Orientation

« Tes yeux oh des colombes[1] »

Amour humain ou alliance entre Dieu et son peuple ? Retour, d’abord, à Ernest Renan : « […] Le Cantique cher à tant d’âmes pieuses résistera malgré nos démonstrations. Comme une statue antique que la piété du Moyen Âge aurait habillé en madone, il conservera ses respects, même quand l’archéologue aura prouvé son origine profane. Pour moi, mon but n’a pas été de soustraire à la vénération l’image devenue sainte, mais de la dépouiller un moment de ses voiles pour la montrer aux amateurs de l’art antique dans sa chaste nudité ».[2]

Alain Revel, membre de l’ACF MAP, ne nous nous dévoile-il pas ces mêmes frémissants jeux de la langue dans ce texte consacré à l’un des plus beaux chants du monde, le Cantique des cantiques ? En passant par la traduction remarquable d’Olivier Cadiot et Michel Berder de ce poème, il nous fera saisir la force subtile de la métaphore, union et séparation des amants.

Le Cantique des cantiques occupe une place singulière dans la Bible. Il s’agit d’une suite de poèmes, de chants d’amour, de paroles échangées entre un homme et une femme. Parfois un chœur intervient, mais le texte hébraïque ne donne pas d’indications sur un découpage suivant les personnages. Interrogations et réponses, mouvements et repos, veilles et sommeils alternent. Le nom de Dieu n’apparaît qu’une fois, sous une forme abrégée et dans un mot, « Flamme-de-Yah »[3]Bandeau_web_j452_def2

Ce texte est attribué à Salomon qui représente la sagesse. La femme et l’homme sont à égalité et certains y ont vu même un poème écrit par une femme[4]. Un homme et une femme se cherchent, se trouvent, se perdent, le chœur interroge, la richesse du roi traverse le récit, la mère est évoquée, jamais le père.

La qualité du travail sur les images frappe, un usage généralisé de la métaphore traite tout, le corps, la nature, l’amour.

S’y lit aussi l’impossible stabilisation du couple amant-amante, aussitôt trouvé aussitôt perdu. L’amour est en mouvement. Aucune célébration ne scelle le couple si ce n’est la création poétique, mais malgré son abondance et les répétitions, rien ne se fixe.

C’est le mouvement de l’amour et du désir et de ce qui glisse, se dérobe, se rate entre l’homme et la femme.

Indéniablement, les images produites par ce poème ont une force sensuelle, voire érotique, ne cachant pas le désir. Il serait aisé d’en faire une lecture érotique prenant le mot désir au plus court de son sens. Seulement, ce serait faire l’économie de l’énigme que pose la présence d’un tel texte dans la Bible.

Les interprétations

Dans la tradition juive, cet amour dont il est question dans le poème, cet amour de métaphore en métaphore parle de l’amour de Dieu pour Israël et du peuple juif pour Dieu. Il est analogique au rapport d’amour entre deux époux. Yavé est l’amant, Israël est l’amante. Les chrétiens, après Origène, ont suivi cette même ligne. Ce poème est tout imprégné d’un amour transcendant. C’est une allégorie divine, qui renvoie au lien du Christ – l’amant – avec l’église – l’amante –, à l’union de l’âme mystique avec Dieu.

 Saint Jean de la Croix a particulièrement souligné cela dans un commentaire-poème du Cantique des cantiques, son Cantique spirituel, chanson entre l’âme et l’époux [5] :

« Où – loin des yeux de mon âme – es-tu caché Ô mon Aimé qui m’as laissée seule avec mon cri ? »[6]

Ainsi débute le texte de Saint Jean de la Croix, mystique du XVe siècle, que Lacan évoque dans le Séminaire Encore pour le citer en exemple de ceux qui, comme mâles, « éprouvent l’idée qu’il doit y avoir une jouissance qui soit au-delà. C’est ça, qu’on appelle des mystiques. » [7]

Dans une dimension non mystique, le Cantique spirituel reste une invitation à voir dans l’ensemble des métaphores, au plus près de l’indicible, l’amour de la Création, l’amour conjugal venant s’y loger car cet amour n’appartient pas à ceux qui s’aiment, c’est un don de Dieu.

La Bible des écrivains

La Bible a fait l’objet de multiples traductions. La traduction dite de la Bible des écrivains, édition Bayard[8], est parue en 2001. Il s’est agi de mettre au travail un ensemble de binômes écrivain-exégète qui ont travaillé chacun sur un texte, le tout sous la direction de Frédéric Boyer. Ce travail visait à donner « une idée de la polyphonie biblique, en allant à l’encontre d’une tradition d’uniformisation »[9].

La diversité des voix est revendiquée en écho à un texte écrit sur plus de mille ans. C’est le parti pris revendiqué « d’investir littérairement la Bible sans que cela passe pour une “adaptation” littéraire »[10]. Pour le Cantique des cantiques , ce travail de traduction à deux a été réalisé par Michel Berder[11] et Olivier Cadiot[12].

 De métaphore en métaphore

Les amants communiquent à travers le monde et la métaphore. Le monde, ce sont les jardins, les arbres, les vallées, les palais, les animaux. Ils s’approchent, se cherchent, se perdent. Les éléments environnants sont matériels de métaphore, dans le monde ils sont les images de l’Amour qui veut se dire.

La métaphore fait de l’amour maternel une figure originaire de l’amour, de l’aimée une sœur de lait et ramène l’amant à l’intimité de la matrice.

« J’ouvre à mon amour

mais mon amour a fait demi-tour

il est parti »[13]

Quand il est là ou elle est là

« Filles de Jérusalem ne réveillez pas

ne réveillez pas Amour

Avant envie »[14]

C’est la métaphore qui les relie.

« tes yeux oh des colombes »

La langue est l’instrument avec lequel ils se cherchent dans le monde et ce qui les sépare, la métaphore relie et sépare car elle est discontinuité et saut. La métaphore est l’union et la séparation des amants.

 Le traducteur O. Cadiot se saisit de l’importance de la métaphore dans ce poème ainsi: « Dans le Cantique, le problème est simple : il y a des comparaisons et des métaphores. « “Tes yeux des colombes”, littéralement. Écrire tel quel nous fait revenir à une idée lourde de la métaphore, de type mots-valises. […] Donc je mets un oh, “Tes yeux oh des colombes”, comme un souffle, quand on est saisi et qu’on ne peut plus parler »[15].

 Un tel agencement permet d’entendre à nouveau les paroles amoureuses. Ce « oh » est la seule liberté qu’O. Cadiot se soit permise. Cette création est ce qui marque la place du vide dans la métaphore. Souffle ou esprit divin, ce « oh » fait que la voix achoppe, s’y heurte et laisse un espace. Il s’agit de l’indication de la création poétique de l’écrivain mais aussi des amants et du lecteur. La lettre O nous amène à l’ensemble vide, vide de la jouissance qui ne peut se dire dans la rencontre des amants, laissant la place à cette création poétique ne cessant pas de s’écrire tout au long du poème.

