CPCT

L’instant de voir n’est pas un phénomène perceptif

Trois questions à Pascale Fari sur les prochains rendez-vous cliniques du CPCT-Paris

 Hebdo Blog : Cette année, les Rendez-vous cliniques du CPCT-Paris mettent au travail la question du temps. Pourquoi ce thème ?

Pascale Fari : Plus que jamais, le temps fait symptôme. Les situations d’urgence pullulent. La jouissance s’affole tandis que nous courons toujours plus au-delà de l’épuisement. D’autre part, le rêve d’éternité a la dent dure – on passe son temps à rêver et on se réveille trop tard. Pas sans la complicité active de la jouissance, capable d’inventer les scénarios les plus improbables au service de la répétition ; c’est en ce sens que Freud disait que l’inconscient ignore le temps.

Lacan nous a donné des outils très puissants pour débrouiller ce qui fait symptôme entre urgence et inertie. Il a réintroduit dans l’expérience analytique le temps comme variable subjective essentielle.

HB : Samedi prochain, ce premier rendez-vous porte sur « l’instant de voir ». S’agit-il d’un insight, où tout d’un coup le sujet est saisi par ce qui n’apparaissait pas jusque-là ?

PF : L’insight est un terme psychologique qui désigne ce moment où une question, un problème change soudain de configuration, c’est le passage d’une forme perceptive à une autre. Dans une psychanalyse, souligne Jacques-Alain Miller, l’insight est ce moment de révélation où, en un éclair, se dévoile une vérité cachée, un savoir insu. C’est ce que Lacan nomme « l’instant de voir ». Mais il s’agit d’un temps logique : ce qui change brusquement, c’est la configuration signifiante en jeu pour le sujet. L’instant de voir opère une torsion par rapport au concept d’insight ; ce n’est pas un phénomène perceptif.

HB : La première rencontre avec un analyste, est-ce un instant de voir ?

PF : Le sujet vient dire son embarras, son insupportable, son idée de ce qui ne tourne pas rond. Accueillant cette construction, l’analyste s’intéresse à ce qu’elle a d’unique. Quels signifiants se détachent ? Par quoi le sujet est-il affecté ? Faisant résonner certains énoncés, mettant l’accent sur tel ou tel point, ponctuant la séance, l’analyste interprète ce qui lui est présenté en paroles et en actes. Là se joue la rencontre. Ce qui était en souffrance apparaît soudain comme une évidence. À partir de cette coupure, les choses s’ordonnent et se déplient autrement. L’instant de voir n’est pas un problème d’appréhension perceptive, ni le rassemblement cognitif d’éléments épars, il résulte d’un acte. Nous pourrons en débattre et en apprécier les finesses avec les quatre cas présentés samedi – dont celui de Fabian Fajnwaks, AE de l’ECF. Philippe Lacadée animera cet après-midi, avant de le ponctuer par un exposé de son cru. Un moment à ne pas manquer !

Rendez-vous cliniques du CPCT-Paris « L’instant de voir » : samedi 16 janvier 2016 de 14 h à 18 h (cpct-paris.fr/actu.php)

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« La vie est ainsi fête ! »

Clochard céleste

Monsieur T. a trente-six ans, sans emploi depuis huit ans, il est au RSA. Le CPCT est sa dernière chance.

La raison première de sa venue est l’alcool. Il a commencé à l’âge de dix-huit ans, lorsqu’il a quitté le cadre familial. C’est une consommation festive. Suivi depuis sept ans en alcoologie, il a écourté une cure de désintoxication il y a cinq ans et a eu une pancréatite il y a trois ans. Il souffre d’une insomnie attribuée au Baclofène, un relaxant musculaire détourné de son usage premier, prescrit depuis un an pour diminuer l’appétence à l’alcool.

Quand il boit, il provoque. Il a fait des séjours au commissariat suite à « des rigolades déplacées, un humour peu compréhensible teinté d’ironie et d’autodérision ».

Je remarque que sa consommation est prise dans son rapport à la parole. Il veut « maîtriser les trous noirs ». Buvant à forte dose, il ne se souvient plus et n’a que les échos que lui donnent les autres. « Je ne parle pas si je ne bois pas ».

Il se sent déprimé depuis quelques mois. Il en a marre, n’a consacré sa vie qu’à ça. Je lui dis : « c’est une œuvre ! » Il me parle de son goût pour les jeux de langage, le non-sens, la littérature : Allais, Bukowsky, Desproges, Cioran, Blondin, qu’il cite régulièrement : « Lorsque je ne bois pas, je suis au seuil de moi-même ».

