypon, la « vieille toupie » comme l’appelle Le Général, oncle de Monsieur Petypon, est dans un modus vivendi, éloigné d’elle-même, où le désir refoulé ne semble pas faire effraction. La metteure en scène, Zabou Breitman, a représenté ce trait par un habillement gris, strict, et une coiffure surélevée, d’un autre temps, qui viennent présentifier une barrière infranchissable face au désir. Madame Petypon est toujours placée dans une situation où elle pourrait démasquer l’objet de perturbation que son mari veut lui cacher, mais elle trouve toujours une explication pour ne pas y être confrontée. Ainsi, s’étonnant de découvrir dans le bureau de son mari une robe qui est celle déposée par La Môme, elle imagine qu’il s’agit de celle que devait lui livrer sa couturière. Que la couleur de la robe soit trop claire, qu’à cela ne tienne : cela répond au choix de l’artisane qui décide pour elle [4] ! À un autre moment, elle reçoit sans interrogation un message émis par La Môme, cachée sous les draps du lit nuptial, comme venant de l’Ange Gabriel, selon lequel elle doit se rendre Place de la Concorde pour être fécondée par une parole. Non seulement, cette voix qui sort de sa chambre à coucher ne lui fait pas énigme, mais elle se l’approprie comme voix céleste, désincarnée. Quant au Général et à un jeune Duc apparaissant plus tard dans la pièce, ils sont réceptifs à ce que La Môme peut susciter sur le plan du désir. Le Général annonce ouvertement son attrait pour celle-ci, laissant entendre que si elle n’était pas sa nièce, il pourrait lui faire quelques avances. À la fin de la pièce quand la vraie identité de La Môme est découverte, il sera content de l’emmener avec lui en Afrique, lieu imaginarisé du hors-norme. Quant au jeune Duc, il se laisse séduire par La Môme Crevette qu’il croit être Madame Petypon et est fier d’être l’amant d’une femme du monde, rappelant que la crainte de sa mère fut qu’il ne tombât dans les bras d’une femme de mauvaise vie ! Sa méprise sur l’identité de La Môme suscite un ensemble de situations délicieuses où il ne trouve jamais celle qu’il cherche, puisqu’il se rend chez la vraie dame Petypon : l’objet après lequel il court lui échappe constamment.

Quant à la bonne société, représentée par un certain nombre de femmes qui participent à une fête organisée par le Général en l’honneur du futur mariage d’une nièce adoptée, elle est éblouie par celle qui vient de Paris, la soi-disante épouse du docteur Petypon. La Môme représente une femme libérée, objet de leur envie. Même si le désir de ces femmes est interpelé, c’est dans une position d’aliénation à se conformer à ce qui est valorisé qu’elles y répondent : elles adoptent les extravagances de La Môme. S’en suivent des scènes hilarantes : voulant se conformer au « bon ton » parisien, les Dames se ridiculisent en s’exclamant « C’est pas mon père ! », et en levant la jambe en l’air tout comme le fait La Môme [5]. Z. Breitman a souligné la dissonance de cette « bonne société » féminine en la personnifiant non seulement par des acteurs féminins mais aussi masculins déguisés en femmes, reprenant ainsi la confusion des identités qui préside dans la pièce.

Le ballet parfaitement orchestré des arrivées et des départs des personnages concourt à un jeu de cache-cache, notamment entre La Môme et Madame Petypon. Il faut cacher la première quand survient la seconde, alors que, celle-ci disparaissant de la scène, La Môme surgit du lit ou de derrière les rideaux. Quand les deux femmes se retrouvent ensemble, c’est un jeu langagier de non-dits qui permet que perdure la confusion des identités ; le quiproquo sert à voiler la véritable nature de l’objet. Ainsi le valet assimile La Môme à l’épouse du Général, alors que ce dernier considère que La Môme est Madame Petypon [6]. Quand se présente la vraie Madame Petypon, Le Général la prend pour « une folle », ignorant qu’elle est l’épouse de son neveu. Dans la scène 16 de l’acte III, Madame Petypon prend La Môme pour sa tante, la femme du Général, alors que ce dernier considère la même comme l’épouse de son neveu. Cette confusion est possible grâce au fait que ne sont pas dits les mots qui distingueraient les protagonistes. Sur un mode erroné, chacun pallie l’absence de signifiants identificatoires, en s’appuyant sur les coïncidences.