 Avançons que la force de ce texte n’est pas dans la dimension allégorique, dans ce qui serait une transposition, une élévation mais justement dans ce qui à la fois s’incarne dans les corps, en passe par eux, insiste sur leurs présences et les rate. La création se fait à ce point insaisissable : le non rapport sexuel.

Ce texte est comme une célébration, non de ce qui se saisit, mais de ce qui échappe. Il se termine par :

« Allez disparaît

mon amour

Allez devient un cerf un petit chevreuil au-dessus

Des montagnes

Parfum »[16]

Le choix peut être de mettre l’esprit divin dans ce lieu insaisissable et de création mais « c’est le rapport d’un lecteur, d’une communauté à ce texte écrit »[17].

 NDRL : A. Revel nous recommande, en contre-point à son texte, la vidéo Rodolphe Burger, Le Cantique des cantiques : https://vimeo.com/74288157. Notez par ailleurs la création récente à Lyon d’un Cantique des cantiques par le chorégraphe Abou Lagra, mise scène de Mikaël Serre. Vous pourrez lire, voir et entendre à propos de cette chorégraphie ainsi que découvrir la programmation détaillée du spectacle en France de 2015 à 2017 : http://culturebox.francetvinfo.fr/scenes/danse/abou-lagraa-ose-un-cantique-des-cantiques-sexuel-ode-a-la-tolerance-227495

[1] Boyer F. collectif, sous la direction de, La Bible – Nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001, p. 1610 ;

[2] Le Cantique des cantiques, traduit de l’hébreu et commenté par Ernest Renan, Évreux, arléa, 1991, p. 14.

[3] Boyer F., collectif, sous la direction de, La Bible – Nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001, p. 1629.

[4] Lacoque A., Ricœur P., Penser la Bible, Paris, Point essais, 2003.

[5] Saint Jean de la Croix , Cantique spirituel, chanson entre l’âme et l’époux, traduction Rolland Simon, Paris, Édition Charlot Fontaine, 1945.

[6] Ibid., p. 15.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, 1972-1973, Paris, Seuil, 1975, p. 70.

[8] Boyer F., sous la direction de, La Bible – Nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001.

[9] Chottin A. & Mangeot P., « Discours de la méthode », Vacarme, n° 17, avant-propos au dossier « La Bible, work in progress », www.vacarme.org/article215.html

[10][10] « La Bible, travail en cours », entretien avec Frédéric Boyer et Olivier Cadiot, réalisé Chottin A., Doppelt S., Gallienne E., Mangeot P., Renouard J.-P.,  Wajeman L. & Zilberfarb S., www.vacarme.org/mot485.html

[11] Ancien élève de l’Ecole biblique et archéologique de Jérusalem, docteur en théologie catholique et enseignant à l’Institut catholique de Paris

[12] Ecrivain, il a publié Retour définitif et durable de l’être aimé, Un mage en été, Un nid, pour quoi faire ? etc., et collaboré avec Rodolphe Burger à plusieurs productions musicales et à un livret d’opéra avec Pascal Dusapin, a participé au festival d’Avignon en 2001 en tant qu’artiste associé,

[13] La Bible – Nouvelle traduction, Le Cantique des cantiques, op. cit., p. 1620.

[14] Ibid., p. 1612.

[15] Wajeman L., « Oh », Vacarme, op. cit., http://www.vacarme.org/article216.html

[16] La Bible – Nouvelle traduction, Le Cantique des Cantiques, op. cit., p. 1630.

[17] « La Bible, travail en cours », entretien avec Frédéric Boyer et Olivier Cadiot, réalisé par Chottin A., Doppelt S., Gallienne E., Mangeot P., Renouard J.-P.,  Wajeman L. & Zilberfarb S., www.vacarme.org/mot485.html

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PLUS UN ou moins-Un, un sujet dérangé

Le travail de l'École passe par le cartel. En lisant ce texte, vous découvrirez comment une première expérience de Plus-Un dans un cartel peut être un moteur puissant pour relancer le désir de savoir.

Ma première expérience en tant que « Plus-Un » d’un cartel s’est faite à partir d’un « pourquoi pas » répondu à un « cherche-cartel ». Une contingence que j’attrapais au vol. Parmi les diverses significations du mot cartel, l’une d’elles ne désigne-t-elle pas une lettre de défi lancée à l’autre ? J’ai pris appui sur la pratique du contrôle ainsi que sur ma propre analyse pour occuper cette fonction.

Le transfert à l’œuvre dans un cartel – transfert à Freud, à Lacan, à l’École, au texte… – est un moteur puissant : d’une rencontre à l’autre, il relance le désir de savoir et le désir de transmission. C’est un transfert où se fait l’expérience de la dimension topologique de l’inconscient, sur laquelle s’appuie l’élaboration collective. Jacques Alain Miller dans ses « Cinq variations sur le thème de l’ Élaboration provoquée »  évoque un « travail de transfert de travail »[1]. Renouvelé par le réel en jeu, le transfert qui s’établit au démarrage du cartel est un transfert à l’École et au savoir.

Se laisser enseigner, travailler, surprendre, par nos trouvailles comme par les silences de nos impasses subjectives, a creusé, pour ma part, le lit d’un désir inédit. Le cartel est l’adresse pour y répondre et le lieu pour en faire l’expérience. La traverser comme on traverse l’expérience de l’analyse, l’éprouver, est-ce donc de cela que naît ce désir de transmettre ?

Cette expérience de groupe, où chacun prend une part active à ce qui lui arrive dans l’étude, et prend le risque de prendre la parole, a pour effet de tisser des liens, dans le lien à l’École, entre ces « épars désassortis »[2], et aussi de permettre la production de textes. Chacun peut en renouveler l’expérience en éprouvant la joie de l’étude à plusieurs et en complétant sa formation d’analyste, dont nous avons l’idée qu’elle est infinie. « Car tout en ne s'autorisant que de lui-même, il ne peut par là que s'autoriser d'autres aussi »[3].

Cette expérience permet de sortir de sa propre solitude rencontrée dans la difficulté de lecture des textes lacaniens, et de passer de « lecteur passif » à celui qui répond à l’appel de l’autre et s’autorise à écrire. En effet, la fonction de coupure et d’épure du Plus-Un convoque l’élasticité du transfert hystérique pour que le meilleur puisse se dire de façon « circulaire »[4] (à partir de la base et avec retour à la base) et non de façon pyramidale et hiérarchisée. Pour le dire autrement, avec J.-A. Miller, « l’un vaut l’autre »[5].