Soutenir le choix de l’otium

 Mesurant que l’alcoolisme est une façon de supporter sa vie, je prends le parti de ne pas vouloir l’en soigner, mais d’en mieux cerner les causes. Je lui dis que boire lui sert à quelque chose.

L’alcool le sort de l’ennui qu’il connait depuis l’enfance. À l’école à l’âge de six ans, il « cherchait les autres ». Son père, qualifié de « self-made-man-anarchiste-bizarre-de-droite », lui a appris les syllabes. Il savait lire à quatre ans. Sa mère « conventionnelle et peu épanouie » n’ose pas parler de lui à son entourage. Sa crainte de l’ennui laisse entendre un vide que fait résonner la profusion d’une parole truffée de jeux de mots et d’aphorismes. Enfant, déjà, il n’avait pas d’accrochage au désir de l’Autre.

Il accompagne des amis musiciens, enregistre, fait des arrangements, ce qu’il a appris auprès d’ingénieurs du son et par lui-même. Il se décourage vite, vexé par la moindre remarque. Il sait qu’il ne retravaillera pas. Il a choisi l’oisiveté. Mais c’est un choix angoissant, car il se condamne à la précarité, à n’avoir pas de ressources, à vivre sur la corde raide. C’est cependant ce qu’il s’agit de soutenir contre la honte forcée par la volonté de l’Autre.

« Ennui(s) et emmerdement(s) » : chercher l’Autre

 Monsieur T. arrive au deuxième entretien défiguré par des contusions et fatigué, n’ayant pas dormi depuis deux jours. Le Baclofène ralentit sa consommation, mais l’empêche de dormir. Accompagnant une amie, dans la foule, il a bousculé quelqu’un qui l’a frappé. Son amie, étonnée qu’il n’ait pas réagi, lui a dit : « les gens qui ont peur des chiens se font mordre ». « C’était une double peine », me dit-il. Il se dit peu vaillant, faire « l’éloge de la fuite ». Je soutiens que ce n’est pas sympa de la part de cette amie, car c’est en lui faisant un passage pour la protéger qu’il a bousculé ce type. Je perçois alors qu’il est réceptif à ce soutien.

Il essuie un « revers sentimental » et éprouve une profonde déception. Sa copine sort avec un autre. Il se demande si c’est sérieux. Ils s’étaient déjà séparés, car ça n’allait pas : « il n’y avait pas de limites. Elle me faisait péter les plombs ». Elle lui reprochait son rythme. Un copain s’est rapproché d’elle. « Je ne voulais pas gâcher ça. » Ça ne le dérange pas qu’elle sorte avec un autre, du moment qu’il ne le sait pas. « Je ne veux rien imposer à l’autre que je ne m’imposerais à moi-même ».

Il rumine sur cette séparation douloureuse. Il voit du monde pour se stimuler, évite de rester seul dans « ses abîmes ». Il doit quitter son appartement, car il n’a plus d’argent. Il s’est de nouveau fait agresser. Il vit un sentiment d’abandon, se sent « minable, dépossédé ». « J’ai toujours mis un temps fou à me sortir des relations avec mes copines. »

L’autodérision tourne en dépréciation : « J’ai l’impression d’être un looser et que ça se voit à des kilomètres. On se permet avec moi des choses qu’on ne se permet pas avec d’autres. » Je souligne fortement cette dernière remarque pour accentuer cette affliction en colère.

Il remarque cependant qu’on lui prête des qualités. Sa copine lui dit que grâce à lui, elle a plus confiance en elle. « Moi je ne m’accepte pas, mais j’arrive à soutenir cette manière d’être avec aplomb. Je me permets de me tourner au ridicule. »

L’alcool-traitement

 La fréquence des rencontres varie beaucoup. Absent, en retard, il ne se lève pas, ou trop juste pour arriver à l’heure, vient sans avoir dormi, alcoolisé, laissant après son départ une odeur d’alcool.

Par volonté « d’inverser le négatif », il se force à ne pas boire pendant une semaine. Il ne dort plus, est dans un repli total, bloque sur l’absurdité de l’amour, tente de comprendre pourquoi elle l’a quitté.

Je m’intéresse alors à ses insomnies. Enfant il ne dormait déjà pas ; pris dans le défilement des pensées : « Il y a un monde à côté, on tourne en boucle, ça ne s’éteint jamais. » Découvrant que ce symptôme n’est pas attribuable aux effets du Baclofène, je m’interroge sur les effets subjectifs de ce médicament qu’il rendait jusque-là responsable, d’autant qu’il continue à boire à forte dose. L’enjeu des rencontres est de ralentir une certaine pente suicidaire.