Le spectateur est interpelé dans ce jeu où la mystification est toujours à un point limite de bascule selon laquelle la cachotterie pourrait être dévoilée alors qu’elle perdure. Il jubile, comme l’affirmait Clotilde Leguil [7]. Il est personnellement intéressé par ce désir qui ne cesse de circuler [8]. Comme le faisait remarquer Philippe Benichou, ce désir est « indestructible [9] » malgré les vains efforts répétés de Monsieur Petypon qui voudrait qu’il n’eût pas émergé, et le refoulement de Madame Petypon. En en faisant un enjeu de la pièce, Feydeau « démasque » le désir, et traite avec ironie les circonvolutions inventées par l’humain pour tenter de négocier avec celui-ci.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière, 2013, p. 488.

[2] La Dame de chez Maxim de Georges Feydeau, au Théâtre de la Porte Saint-Martin, Paris, mis en scène par Zabou Breitman, du 10 septembre au 31 décembre 2019. Dans le cadre de l’Envers de Paris, débat entre Zabou Breitman, Clotilde Leguil, psychanalyste, membre de l’ECF et Philippe Benichou, psychanalyste, membre de l’ECF sur le thème de Feydeau et la psychanalyse le 27 octobre 2019.

[3] Cette pièce a été jouée pour la première fois le 17 janvier 1899 au Théâtre des Nouveautés.

[4] Georges Feydeau, La Dame de chez Maxim, acte I, scène 5.

[5] Ibid., acte II, scène 8.

[6] Ibid., acte III, scène 7.

[7] Leguil C., au cours du débat Feydeau et la psychanalyse, op. cit.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit.

[9] Benichou P., au cours du débat Feydeau et la psychanalyse, op. cit.




Le cartel et le féminin, à la grâce des J49

L’opportunité était à saisir : faire résonner le thème des prochaines Journées de l’ECF avec celui du travail du cartel, comme veut le mettre activement en valeur la Soirée de rentrée des cartels de l’ACF en Belgique avec laquelle elle a pris l’habitude de débuter ses activités en septembre.

Cette année, celle-ci prit ainsi pour thème « Femmes dans la psychanalyse – Le travail des cartels, vers les J49 », car en premier lieu le dispositif du cartel a des affinités certaines avec la logique féminine : en valorisant les solitudes subjectives face au savoir sans les fondre dans un collectif [1] ou un tout, il fait la part belle à la discordance des voix et à la singularité des parlêtres. C’est le propre de la réponse subversive et vivifiante qu’offrent les cartels au désir de savoir qu’ils convoquent. Car si le cartel – défini comme « l’organe de base [2] » de l’École – est resté immuable dans sa forme inventée par Lacan, il reste un dispositif d’une souplesse extraordinaire, profondément démocratique dans son accès et son fonctionnement – « une machine anti-didacticien [3] » selon le vœu de Lacan – et ouvert à la diversité des styles de travail, sans objectifs établis à l’avance. La possibilité qu’il offre d’une expérience à éprouver impliquant l’énonciation de chacun reste en outre indissociable du travail de l’inconscient où se noue, pour nous, engagement épistémique et politique.

Ce qui a pris la forme d’un intercartel ce soir-là à Bruxelles nous l’a démontré de façon particulièrement percutante : cinq collègues, dont quatre au départ de leur expérience de plus-un – celui qui a la charge de laisser ouvert le trou dans le savoir en provoquant une élaboration singulière – nous ont fait entendre les produits de leur travail sur cette question du féminin au sein de leur cartel. Ceux-ci sont aujourd’hui rassemblés heureusement dans ce numéro de L’Hebdo-Blog.

Patricia Bosquin-Caroz, invitée comme plus-un, a occupé cette place d’« agent provocateur [4] » avec la conviction et l’habilité propices au surgissement du gai çavoir.