Là où se situe la possibilité offerte à chacun d’écrire ses propres textes, issus de dits premiers, de laisser une trace de ses premiers pas, l’École doit advenir. Lorsque les productions d’écrits sont venues border d’un savoir nouveau quelque trou, le rôle du Plus-Un est de soutenir ces productions, d’aider chacun à les réélaborer sans pour autant faire le maître d’école. « Dans un ensemble aussi vaste où faire “reconnaître son travail” […] deviendra toujours plus difficile, ne seriez-vous pas heureux de faire partie d’un petit groupe composé de collègues disponibles […] ? »[6] Le Plus-Un veille aussi au devenir de ces productions. La transmission à l’École est convoquée, ainsi que le lien de chacun à celle-ci, qu’il en soit conscient ou pas.

Le travail de l’École passe par le cartel, que Lacan a voulu être l’« organe de base […] de l’École »[7], dans le sens où le cartel produit des textes qui eux-mêmes produisent l’École. Aussi il me paraît essentiel de témoigner de cette expérience de Plus-Un faite à partir de cet « organe de base ». La mise que chacun consent à faire continue de provoquer la singularité et la discontinuité de l’École elle-même. On n’en aura jamais fini avec le réel !

Le cartel peut rester un lieu où se joue et se rejoue la place à la fois indéterminée et non-fixe du parlêtre, ce sujet que la parole embrouille. La fonction de Plus-Un décomplète et favorise la provocation à l’élaboration de ces jeux- là. Avec J.-A. Miller, « C’est là déplacer le cartel de la logique du tout et de l’exception où il est né (le nom de « plus-un » l’indique assez) à celle du pas-tout »[8].

Alors Plus-Un ou Au-Moins-Un ? La différence, dans la psychanalyse, reste toujours et encore à produire et à inventer. Il y a à parier que son extension et sa présence dans le monde passeront, plutôt plus que moins, par les produits de cartel.

[1] Miller J.-A., Cinq variations sur le thème de « l’élaboration provoquée », intervention à l’École (Soirée des cartels) 11 décembre 1986. http://www.causefreudienne.net/cinq-variations-sur-le-theme-de-lelaboration-provoquee/

[2] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.

[4] Miller J.-A., « Le cartel dans le monde », La lettre mensuelle n° 134, in  Le cartel au centre d’une école de psychanalyse : 1994 , op. cit., http://www.causefreudienne.net/cartels-dans-les-textes/

[5] Ibid.

[6] Miller J.-A., « L’École à l’envers : 1994 », in  Le cartel au centre d’une école de psychanalyse : 1994 , op. cit.

[7] Lacan J., « D’écolage », 11 mars 1980. http://www.causefreudienne.net/cartels-dans-les-textes/

[8] Miller J.-A., Cinq variations sur le thème de « l’élaboration provoquée », op. cit.

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Faire couple par le mariage du point de vue de l’état civil

Véronique Michel, membre de l’ACF Rhône-Alpes, s’entretient avec Paula Guignant, officier d’état civil, à propos de la procédure du mariage et des questions requises à ce moment symbolique avant tout. « Les demandes motivées par l’amour sont de moins en moins nombreuses, l’époque change… » C’est dire que mariage et amour ne répondent pas toujours à la même logique subjective. Pas d’évidence en la matière… mais des partenariats de jouissance au cas par cas.

Diotime évoque dans Le Banquet le mythe de la naissance de l’Amour : Aporia, la démunie, profite de l’ivresse de Poros, le nanti, pour s’unir à lui et avoir cet enfant nommé Amour. Lacan met l’accent sur le « il ne savait pas » de Poros, et sur la position désirante d’Aporia, « position véritablement féminine » : « Aporia, la pauvreté absolue, est à la porte du banquet des dieux… elle n’est en rien reconnue, elle n’a en elle-même aucun des biens qui lui donneraient droit à la table des étants. C’est bien en quoi elle est d’avant l’Amour »[1]. L’audition préalable des futurs époux n’est-elle pas cet instant de voir qui discerne entre le couple abus-crédulité et la duperie inhérente à la naissance d’Amour toujours à renouveler ?

Véronique Michel - Paula, vous êtes officier d’état civil à la mairie de votre ville, vous recevez les personnes qui souhaitent se marier. Quelle est la procédure ?

Paula Guignant - Mon rôle est de procéder à la publication des bans qui fait savoir à la communauté que deux ont décidé de se marier. La société peut objecter au projet. Il y a là articulation d’une parole intime, privée, à l’espace public. L’inscription à l’état civil procède à une nouvelle nomination pour les époux. Depuis 2006[2], les futurs époux doivent remplir un dossier puis venir tous les deux à « une audition préalable des futurs époux ». Ces deux conditions sont obligatoires. L’audition préalable permet de vérifier l’intention réelle matrimoniale, de déceler si les personnes sont là de leur propre gré ou malgré elles.Bandeau_web_j452_def2

VM - Dans cette audition vous posez donc des questions assez personnelles ?

PG - Oui, l’officier d’état civil a un rôle de veille, et même de surveillance. Il a obligation d’informer le procureur (dont il dépend hiérarchiquement) par procès-verbal s’il a des doutes. En dernier ressort c’est le procureur qui autorise ou pas le mariage.

VM - Alors, comment faites-vous entre ce principe de contrôle et la liberté matrimoniale qui est inscrite dans notre Constitution, dans la Déclaration universelle des droits de l‘homme ?

PG - L’officier d’état civil doit protéger, d’une part, l’institution matrimoniale qui pourrait se trouver attaquée dans sa valeur et sa crédibilité et, d’autre, part les personnes vulnérables qui pourraient être victimes de manœuvres frauduleuses. Il doit garantir la liberté de se marier et celle de choisir son conjoint. Cette tension rend ces auditions très délicates et je me sens tiraillée entre mon devoir et ma gêne à faire intrusion dans l’intimité des personnes. Ma boussole c’est le droit et mon garde-fou le procureur.

VM - Quels sont les signes qui vous font douter de l’authenticité des intentions de vie commune ?

PG - Après vingt ans d’expérience on entend quelque chose qui cloche : les personnes connaissent mal leur futur conjoint, sont nerveuses, se sentent persécutées par des questions banales…

Pour les étrangers la lenteur des procédures d’obtention des papiers donnant le droit de résider en France est telle qu’ils sont tentés de frauder. Précisons que ne pas avoir ces papiers n’est pas un obstacle au mariage. S’il y a un malaise, c’est qu’il s’agit d’autre chose : soit les deux personnes ont passé un accord préalable pour se marier en vue de l’obtention des papiers soit l’un des deux, aveuglé, ne se rend pas compte qu’il est abusé.