Un jour, il vient ivre « sans aucune envie », s’interroge, doute sur nos rencontres. Je lui dis que sa venue est très importante, car il accorde ainsi un crédit à sa parole. Je constate qu’il s’en dépossède cependant, concédant à la chimie ce qui relève de sa capacité de décision. Je lui dis qu’il ne se résume pas à des réactions chimiques, mais qu’il est aussi doué de parole par ses jeux de mots ; qu’il n’est pas question d’arrêter de boire, mais plutôt d’arrêter le Baclofène, l’usage de sa prescription servant manifestement une désubjectivation.

La semaine suivante, plus vivant, il me raconte sa semaine : Il est passé d’un extrême à l’autre, a eu une crise d’angoisse avec ressassement permanent. Ayant d’abord augmenté les doses, puis diminué, il a bien dormi. Il sait qu’il va boire.

Il a eu un trou de mémoire. Je lui demande si c’est parce qu’il a dormi ou parce qu’il a trop bu. Il a bu jusqu’à s’effondrer et a dormi.

Il découvre qu’il peut boire moins, mais mieux, tout en profitant de l’euphorie. Il a peur de retomber dans une consommation effrénée.

Je lui dis que c’est un risque, mais qu’on ne peut le savoir à l’avance.

Il arrête le médicament, dort un peu mieux et ne boit plus d’alcool fort ; que du vin.

Insuffler de la vie

N’arrivant pas à se détacher de sa copine, il continue à « s’enfoncer », ne sort plus que quelques heures, reste dans son lit, refuse des propositions dans la technique, la radio et l’organisation d’évènements.

Je saisis qu’un enjeu des rencontres porte sur la ponctuation de la parole. Il commence une séance par « trois p’tits points… » pour dire avec ironie que les choses continuent sans nouveauté. Je lui réponds : « Suspension ! » J’interviens plus fermement et clos les séances en l’interrompant alors qu’il voudrait poursuivre, le laissant déconcerté. Les séances sont plus courtes, plus rapprochées, mais sans régularité. Il s’agit d’apporter un rythme pour insuffler de la vie dans nos rencontres qui prennent dès lors une fonction importante pour lui.

Il aperçoit un trait commun de ses petites amies : serveuses du bar qu’il fréquente et qui constitue pour lui une famille, une tribu.

Il déménage, sort moins dans les bars et plus chez ses amis. Il me fait part d’idées militantes en opposition à la politique culturelle de la ville en matière de fêtes qu’il trouve froides et aseptisées.

Un changement opère : les séances deviennent régulières. Il participe à un tournage, à l’organisation d’un concert, enregistre et fait l’intendance. « Ce qui est important dans la fête, c’est la rencontre. » Il y a un enjeu, pour lui aujourd’hui, à transmettre cela. Les enregistrements qu’il fait sont appréciés. Il en est gratifié.

Il angoisse de se retrouver avec des gens endormis, qui se couchent tôt. Finalement il emmène tout le monde dans ses délires et jeux de mots jusqu’au matin.

Il a souvent peur du regard des autres. Parfois reconnu par des gens, il est gêné de ne pas se souvenir d’eux. Je lui dis qu’il ne passe pas inaperçu, qu’il laisse des souvenirs.

À la fin du traitement au CPCT, Monsieur T. décide de poursuivre des rencontres auprès d’un analyste. Il continue à le rencontrer.

Son goût pour l’absurde et les jeux de mots lui permettent de faire face à l’absurdité de la vie à laquelle il a affaire de façon non médiatisée. « Il faut faire de sa vie une fête. La vie est ainsi fête ! »

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Comment vivre à plusieurs ? Introduction à la 8e journée du CPCT Aquitaine

Depuis de nombreuses années, le « vivre ensemble » est un véritable mot d’ordre contemporain qui insiste sur la nécessaire ouverture à « tous et à toutes » comme fondement de la vie démocratique. Pour être heureux au XXIe siècle, il faut avoir un boulot, trouver l’amour, fonder une famille, avoir des amis, s’entendre avec ses voisins… Bref s’ouvrir aux autres, s’épanouir, pour réussir sa vie. Les idéaux sociétaux qui découlent du « vivre ensemble » peuvent peser lourd et plus particulièrement pour des sujets dont la souffrance résonne avec leur difficulté à s’inscrire dans le monde. Car, finalement, lorsque Freud évoquait le « malaise dans la civilisation », il notait que ce qui fait souffrir chacun, c’est, entre autres, le lien social.