Pour produire quelles nouvelles avancées dans l’élaboration de chacun ?

Monique de Villers, en comparant la logique du cartel à celle du pas-tout nous a permis d’entendre que la différence entre la position du plus-un et celle de l’hystérique tient à ce que celle-ci cherche à produire un tout savoir au maître sur ce qui la concerne elle. Ce qui objecte au tout, c’est le un par un, comme il n’y a pas La femme et un tout savoir. Le plus-un est là pour « contrer cette pente au tout », a-t-il été proposé, en arrachant l’objet a pour le mettre en position de cause et de semblant, en combinant les éléments du discours de l’hystérique et de l’analyste afin de produire ce discours remarquable du cartel – accroché subjectivement à un désir d’École.

Avec Marie-Françoise De Munck, a pu se préciser ce que produit de nouveau l’expérience d’une mystique comme celle de Jeanne Guyon, à la différence d’un délire psychotique comme celui du président Schreber : un nouvel ordre de discours sur ce qui relève d’une expérience éprouvée, qui suppose tout un long cheminement. Cela n’est pas sans avoir évoqué le trajet attendu d’une analyse jusqu’à la passe, où ce qui se transmet relève de l’ordre d’un éprouvé indicible, inéliminable et sinthomatisé, pouvant contribuer à renouveler la doctrine psychanalytique.

Jean-Marc Josson, en dialectisant dans les textes de Lacan et la clinique la question de ce qui fait symptôme tant du côté homme que du côté femme dans les avatars singuliers du conjugo, a permis de souligner l’impossible équivalence dans le sexuel malgré la réciprocité de l’amour. C’est d’être contrainte au « régime mâle » qui fait le ravage côté femme, mais pas seulement, a-t-il été amené à formuler : la dimension d’illimité de la jouissance féminine la ravage aussi indépendamment de l’homme.

Sur cette question si essentielle mais toujours difficile de la dissymétrie entre les sexes dans le social, Pascale Simonet nous a donné à repérer que l’usage du nouveau signifiant féminicide peut conduire à occuper une position de logique masculine, lorsque sont tenus des discours extrêmement radicaux pouvant attribuer ainsi à tous les hommes d’être des violeurs potentiels et à toutes les femmes un pouvoir de vérité absolue. C’est oublier qu’à l’exception d’un seul, tous les hommes sont soumis à la castration si l’on se rappelle les formules précieuses de la sexuation  [5] ; et que le risque de le nier est d’appeler non plus à une lutte [6] , mais à une guerre des sexes alors rabattus à la seule différence anatomique, avec un retour en force d’une phallicisation à l’excès.

La contribution de Katty Langelez-Stevens a mis en évidence la nécessité, pour qu’une femme s’éprouve ou devienne Autre pour elle-même – sous-entendant la dimension pas-toute [7] –, d’en passer par le relais d’un autre corps, mais comme une borne qui peut être franchie  ; et quand ce relais laisse tomber, une femme comme Médée « s’élève » lorsqu’elle dépasse les bornes phalliques par son acte radical portant atteinte à sa descendance. N’étant plus mère, elle n’est plus que femme – c’est la « vraie femme [8] » qui ne reste pas sous l’emprise du maître contrairement à d’autres comme Anna Karénine ou Madame Buttefly, nous a-t-il été permis de mieux saisir.

Ainsi s’est démontré une fois encore que c’est pour contrer cette pente si commune à produire un tout (savoir) que Lacan a inventé le cartel comme organe fondamental de travail au cœur de l’École. Il participe à faire apprécier la valeur du manque et de la différence, du côté du pas-tout (savoir), face aux revendications de rapport égalitaire, étant donné les singularités de jouissance  ; et cela, même si le cartel est « marqu[é] au coin d’un égalitarisme certain [9] ».

[1] Lacan J., Le Séminaire « Dissolution », leçon du 11 mars 1980, Ornicar ?, n° 20-21, été 1980, p. 15.

[2] Ibid.

[3] Miller J. -A., « L’École à l’envers », paru initialement dans L’Envers de Paris no 1.