Le mariage donne accès à d’autres papiers qui peuvent être convoités : une pension de réversion, une assurance maladie etc…

Il y a aussi les mariages forcés – surtout chez les jeunes – par la famille, qui tente de s’imposer dans l’espace de l’audition.

VM - L’audition préalable peut donc être un moment très intense ?

PG - Oui, dans la mesure où elle permet d’éveiller l’esprit des personnes vulnérables, d’introduire avec tact une question à l’aide de nos propres questions. C’est un cas de conscience pour nous. L’officier d’état civil insiste sur la notion de liberté du choix du conjoint et de consentement mutuel éclairé. Une remarque : les demandes motivées par l’amour sont de moins en moins nombreuses, l’époque change…

VM - Élisabeth Badinter le disait dans son interview sur Lacan TV[3].

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 157-158.

[2] Loi n° 2006-1376 du 14 novembre 2006 relative au contrôle de la validité du mariage.

[3] http://www.lacan-tv.fr/video/je-nentends-plus-beaucoup-parler-damour/

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Cérémonies protocolaires

Comment tenter de saisir une part de jouissance non négativable au risque d’exclure le sujet ? Là où était l’exploit sera aujourd’hui la performance. Delphine Jézéquel nous  emmène ici vers le corps parlant, Rio et le Congrès de l’AMP. Courons avec elle.

Les performances de Chris Froome lors du dernier Tour de France font l’objet de soupçons. Sa montée fulgurante, le 14 juillet dans les Pyrénées, vient rappeler celle effectuée en 2013 sur les pentes du Mont-Ventoux : les chiffres indiquaient une ascension avalée en 48 minutes et 35 secondes, à deux secondes du record de Lance Armstrong en 2000. « Alors que son rythme cardiaque n’a jamais dépassé les 165 pulsations par minute tout au long des 15,9 km à 8,6 % de pente moyenne, sa vitesse passe ainsi de 19km/h à 30km/h en quatre secondes […] la puissance développée s’établissant à 600 watts »[1]. Frédéric Grappe, docteur en biomécanique et physiologie du sport s’insurge contre ces raccourcis chiffrés[2].

Les commentaires douteux de Jalabert et Vasseur sur France Télévision, relancent la suspicion de dopage. Froome en est victime : bras d’honneur, crachats, injures, jet d’urine. Le 18 juillet, six vélos sont démontés. Les pédaliers sont inspectés à l’aide d’une caméra : des contrôles inopinés pour détecter une éventuelle tricherie mécanique. Le dopage chimique reste très surveillé. Depuis le 1er janvier 2015, le nouveau code mondial antidopage autorise à contrôler tout sportif, en tous lieux, en tous moments. L’Agence française de lutte contre le dopage et la Fondation Antidopage du Cyclisme affirment leur coopération dans un communiqué commun : « Il s'agira d'adopter une approche globale, afin de maximiser l'efficacité du système de contrôle, notamment à travers des contrôles ciblés au début de la compétition - en particulier grâce à l'échange de données lié à la localisation des coureurs - ainsi qu'à l'échange d’informations relatif au passeport biologique ». Jacques-Alain Miller avertit qu’il y a une part de jouissance qui ne répond pas à l’interdit, « à qui la négation ça ne fait rien du tout »[3]. Cet illimité pousse les instances vers le zéro dopage. Or ces contraintes draconiennes favorisent d’autres dépassements de limites. L’utilisation des nanotechnologies touche les corps insidieusement, le piratage informatique s’invite. Des données statistiques personnelles de Froome (fréquence de pédalage, puissance et rythme cardiaques…), provenant d’un capteur placé dans le pédalier, ont été dérobées. Initialement prévu pour établir le programme d’entraînement, le manager de Sky en indique le nouvel usage : « Pour convaincre les sceptiques que Chris ne se dope pas, les datas, c’est essentiel ». Pourtant, le 5 octobre 2013 à Rennes, le Professeur Klein, physicien des particules et ultra-trailer, témoignait que « mettre son corps en mouvement de manière extrême provoque une métamorphose temporaire du cerveau, comparable à l’effet d’une drogue […] il explique comment la douleur physique se dompte par la pensée, qui parvient à maîtriser le corps en vue de lui faire accomplir des exploits »[4].

Ces cérémonies protocolaires, d’accumulation de données et de contrôle, ne tentent-elles pas de saisir la jouissance non négativable propre à notre époque, au risque d’« éjecter le sujet, menacé de sortir du système »[5] ?

[1] http://www.sports.fr/cyclisme/tour-de-france/articles/froome-des-chiffres-qui-sement-le-trouble-1283944/

[2]http://m.20minutes.fr/lyon/1654235-tour-france-frederic-grappe-reportage-stade-2-pure-escroquerie-scientifique

[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 9 février 2011, inédit.

[4] http://campuspsy-vlb.blogspot.fr/ Nouvelles pratiques du corps, entre désir et droit

[5] Laurent É., «Insistance des protocoles, persistance du désir», Forum CampusPsy, Rennes, 3 octobre 2015.

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La mort comme miroir réel de ce qui fait couple

En service de soins palliatifs, l’imprégnation de la signification mortelle pousse souvent les patients à une véritable ouverture du plus intime de ce qui les anime, faisant fi des résistances consacrées. L’offre d’écoute prend parfois son sens dans une sorte de processus accéléré de l’expérience de la parole où le franchissement de l’indicible trouve à se loger dans la dialectique de l’échange. Car, non sans angoisse, l’imposture structurante des semblants peut venir à se révéler dans un dernier sursaut.

C’est le cas de M. L. dont le discours se sera ouvert sous la forme de l’aveu pour se réduire à la culpabilité de ne pas avoir pris place à temps dans la dialectique du désir. Au-delà de l’angoisse de l’inconnu et de sa fierté paternelle mêlée d’inquiétude prédomine, lors de notre dernier entretien, le regret d’être resté aux côtés d’une femme pour laquelle toute forme d’amour avait disparu de longue date. Sans qu’il ne puisse parvenir à en préciser davantage les coordonnées, il s’agit avant tout pour lui du constat d’échec d’une relation antérieurement placée sous le règne de la signification phallique. Aussi, avoir pour femme la mère de ses enfants aura suffi à faire tenir un couple fondé sur le socle parental, mais ne suffira plus à satisfaire la vérité menteuse à l’orée d’une dernière parole.

Pour lui, l’échéance de la mort aura fait choir l’entité du couple à une pure contingence, hors-sens, venant révéler la supercherie de ce qui fonde une relation au jugement le plus implacable qui soit – à savoir le sien. Confrontée au manque-à-être, l’impossibilité à se soutenir des schémas imaginaires préexistants est alors venue asseoir la solitude comme reste de l’opération fantasmatique et partenaire solidaire de l’organisation subjective.