Pour la psychanalyse, « vivre à plusieurs », c’est s’aviser qu’il n’y a pas qu’une seule façon de trouver sa place dans le monde, de vivre avec les autres. Mais qui sont ces autres ? L’autre c’est d’abord autrui, le différent, ce qui m’est étranger, un moi qui n’est pas moi et qui se prétend toutefois mon alter ego, mon semblable. L’autre est donc inséparable de notre subjectivité.

D’autre part, un homme peut être convoqué en tant que mari, fils, père, professionnel, voisin… Une femme en tant que mère, fille, collègue, amie, etc. De multiples facettes se côtoient en chacun de nous. Mais comment répondre de ces multiples places ? Comment s’y prendre pour tout conjuguer, sans en éprouver une dissociation trop profonde ?

De plus, « vivre à plusieurs » c’est s’apercevoir qu’on n’est pas qu’un avec les autres mais qu’on est plusieurs à l’intérieur de soi-même. L’autre c’est cette part en nous, cette étrangeté qui recèle en elle-même le plus proche et le plus inattendu. Jacques Lacan nous renvoie à l’Autre, avec un grand A, tour à tour l’inconscient, le corps, le langage… tout ce qui nous échappe et nous détermine à notre insu.

C’est cela qui oriente le travail au CPCT où les personnes reçues ont la possibilité de décliner autrement ce lien qui les fait souffrir, pour repérer quelque chose de leur position, et parfois s’en décaler un peu, à partir de leur propre solution, de leur style.

Par exemple cet adolescent que j’ai reçu pour un traitement au CPCT Rive Droite : Gabriel, dix-neuf ans, évoque une solitude écrasante et une impossibilité à faire avec les autres. Alors, il choisit de rester seul, passant ses journées et ses nuits branché sur les jeux vidéo qui lui permettent, dit-il, de « relâcher la pression accumulée ».

Pour autant, son isolement ne lui convient pas, et il vient chercher au CPCT une façon de faire avec ces autres qui le déroutent. L’Autre pour Gabriel c’est aussi le lycée, lequel, excédé par ses innombrables retards, le menace d’exclusion. Le « vivre ensemble » scolaire est menacé et Gabriel passe pour un élève indiscipliné, réfractaire voire rebelle. On entend tout le malentendu lorsque Gabriel explique ne pas savoir « quel est le fondement de “ses retards” » et sa profonde difficulté à faire avec les codes sociaux, absolument énigmatiques pour lui. Il indique que ce qu’il apprécie précisément dans les jeux vidéo, ce sont les jeux de rôle dans lesquels le héros qu’il incarne poursuit une quête avec un but précis à atteindre, en suivant les indications délivrées au fur et à mesure du jeu. Ce cadre du jeu lui convient parfaitement : il a alors affaire à un monde réglé, sans ambiguïtés. Au lycée et dans la vie, aucune indication de ce genre…

Le jour où il arrive en retard au CPCT, je lui propose d’arriver en avance la prochaine fois. Ce qu’il appliquera au pied de la lettre pour chaque séance suivante, ainsi qu’au lycée. « Maintenant que vous m’avez dit d’arriver en avance, je serai toujours en avance de cinq minutes ». Gabriel trouve ses solutions au fur et à mesure, il élabore en séance des trouvailles et les met en application. Par exemple : « J’ai du mal à prendre soin de moi », avance-t-il. « J’ai une odeur de pieds assez forte […] que mes camarades de chambre ont du mal à supporter. Je leur ai dit : si vous n’êtes pas contents, vous n’avez qu’à me dire d’aller prendre une douche ». C’est ce qu’ils font maintenant et cela permet à Gabriel de savoir quoi faire, quand se diriger vers la salle de bain.

Cependant, Gabriel avoue qu’une fois qu’on lui a demandé d’aller se doucher, il ne sait pas vraiment quoi faire dans la salle de bain. Car comment s’y prendre ? Le temps qu’il doit rester n’est pas spécifié dans cette demande. Et s’il chronométrait le temps qu’il passe à se laver chaque partie du corps ? L’aspect physique de Gabriel s’améliore sensiblement après cette séance.