[4] Miller J. -A., « Cinq variations sur le thème de “l’élaboration provoquée” », La Lettre mensuelle, n° 61, juillet 1987, p. 5-11 ; également disponible sur le site : https://www.causefreudienne.net/cinq-variations-sur-le-theme-de-lelaboration-provoquee/

[5] Cf. Dhéret J., « ‘‘La sexualité féminine et la société’’ », Midite, no 13, 27 septembre 2019, disponible sur le site : https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/09/26/la-sexualite-feminine-et-la-societe-1/

[6] Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 122.

[7] Lysy A., « Du rêve de La femme à l’invention d’une femme », texte d’orientation pour les J49, 13 juin 2019, disponible sur le site : https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/06/13/du-reve-de-la-femme-a-linvention-dune-femme/

[8] Cf. Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, Paris, Seuil, n° 36, mai 1997, p. 10-11.

[9] Cf. Miller J.-A., « Le cartel dans le monde », La Lettre mensuelle, n° 134, décembre 1994, p. 35 ; également disponible sur le site : https://www.causefreudienne.net/cartels-dans-les-textes/




Nouveau(x) Genre(s), quand l’inconscient devient la plus belle scène de théâtre !

C’est une première ! Danseuse, musicienne, comédienne et auteure, Caroline de Diesbach affronte un impossible et relève un sacré défi : montrer sur la scène d’un théâtre une analyse lacanienne, à partir de sa propre expérience. S’inspirant de son analyse, faite avec « l’un d’entre nous », elle est pour deux mois à Paris au théâtre de la Manufacture des Abbesses, après le off du Festival d’Avignon où son spectacle fut fort remarqué.

Courez-y ! Car ce spectacle ne vous quittera plus. Malgré son titre, la pièce ne questionne pas vraiment le gender (le genre), mais dévoile « ce qui normalement ne se montre pas ». Séance après séance, elle met en dialogues le trajet intime et singulier d’une analysante (Caroline de Diesbach) engagée avec son analyste (Isabelle Gomez) dans un travail de parole pour s’extraire d’une souffrance dont elle ignore la cause, et traiter ce qui dans sa vie l’empêchait de vivre, de travailler, d’aimer.

L’imaginaire « Nouveau Genre » 

Son spectacle confirme l’existence d’une poignée d’artistes et collègues, analysés avec l’apport du dernier enseignement de Lacan, dont les cures débouchent sur un rapport à l’imaginaire « Nouveau Genre », remanié, lucide, « nettoyé » du pathos – et assumé. Avertis que la vérité ne peut que se « mi-dire »[1] et qu’elle a « structure de fiction »[2], ils font de l’imaginaire (qu’ils tiennent bride serrée), l’allié précieux du bien-dire pour toucher au réel par leur acte de création.

Caroline de Diesbach le démontre, avec ce texte pas-tout – ingénieusement ponctué de scansions et de fantaisies musicales, langagières et visuelles –, dont l’écho et les résonnances vous accompagneront longtemps après la représentation.

Loin d’être réservé aux seuls initiés, il s’adresse à tout public, même si les lacaniens les plus chevronnés ne manqueront pas de s’amuser à chercher qui a bien pu servir de modèle au personnage joué par la comédienne Isabelle Gomez, plus vraie que nature en analyste lacanienne pratiquant la séance courte…

Au point qu’à la sortie, j’ai pu entendre des spectateurs débattant avec animation pour décider si l’analyste qui donne la réplique à Caroline de Diesbach sur scène était sa « vraie » analyste ou une comédienne… avant de revenir sur terre, pour saluer la performance des deux artistes !