Dans son dernier enseignement, Jacques Lacan s’attache à se départir de la question de l’être au profit de l’écriture de l’existence permettant de réhabiliter le corps comme substance jouissante. L’atteinte corporelle engendrée par les pathologies lourdes prend donc place dans la série comme métaphore de la corporisation, dont le phénomène intrusif fait porter la marque. Si le donner à voir ontologique ne fonde rien du côté d’une garantie existentielle, le désêtre se constitue en ouverture sur le réel de l’existence. Il apparaît ainsi qu’évidé de l’autre spéculaire, l’habillage de la jouissance prend valeur de faux-semblant à mesure que le désir s’abîme dans le défilé des signifiants. Et cette entropie pulsionnelle conduit le sujet à se heurter à son symptôme propre tandis que la jouissance singulière s’exile radicalement de l’autre, mais pas nécessairement de l’Autre de la parole. Dans cette clinique, l’appréhension trop réelle du corps vient parfois révéler l’hégémonie de l’impossible rencontre des sexes. Il n’est pas de meilleur miroir que celui que convoque la destitution de l’Idéal – outil princeps de l’investigation subjective – mais dont les effets peuvent tenir lieu d’envers agalmatique.

Pour M. D., c’est la volonté de comprendre le fondement de la rencontre avec sa femme quarante huit ans plus tôt qui constituera un nouage permettant de réorganiser le lien de la pulsion au partenaire sexuel via la vérité dans sa quintessence fictionnelle.

Les symptômes énumérés prennent place de manière privilégiée au sein de la relation, au point de rompre tout dialogue possible avec son épouse et de nourrir des sentiments hostiles à son endroit. Les entretiens révèleront que la maladie aura eu pour fonction de précipiter des tensions apparues de manière concomitante au départ des petits-enfants dont ils avaient fréquemment la charge. Dans ce tête à tête devenu impossible, la rédaction d’une lettre personnelle portant sur le sens de la vie et des choix réalisés sera l’ouverture vers un premier questionnement. Au cours de nos rencontres, M. D. met l’accent sur la nécessité s’imposant à lui de se tourner vers des activités extérieures au domicile conjugal. Outre le signe d’une pulsion de vie lui réattribuant un statut social, ces activités deviennent également le lieu propice à de nouvelles rencontres. « On m’accueillait chaleureusement et on me portait attention », explique-t-il là où la signification nouvelle de son couple répondait du côté de la maladie et de l’assimilation de sa femme au statut d’infirmière.

Dans ce vacillement naissant, M. D. revendique son besoin de tendresse et d’attention et se saisit de ses sorties extérieures pour tenter de capter chez l’autre ce qui y répondrait. Selon un mouvement inconscient, il ne cesse de déclamer sa volonté « d’aller voir ailleurs » sans parvenir à entendre l’équivoque possiblement dissimulée ni à concevoir la jalousie de sa femme attisée un peu plus chaque jour. Sa demande première est que l’Autre sexe soit en mesure de l’écouter et de lui parler, éveillant par là une position désirante exigée pour faire écran à la réalité et brisant la dynamique pétrifiée de son couple – dissimulée sous la coupe d’un modèle d’union aux yeux des autres.

Érigée en principe universalisant, la parole séante contemporaine sacre l’icône du couple et vient sceller la représentation d’une mort digne tout en s’affranchissant de l’indice de la subjectivité. Aussi, se vouer au Souverain Bien pour continuer à croire au sens établi qui fait le lit de l’exclusion du sentiment de la mort engage le leitmotiv de nos sociétés dont la maladie incarne parfois le pendant hérétique. Car du fait de sa levée de l’écran soporeux du fantasme, la proximité avec la mort devient une invite à révéler l’idiotie d’une jouissance singulière et répétitive ou peut davantage encourager les sujets à renouer avec une fiction salvatrice. Dans le vacillement de la force inconsciente, les arcanes du sentiment vertigineux de l’être-à-deux se dénudent, venant dénoncer une combinatoire qui ne va pas de soi. C’est pourquoi la maladie peut se penser comme prisme révélateur des pantomimes de la relation amoureuse que tout un chacun s’applique à faire exister pour parer à la détresse de la rencontre toujours manquée.

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Contingences

Au-delà du couple S1 – S2 , ce qui se fait et peut se défaire

Une série de surprises m’a touchée ces derniers temps.

Dans le cadre d’un séminaire de lecture au Courtil nous travaillons la leçon 16 du cours de Jacques-Alain Miller « Le partenaire-symptôme ». Ce qui m’a retenue a trait à la connexion de la jouissance avec la contingence, au-delà de l’articulation signifiante faite du couple S1 – S2 et du sens joui comme valeur de jouissance.

Dans la rencontre avec un analyste, peut donc se défaire ce qui ne cesse pas, et s’ouvrir un champ de possibles. Comme le dit J.-A. Miller : « C’est bien de cela qu’il s’agit dans l’analyse, le désinvestissement du pathogène n’est jamais que de l’ordre du possible, c’est-à-dire qu’à un moment, ça cesse de s’écrire […] c’est là que s’inscrit l’acte analytique et […] c’est là que s’inscrit la passe au titre de possibilité précisément. »[1]

Quelques jours plus tôt, en séance chez l’analyste, j’entends autrement ce signifiant « impossible » qui a percuté le corps : non plus avec le sens joui mais dans sa motérialité, sa matière sonore. Dans ma lalangue, « im-possible » se prononce comme « sym-ptôme », avec un accent du sud. Cette découpe du signifiant entame le sens, allège, colore de vie.

Le 13 juin dernier, avant l’assemblée générale de l’ACF, en présence d’Éric Zuliani, a eu lieu une séance extraordinaire de l’atelier de lecture qui s’est tenu cette année au local sur le même cours de J.-A. Miller. Monique Kusnierek, Anne Lysy, Bernard Seynhaeve et Guy Poblome y ont invité Philippe Hellebois qui a établi ce cours, avec Christiane Alberti. P. Hellebois avance que cette contingence de la Leçon 16 est un moment tournant dans ce cours : J.-A. Miller pose la question « Pourquoi est-ce que telle parole de l’Autre a pris une valeur déterminante pour un sujet, pourquoi tels mots ont fait mouche pour lui ? [...] Il est question de poids, de densité, de couleur, d’intensité. » Il lie la jouissance « à ce qui, à un moment, cesse de ne pas s’écrire, mais survient, se rencontre, pour l’un » et à ce que Freud désigne comme le « facteur quantitatif » de la libido. Puis il développe : « des formations attirent une certaine quantité d’investissement libidinal […] à un certain moment, par l’effet d’un surinvestissement ça se met à agir. » Cependant « […] on ne peut jamais déduire d’une articulation la quantité d’investissement qu’elle attire ».