Ainsi, son parcours au CPCT permet à Gabriel d’éviter une exclusion imminente de son lycée et de mettre au travail la question de sa solitude, radicale quand il vient consulter. Avec l’appui du transfert, il tente d’inventer un lien social à sa mesure, à partir d’un petit dispositif qu’il construit en séances, en s’appuyant sur mes propositions comme autant de points d’appui pour y faire avec l’énigme que représentent pour lui les autres et le monde.

Si on se réfère au DSM 5, référence contemporaine en terme de critères diagnostiques et de références statistiques, on remarque qu’il n’y a pas de maladies de l’être et de la personne, mais plutôt des maladies des relations. Il s’agit d’un monde où, finalement, chacun fait sa petite société. Le problème, c’est comment se connecter aux autres ? On l’entend notamment à partir de ce que véhiculent les réseaux sociaux : « Dis-moi quel est ton profil, combien as-tu d’amis, et je te dirais qui tu es ». Pour Gabriel, c’est très clair, son lien social est le reflet de son compte Facebook : plus il a d’amis qui « like » ses « soluces » de jeux, plus il a l’impression de gagner en popularité et de développer sa « compatibilité » avec d’autres êtres sociaux. Mais derrière l’écran, il y a un sujet profondément désarrimé de l’Autre… C’est cette part qu’accueille et traite la psychanalyse.

Si à sa création, en 2007, le CPCT Aquitaine se conjuguait au singulier avec le CPCT Rive Droite à Cenon, il est aujourd’hui pluriel avec le CPCT Lien Social, le CLAP et désormais une annexe du CPCT Rive Droite : le CPCT Libourne. Le CPCT Aquitaine fonctionne donc à plusieurs : dans les villes, grâce au soutien des maires et de différentes instances ; par sa gestion interne ; ses intervenants bénévoles et aussi le travail d’élaboration et de formation au sein des groupes cliniques. Une véritable « élaboration à plusieurs » ! C’est sur cette pluralité que les intervenants s’appuient pour transmettre ce qui opère dans un traitement au CPCT. Nous en entendrons quelques exemples au cours de cette journée.

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« Ça parle du corps »

Titre formidable pour la journée annuelle du CPCT-Paris le 26 septembre dernier, qui, pour l’occasion, avait invité le CPCT-Marseille. Dès le départ, tel que le situe argument, l’enjeu est : « En quel sens la rencontre brève avec un psychanalyste au CPCT peut-elle permettre à un patient d’apercevoir quelque chose de la satisfaction pulsionnelle à l’œuvre au coeur de son symptôme ? »

Dans une série d’entretiens à relire d’urgence sur le site du CPCT-Paris , Éric Laurent, Lilia Mahjoub, Pierre Naveau, Serge Cottet, Hervé Castanet et Alexandre Stevens, se référant aux derniers séminaires de Lacan repris par Jacques-Alain Miller, développent avec précision les principaux concepts, véritable feuille de route pour les débats attendus.

Le matin, dans une ambiance aussi sérieuse que détendue, L. Mahjoub, dans sa présentation, nous rappelait comment Lacan, dans son dernier enseignement, définit trois types de jouissance : la jouissance du sens, jouis-sens, à la conjonction de l’imaginaire et du symbolique, et propre au blabla de l’association libre ; la jouissance phallique entre réel et symbolique, hors imaginaire et donc hors corps ; et la jouissance de l’Autre J(A) entre réel et imaginaire, hors symbolique, la jouissance féminine dont la femme précisément ne peut rien dire ; tandis que l’objet a, résultat de l’effet du signifiant sur le corps, se situe hors corps, au centre des trois registres. Puis L. Mahjoub poursuivait à partir de Joyce et d’Artaud. Ainsi, pour Artaud c’est la béance mortifère qui constitue le rapport du sujet psychotique à son corps, tandis que le cas du petit Hans nous montre comment, grâce à sa phobie, il réussit à métaphoriser la jouissance du corps et développer la jouissance phallique. Les trois cas qui furent ensuite présentés puis discutés vinrent illustrer par la clinique les propos théoriques.

France Jaigu avec Arnaud, un jeune garçon qui souffre de bégaiement, fait le lien entre ce symptôme et la relation particulière de ce sujet avec le temps entre précipitation et retenue. Elle montre comment, en l’invitant à prendre son temps,et en ménageant un espace à la parole du père, elle permet un apaisement du symptôme et une ouverture sur ce qui, du sujet, ne pouvait se dire, « les paroles perdues ». Pour Serge Cottet, on peut donc saisir ici les deux versants du symptôme, « le versant du discours, du sens et de la vérité du couple parental, et le versant de la jouissance, de l’objet a dont la fonction serait d’apaiser une suractivité du corps ».