Nouveau(x) Genre(s)

Les Dimanches à 20H et

Les Lundi, Mardis Mercredis à 21H

Relâche les 28/01 et 18/02

Pensez à réserver

MANUFACTURE DES ABBESSES – 7 rue Véron 75018 PARIS

Réservations et Renseignements : 01 42 33 42 03

Mail : manufacturedesabbesses.com

Métro Abbesses ou Blanche Tarif plein : 24 € Tarif réduit : 13 €

Rencontre après le spectacle

Dimanche 4 mars 2018 a 20h avec l’envers de paris et dalila arpin,  AE, membre de l’ECF

Réservation à tarif préférentiel pour l’Envers de Paris au 01 42 33 42 03

La pièce sera aussi jouée à Toulouse Samedi 17 février au Théâtre du Centre

3 questions à… Caroline de Diesbach

par Armelle Gaydon

Armelle Gaydon : La presse vous fait un accueil enthousiaste : « passionnant », « rare », « profond », « lumineux ». Comment est né ce spectacle ?

Caroline de Diesbach : Je suis danseuse, comédienne, auteure et metteure en scène depuis l’âge de dix-sept ans. J’étais aussi en analyse. J’ai depuis longtemps cette idée de vouloir retracer au plus près la séance d’analyse. Alors j’ai pris des notes. Je m’efforçais de décrire fidèlement, comme si j’y assistais, mes séances et leurs effets. Mais il a fallu du temps pour se mettre au travail de traduire cette aventure à travers un objet artistique. Comment mettre en scène l’impact du langage sur le corps ? Comment donner une forme à un matériel recueilli sur vingt années d’expérience analytique ? Un peu naïvement, j’ai d’abord extrait de mes carnets ce matériau éparpillé, sans le juger. Puis, une année entière, j’ai manié ce matériau. J’ai travaillé, essayé, enregistré, en jouant la voix de l’analyste puis de l’analysante. J’improvisais, je dansais, chantais, mimais les entrées, les sorties, les interventions… Au début je cherchais à tout dire, à boucler le texte, à le sécuriser, alors j’en parlais beaucoup en séance. Cet appel au savoir « vrillait » quelque peu l’une sur l’autre les deux expériences. Progressivement, j’ai cessé de vouloir clore les choses. Traduire vingt années d’analyse exigeait de passer par un autre chemin. J’ai compris que l’important était que ce chemin vers l’écriture scénique ait une orientation. Et je sens, je sais, que désormais, cette orientation ne va plus me quitter.

A.G. : Au cinéma, au théâtre, dans les arts, jusqu’ici jamais on ne reconnaissait notre pratique de la psychanalyse lacanienne. Récemment, en passant par le reportage (Gérard Miller, Mariana Otero), la fiction (Iván Ruiz), quelques collègues ont su en transmettre une image fidèle, mais c’était en interviewant analystes et analysants. Votre effort pour ramasser le parcours d’une analyse et ses dialogues en live sur une scène est tout à fait inédit. Vous confirmez ?

C.d.D. : En tous cas, quelque chose est ressorti de ce texte. Le public a montré être sensible à cet effort de traduction. Nous constatons que sur scène comme en analyse, à chaque scansion, coupure ou interprétation, ça marche : tout comme l’analysante, le public s’interroge. En coupant dans le sens, la coupure divise et permet de s’interroger : ces scansions et suspensions de séances (« On s’arrête là », dit l’analyste) ont été frustrantes pour moi et le sont d’une certaine façon pour le public. Si on peut parler d’une passe artistique, mon interrogation sur le rapport du sujet au langage continue et se poursuit par d’autres moyens.

A.G. : Tout n’est pas parfait dans le spectacle, mais il passionne. Il invente un format, un ton, un rythme. C’est formidable.

C.d.D. : Nous avons beaucoup retravaillé le texte lors de son montage sur scène pour chercher le ton juste, une écriture pour que les choses ne soient pas dites du côté du savoir. De mes collaborations avec de grands metteurs en scènes, j’ai retenu qu’au théâtre « le plateau est le maître » : c’est le plateau, la scène, qui décide. Il y a eu plusieurs phases dans cette création : avant mon analyse, pour aborder un texte au théâtre, tout le temps je cherchais le sens. Or, pour que l’inconscient du spectateur soit touché, éveillé, je pensais nécessaire de tenir compte de ce que Lacan appelle la motérialité, la matérialité des mots : il entend par là que – plus que le sens – c’est le mot lui-même qui a un impact, agit sur le sujet, pouvant aller jusqu’à prendre le pouvoir dans sa vie. Au fil des représentations, cette approche continue de produire des effets. Un ami philosophe m’a dit : « ton texte, de A à Z parle du manque ! » À ce moment‑là, je n’avais pas encore réalisé à quel point le manque, la castration, le questionnement sur la langue, sur le féminin, étaient au cœur de ce spectacle et donc de ma vie. Mes questions sur l’amour ont tout le temps été présentes dans mon analyse. Apparemment le public montre qu’il y est sensible.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil,, Points 2005, p. 118.