Qu’est-ce qui fait rencontre aléatoire, contingence imprévisible ? P. Hellebois cherche, à ce moment-là, le passage où J.-A. Miller prend l’exemple de l’obsessionnel « retenu par certaines formules ». Cette recherche prend un peu de temps. Et surprise : j’éternue ! Événement de corps qui allège et fait rire autour de moi.

Si la contingence fait le lit de l’impossible qui mène à l’analyse, d’autres contingences liées à l’acte de l’analyste qui y met son corps, peuvent désinvestir la valeur de jouissance du symptôme, « faire la révolution dans la libido » ! Reprenons les termes de P. Hellebois : « Ce qu’une rencontre a fait, seule une nouvelle rencontre peut le défaire ».

Au-delà donc du couple S1 – S2 et du sens joui, du nécessaire et de l’impossible, qui alimentent la rencontre initiale du signifiant avec le corps, il est possible de faire d’autres rencontres qui donnent du peps !

[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 16 mai 1998, inédit.

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Positive attitude

J’ai décidé d’être heureux,

Parce que c’est bon pour la santé.

Voltaire

Soyez optimiste ! Le bonheur pour tous définit l’orientation tendance du sujet contemporain[1], de Pharrell Williams[2] le monsieur happy des tubes anti-morosité[3] aux réseaux très en vogue de la « positive thérapie ». Doit-on y voir une classification marketing (le bonheur ça rapporte) ou une émergence d’un réseau illustrant une Autre satisfaction ?

Le mot « optimisme » (du latin « optimus », le meilleur) a été forgé au milieu du XVIIIe siècle avec Leibniz pour qui les hommes vivaient dans le meilleur des mondes possibles. Il fallait alors se tourner vers l’avenir : le progrès devenait irréversible et prévisible.

La ligue des optimistes[4]Untitled1

Créée il y a huit ans en Belgique par un ancien avocat d’affaires, elle a pour but de créer un nouvel État, l’Optimistan : un pays métaphorique dont les optimistes seraient les citoyens. Il a une chorale où le bonheur se chante, des filières voient le jour un peu partout dans le monde. Une structure internationale, des conférences, une lettre hebdomadaire, des parapluies, pin’s et parfums font l’éloge du label ! L’optimisme glisse sur la vague de la morosité ambiante. À l’image d’un club sportif, la ligue des optimistes est très active dans son soutien au discours capitaliste.

Optimiser la jouissanceUntitled2

Jacques Lacan nous éclaire sur les modalités de satisfaction actuelles : l’Autre satisfaction. « Tous les besoins de l’être parlant sont contaminés par le fait d’être impliqués dans une autre satisfaction » et « la jouissance dont dépend cette autre satisfaction [est] celle qui se supporte du langage »[5]. Ainsi, puisque la satisfaction dépend de la réponse de l’Autre, elle est liée aux signifiants de la réponse en tant que signes d’amour. L’optimisme y trouverait là sa place et ses signifiants : bonheur et plaisir optimal !

Faute de pouvoir jouir du rapport sexuel qui n’existe pas, l’être parlant jouit des universels. Jacques-Alain Miller indique que le lien social peut faire fonction de tampon[6]. L’Autre satisfaction est celle de la communication, c’est une jouissance communautaire qui permet de se situer les uns par rapport aux autres… Au mieux il s’agirait d’optimiser cette jouissance.

Le lien à la communauté de ces optimistes engagés leur permet de trouver un « style de relations » où les codes identificatoires ont leur importance. Façon nouvelle d’être représenté pour l’Autre : « Optimistes ! Positivez, tout va bien ! » Ou encore « Positifs, Il faut optimiser! »

Le 5HTT : le bonheur est une affaire de longueur …

Face à l’injonction de l’optimisme pour tous, morale et désir sont ravalés par la science au rang du « 5HTT »[7]. Dans un article de Sylvie Déthiollaz (docteur en biologie moléculaire), publié dans la revue « Prolune », l’auteur pose la question : « 5HTT : et si le bonheur était affaire de longueur ? »[8] Une étude menée par une équipe de chercheurs du King’s College de Londres démontre que ce gène confère une aptitude à faire face aux aléas de la vie, proportionnellement à sa longueur. La clé du bien être serait génétique, occultant toute question subjective liée au fait d’être « fatigué, déprimé, pessimiste »[9]. Le bonheur qui se mesure, peut être appuyé sur un dosage médicamenteux. Le bonheur se prescrit…

Dans la même logique, la chaîne de confiserie espagnole Happy Pills a enrichi l’univers des bonbons gélifiés en vrac en puisant dans trois univers : la pharmacie, la drogue et l’art contemporain. Les bonbons curatifs détournent les codes pharmaceutiques. Le client devient prescripteur de ses pilules du bonheur. Les commerces, lieux de pharmacies gourmandes, empruntent également leurs codes à l’univers de la drogue. Le produit se vend au gramme près. Sous couvert d’humour, le client est encouragé à transgresser pour un brin d’optimisme et un bonheur assuré. À confondre une santé qui s’achète avec la promesse du bonheur, le mot d’ordre est bien : jouis !

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La qualité de vie où bonheur, satisfaction, optimisme trouvent à se loger, apparaît comme un maître mot d’une nécessaire « conversation permanente » autour d’un impossible à collectiviser, comme l’a indiqué Éric Laurent[10].

À déjouer ces propagandes imaginaires, la psychanalyse délie des lendemains qui chantent, leur préférant les inventions singulières du sujet. Une prescription sur mesure qui ne se vend pas en pharmacie.

[1] Happy Show, La Gaîté lyrique, 3 bis, rue Papin, Paris 3e, 28 novembre 2013 – 9 mars 2014. www.gaite-lyrique.net [2] Ghosn J., « Pharrell Williams, rendez-vous avec Mr. Happy », Obsession n° 17, avril 2014. [3] Get lucky, avec Daft Punk, Blured lines avec Robin Thicke. [4] Site « La ligue des Optimistes », fr.optimistan.org/, www.liguedesoptimistes.be [5] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 49. [6] Miller, J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 14 janvier 1988. [7] 5HTT est une protéine qui influence la capacité à gérer les difficultés. Le promoteur du gène 5HTT existe en deux versions (courte ou longue). La version longue permet une production plus élevée de la protéine. [8] Déthiollaz S., Revue Prolune n° 10 (protéines à la une), « 5HTT, et si le bonheur était une affaire de longueur ? », septembre 2003. [9] Hariri A. R. et al., « Serotonin Transporter Genetic Variation and the Response of the Human Amygdala », Science 297 : 400-4003 (2002) PMID : 12130784. [10] Cité par Monique Amirault, site de l’École de la Cause freudienne, in Chroniques Lacaniennes, « La clé du bien être, un bain de jouvence », 2009. Enregistrer

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Complot, vous avez dit complot ?

Au cours des derniers jours, la presse écrite[1] et les journaux télévisés[2] ont mis en lumière la rapidité avec laquelle différentes rumeurs, relayant les théories du complot concernant les attaques qui ont récemment touché notre pays, avaient pu circuler sur les réseaux sociaux et surtout à quel point une frange importante de la population, principalement jeune mais pas seulement, pouvait potentiellement y adhérer.

Objet de recherche de la psychologie sociale depuis plus de soixante ans, la rumeur n’a pas attendu l’avènement de la toile moderne qu’est le net pour exister. La nouveauté réside bien plus dans l’hyper-accélération qu’a pu subir ce phénomène, comme quelques autres avant lui, de par les nouveaux moyens de communication. Une rumeur aurait pris des semaines voire des mois à enfler il y a encore vingt ans. Là, cela s’est répandu en quelques heures sur les différents réseaux sociaux d’aujourd’hui. La rapidité du processus cependant ne change en rien les caractéristiques d’un tel phénomène : instabilité des récits en lien à l’implication importante des sujets quant à la négativité du message, associée avec l’attribution de sources multiples. Le fameux: « Je l’ai vu sur internet ! » venant alors balayer pratiquement toute contestation possible chez certains. La défiance des partisans d’un tel discours semble tout autant se trouver dans la volonté de désignation d’un Autre malintentionné que dans l’adhésion grandissante à une non-croyance en l’information proposée par les médias dits traditionnels.

Déjà en 2011, Jacques-Alain Miller attirait notre attention sur le phénomène[3]. En y repérant les principales coordonnées de la logique complotiste, il pointait l’importance pour ses défenseurs d’attribuer une responsabilité à un Autre « multiforme, tentaculaire et dissimulé »[4] afin de venir combler les trous laissés dans le savoir mais aussi toute la part de hors-sens que peut comporter n’importe quel événement historique. La plupart des faits majeurs de l’histoire contemporaine ont connu leur lot de récits conspirationnistes, de la Shoah aux attentats du 11 septembre 2001, en passant par les missions lunaires Apollo ou encore l’assassinat de J.-F. Kennedy. Pour les partisans de ces récits, il y aura toujours une bonne raison de ne pas y croire. En quelques jours seulement, les événements survenus entre le 7 et le 9 janvier auront été mis en doute au nom, successivement, d’un gilet pare-balle, de rétroviseurs, d’une carte d’identité, d’un policier mort et d’une prétendue paire de menottes. Et il y a fort à parier que la liste s’allongera. Car la logique de ce type de récit est de pouvoir s’appuyer sur tout élément relevant du champ du hasard, du manque, du hors-sens, pour y rétablir un désir prêté à l’Autre permettant ainsi de rabouter ce qui pouvait venir à manquer de sens. Le récit s’en trouve alors « irréfutable. Il s’autovalide. La trame du récit se resserre. Il est fermé sur lui-même, comme un poème »[5].

En son temps déjà, Freud avait attiré notre attention sur ce qu’il présentait, dans Totem et Tabou, comme le tout premier complot, le postulant à l’origine même du lien social, avec l’alliance des frères contre le père de la horde. Mais, à la différence de la rumeur du complot avec son type de récit visant à cerner l’authenticité en la saturant de sens, le mythe se déploie d’emblée dans le registre de la fiction historique comme « un énoncé de l’impossible »[6]. La lecture originale des mythes que propose la psychanalyse dévoile, dans leur structure, le lien avec l’autre qu’ils permettent d’établir. C’est alors que les récits mythiques se distinguent des récits complotistes car ces derniers intègrent automatiquement un Autre méchant à leur trame narrative et ne permettent de faire lien qu’avec quelques très rares autres. Le monde se séparant alors par exemple entre les truthers - comme ils se surnomment -, partisans de la vérité, et les autres. Pour certains sujets pointe donc la perspective d’une rupture dans le lien social que nous sommes déjà en mesure d’observer dans ces résonnances locales.

[1] Libération, édition du 21 janvier 2015, p. 2-5. http://www.liberation.fr/monde/2015/01/17/apres-charlie-hebdo-la-theorie-du-complot-relancee_1182921 [2] http://www.canalplus.fr/c-infos-documentaires/c-la-nouvelle-edition/pid6850-la-nouvelle-edition.html?vid=1198045 [3] Miller J.-A., Le Point, 15 décembre 2011. [4] Ibid. [5] Ibid.                                                                                                          [6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 145.

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Dans le vif d’une conférence d’Hélène Bonnaud : Nancy Huston, from the bad new to Bad Girl

La conférence tenue par Hélène Bonnaud, à Amiens, à propos de l’inconscient de l’enfant et l’analyste[1], a fait résonner pour nous que l’inconscient est fondé sur ceci, comme nous l’indique Lacan, « […] que dès l’origine il y a un rapport avec “ lalangue ”, qui mérite d’être appelée, à juste titre, maternelle parce que c’est par la mère que l’enfant – si je puis dire – la reçoit. Il ne l’apprend pas. »[2] L’enfant n’est pas issu d’une abstraction, c’est bien pourquoi la pente du sujet qui fait l’expérience de l’analyse, est de parler de sa maman et son papa. Lacan ajoute qu’il « a eu une histoire et une histoire qui se spécifie de cette particularité : ce n’est pas la même chose d’avoir eu sa maman et pas la maman du voisin, de même pour le papa. »[3]

La lecture du dernier ouvrage de Nancy Huston nous a mis au travail sur cette assertion articulée à cet autre dit de Lacan selon lequel « nous sommes les fils du discours »[4].

Huston nous fait entendre ce qu’a été pour elle, la rencontre de son corps vivant attrapé par le discours : « À compulser tous ces jolis débris, lettres, photos et souvenirs, qui flottent dans le liquide amniotique avec toi petite Dorrit, on ne peut qu’être frappé par le fait que ce sont des femmes qui te mettront en contact avec la littérature et la musique. »[5]

Bad Girl, classes de littérature, récit autobiographique de Nancy Huston nous enseigne sur ce qui a poussé la bad girl à écrire. Elle nous présente les rencontres qui ont marqué son parcours comme des « classes de littérature ». Enfant non-désirée, puis abandonnée par sa mère, elle a cherché à comprendre tout au long de son œuvre ce qui s’était passé ce fameux jour où sa mère est partie très loin de ses enfants. Elle nous livre ce qu’elle a mis plus d’un demi-siècle à saisir, à admettre : qu’elle avait été promise à la mort.