[2] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits II, Paris, Seuil, Points, 1999, p. 288.




Désigner l’opacité

Faire sourdre la dimension de réel qui préexiste au lien social est un des enjeux de l’orientation lacanienne.

« La haine de l’autre est de structure et le discours a valeur d’interprétation : chacun finit par se reconnaître dans les partis proclamant la haine de l’autre. »[1] Ce constat vient préciser l’hypothèse selon laquelle le déclin des idéaux, dans le discours contemporain, explique la montée des racismes et de la ségrégation. Freud démontrait déjà dans son Malaise dans la civilisation que « derrière l’écran de la civilisation, qui participe de la pacification du rapport des hommes, rien ne change de leurs instincts fondamentaux. »[2]

Le conflit est au cœur même du sujet. Cet enseignement princeps de la psychanalyse ne cesse de surprendre celui qui ne s’y est pas confronté jusqu’à l’isoler dans la cure. « Le discord est le père de toutes choses humaines. Républiques et démocraties ne s’en exemptent pas. Sans cette tension duelle, c’est le règne des César et des tyrans que deviennent tôt ou tard les tribuns. »[3] Consentir à faire avec le réel contenu dans le symbolique est une violence faite à l’imaginaire, elle vient faire arrêt au glissement du sens et comporte une perte de jouissance. Pour cela le sujet sera enclin à suivre des fictions qui, non lestées par le poids du réel, viennent proposer un traitement de la pulsion sans perte, un régime de discours où la perte de jouissance n’a aucune place, une politique qui promeut une nouvelle alliance entre identification et pulsion et qui ne reconnaît plus la loi comme limite, « l’État de droit » devenant « l’État du j’ai droit ».[4] Le règne de ce que Lacan a défini du « pousse à jouir » s’empare de fait du politique qui interprète le lien social sans toujours prendre la mesure de l’effet moebien de cet exercice.

De solution définitive il n’y a pas, la psychanalyse nous l’enseigne et la politique en est paradigmatique. L’éthique de la psychanalyse, d’être sans espoir, motive une vigilance et une « lutte » permanente car elle sait que la haine de soi et de l’autre reviennent toujours. La guerre y est ramenée sur la scène de son théâtre privé. L’enjeu d’une analyse est de soutenir cette contradiction interne qui participe d’un possible travail de « réconciliation » comme déclinaison d’un « savoir-faire avec ».  « […] toutes les guerres laissent des marques et, au-delà du lien social à rétablir, il reste à chacun à les prendre à son compte, par exemple dans une analyse. »[5]

Pour le sujet, la prise à son compte de ce « sans solution » ouvre dans le cadre de l’analyse à la clinique du sinthome. Dans le champ politique, elle le conduit à faire de ce savoir subversif l’opérateur d’une lecture qui « alerte » chacun dans son rapport au lien social. Il s’agit d’y désigner l’opacité où inconscient et politique se nouent. Nous avons à faire le pari de transmettre un effet d’incise dans l’imaginaire du discours.

 

[1] Lévy M., « Il n’y a pas de pulsion de paix », colloque de l’ACF-VD 2017 : « Pourquoi la guerre ? La paix délire ou fiction ? », inédit.

[2] Briole G., « Après la guerre : réconciliation, mémoire et responsabilité », colloque de l’ACF-VD 2017, inédit.

[3] De Georges P., « Polemos est le père de toutes choses », Ibid.

[4] Berenguer E., « Fiction de paix, faux réel de la guerre », Ibid.

[5] Gonzalez C., « Retrouver la mémoire », Ibid.