Si Lacan a pu soutenir les incidences sur le sujet du non-désir d’enfant, notons qu’il s’agit moins de l’enfant que du sujet, qui de n’avoir pas été admis dans la chaîne signifiante, veut alors en sortir, se trouvant ainsi corrélé au suicide[6]. Plus tard, a contrario, il soutiendra que « Désiré, ou pas – c’est du pareil au même, puisque c’est par le parlêtre ».[7] Nous articulerons cette proposition frappante avec ce qu’il avait auparavant affirmé : « nous sommes les fils du discours. » C’est ce dont nous parle Nancy Huston : « nous savons si peu, si peu sur le pourquoi de notre être-en-vie. »[8] Telle une brodeuse, Nancy Huston sait pourtant que nous interprétons toujours, nous tentons toujours de donner du sens là où il n’y en a pas.

C’est le parti pris de l’écriture qui étonne, elle s’adresse sous la forme vocative, au fœtus qu’elle a été pour parler d’elle, fœtus qu’elle a nommé Dorrit. Ainsi, les neuf mois de grossesse seront le temps de lui raconter le sujet qu’elle va devenir en parcourant les discours qui ont présidé à sa naissance, puis ce qu’elle aura pu en faire. La petite Dorrit[9] est le titre d’un roman de Dickens, qui consonne en anglais avec Horrid, abominable, évoquant l’horreur qu’a été pour sa mère la nouvelle de sa grossesse : « Tu t’accroches. S’accrocher, Dorrit, sera l’histoire de ta vie. »[10]

Elle dresse le portrait de ses aïeux, de la barjoterie familiale qui précéde la venue au monde de ses parents. L’histoire se déroule dans les années cinquante, dans l’ouest du Canada. Kenneth et Alison, ses parents sont alors encore jeunes étudiants, ont déjà un enfant qui souda peut-être malgré eux leur union, quand un second enfant est annoncé, c’est la mauvaise nouvelle.

Huston, retrace alors d’une manière tout à fait originale, le trajet qui s’est noué pour elle, sans le savoir, de la bad new à la bad girl à laquelle elle s’est identifiée. N. Huston répond aux commentaires qu’a pu susciter l’abandon maternel qu’elle avait déjà évoqué, oui, cela a été tragique et pour sa mère, et pour elle. Mais contre toute attente, c’est là où elle loge son être, devenir « une femme de lettres »[11]. Sa mère, face à l’ultimatum de son homme, choisira de quitter son foyer, en femme moderne, en avance sur son temps, ne se résolvant pas à être uniquement mère au foyer. Ce sera le début d’une correspondance suivie entre la mère et la fille, mais également l’invention de personnages peuplant l’imaginaire de l’enfant, Nancy Huston.

Huston saisit, par fragments, son usage de l’écriture telle une réponse à la mauvaise nouvelle qu’a été sa naissance pour sa mère. La généalogie est faite de mots, de signifiants, ce que H. Bonnaud met en pratique avec le cas de l’enfant mutique, diagnostiqué autiste. Qu’il ait eu la chance de rencontrer un analyste, lui a permis de mettre en circulation un signifiant, puis un autre, l’inscrivant dans la chaîne signifiante, lui rendant la parole. H. Bonnaud, avec le savoir-faire, qu’elle a su tirer de l’expérience de sa cure, de ses contrôles et de sa formation a su faire passer son savoir-y-faire avec le symptôme quand celui-ci entrave le sujet dans son rapport au désir.

* Huston N., Bad Girl. Classes de littérature, Arles, Actes Sud, 2014. [1] Bonnaud H., L’inconscient de l’enfant – Du symptôme au désir de savoir, Paris, Navarin/Le Champ freudien, 2013. Conférence, le 8 Octobre 2014, en ouverture du cycle de conférences à Amiens de l’ACF-CAPA. [2] Lacan J., Scilicet, n° 6/7, Paris, Seuil, 1976, « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines – Le symptôme », p. 47. [3] Lacan J., ibid., p. 45. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil 2011, leçon du 21 juin 1972, p. 235. [5] Huston N., op. cit., p. 62. [6] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, leçon du 12 février 1958, p. 245. [7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXVII, « Dissolution, le malentendu », Ornicar ?, n° 23, Paris, Navarin, leçon du 10 juin 1980. [8] Huston N., op. cit., p. 12. [9] Dickens C., La petite Dorrit, 1855-1857, Paris, Gallimard, 1970. [10] Huston N., ibid., p. 12. [11] Huston N., interview dans Le temps des écrivains, Magazine Littéraire de France Culture, octobre 2014 : http://www.franceculture.fr/oeuvre-bad-girl-de-nancy-huston

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À TERME

Ni évidente, ni tangible, ni naturelle ! Voilà le creux dans lequel Christiane Alberti a logé l’élan qui nous a conduits depuis plusieurs mois pour aborder l’Être mère, titre donné aux 44es Journées de l’ECF en 2014.

L’Hebdo-Blog, depuis sa naissance en septembre dernier, a accompagné la gestation de ces Journées, ce travail minutieux et enthousiaste où l’on peut saisir le multiple de cet être : première séductrice pour Freud, mais aussi réponse phallique au manque de la femme, Autre de la demande pour Lacan, transmettant la langue, impliquant l’enfant dans un désir, dans une jouissance, solution fétiche à la féminité voilant le manque comme l’interroge Jacques-Alain Miller, mais aussi Autre de l’amour, n’étant là qu’au prix de son manque assumé et reconnu. Christiane Alberti avance un vouloir être mère généralisé à mesure qu’avance le déclin de l’empire du père dans notre modernité. Ces Journées de l’ECF nous invitent ainsi à interroger les fictions maternelles, celles qui leurrent et enchantent, à la lumière d’une satisfaction réelle, soit à la lumière de l’expérience de la psychanalyse et de la singularité à partir de laquelle elle autorise à considérer notre époque.

« À devenir mère, cesse-t-on d’être une femme ? » interroge l’argument des Journées 44.

L’Hebdo-Blog propose, arrivé au terme de ce parcours, un triptyque qui part justement de cette question avec des textes issus de la journée préparatoire proposée par nos collègues de la délégation Val de Loire-Bretagne de l'ACF.

Dans les textes de Christine Maugin, Nathalie Leveau et Anne-Marie Le Mercier, on pourra suivre ce questionnement qui met en relief que l’être-mère ne se présente au fond que comme une modalité singulière de réponse, et notamment à l’énigme de ce qui fonde l’existence pour une femme. Mais cette réponse singulière, et donc multiple, non standardisable, impossible à réduire à une recette comportementale, révèle du même coup l’inadéquation profonde de l’existence à l’être.

Ce trajet à trois voix, trois énonciations, est clinique, ancré dans la clinique que l’expérience de la psychanalyse permet de transmettre.

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