Concernant Priscilla, Pamela King insiste sur le choix qu’elle a fait de respecter le symptôme « se remplir puis se vider » de sa patiente. Elle montre comment, de façon remarquable en si peu de séances, en « produisant un Autre vidé de toute demande » et en encourageant sa patiente à reprendre son activité d’accordéoniste, cet « excès pulsionnel, qui dévore et rejette ou se fait rejeter », lié au deuil de sa mère et au regard persécutant du père, va s’apaiser. Pour Alexandre Stevens le symptôme se serait constitué en deux temps ; le symtôme boulimique renverrait au trou de la disparition de la mère, tandis que les vomissements seraient liés au rejet par la tante. Pour S. Cottet, cette patiente construit son histoire sur le binaire imaginaire absorption-rejet, avec un versant mélancolique et le risque que,dans un passage à l’acte, la patiente n’en vienne à « se vider elle-même », identifiée à l’objet déchet.

Éva est, elle, atteinte d’un eczéma étendu depuis sa petite enfance, qui l’isole. Elle ne peut chercher du travail, refusant de s’exposer au regard des autres. Claude Quénardel nous montre comment dans un temps très court, sans chercher à soulager le symptôme, elle va permettre à sa patiente de trouver une solution à sa difficulté à être. Ainsi, lorsqu’à l’avant-dernière séance Éva arrive un casque sur la tête en train d’écouter sa voix, l’analyste en lui demandant d’écouter sa voix provoque « un renversement, une soustraction de jouissance » permettant à sa patiente de « lui montrer sa voix », lui ouvrant alors la possibilité comme artiste de « suppléer à sa tenue phallique ». Pour S. Cottet, il y a ici deux versants du corps : d’un côté le corps comme surface, le corps entier, atopique, non troué comme le corps pulsionnel, et de l’autre un corps qui fait d’elle un déchet, une image dégradée d’elle-même à laquelle elle tente de suppléer par le maquillage et où se retrouve « le binaire signifiant se vêtir et se dévêtir ».

L’après-midi débute par un riche exposé d’Hervé Castanet qui, s’appuyant sur le Séminaire La logique du fantasme de Lacan et le Cours de Jacques-Alain Miller de 1999 sur les six paradigmes de la jouissance, prolonge la réflexion sur les rapports du corps et de la jouissance en considérant que « quand il n’y a de jouissance que du corps, ceci répond à une exigence de vérité ». Sur les rapports du corps et du signifiant avec « le passage au signifiant qui se caractérise par son caractère différentiel », il se réfère au terme de significantisation proposé par J.-A. Miller pour nommer le passage du réel au symbolique par l’opération signifiante. Il isole le signifiant et le savoir comme incorporels, suivant Lacan, pour évoquer la corporisation comme l’opération par laquelle le signifiant entre dans le corps et affecte le corps en désorganisant son homéostasie.

Avec le cas de Catherine, Françoise Haccoun déploie comment, pour cette patiente dont les excès traduisent « un monisme pulsionnel », il est question du « Un tout seul » mettant en péril son existence même. Pour Sonia Chiriaco, par l’intervention non réfléchie de l’analyste – « cette soirée est une de trop » – après le récit d’une énième nuit d’ivresse par l’analysante, F. Haccoun introduit pour cette dernière la dimension de la série qui fait coupure, permet un apaisement pulsionnel, de ne plus « se saboter » et peut-être de se soustraire à la jouissance maternelle mortifère.

Alice, elle, est en proie à une angoisse qui la paralyse et l’empêche de travailler. Elle craint de devenir folle et s’identifie à un ami de son frère schizophrène. Au fil des séances, son angoisse s’apaise et une suppléance se met en place au travers de la thèse qu’elle a pu reprendre. Pour S. Chiriaco, Aurélie Charpentier-Libert montre bien comment l’effraction de son ex-ami, puis de ses parents dans son quotidien, alors qu’elle était venue seule à Paris pour ses études, a provoqué son angoisse alors qu’elle s’était toujours protégée du réel de l’excès de jouissance familiale, par « une bulle ». S. Cottet souligne que l’on retrouve un signifiant central « décalage », et s’interroge sur la structure de cette patiente.

Enfin, pour clore cette passionnante journée de travail, Sylvie Goumet nous propose le cas de Pablo qui est « en panne », se plaignant de rester silencieux, de ne jamais avoir de place. À la troisième séance, une intervention de l’analyste qui insiste pour lui garder une place pour sa séance, entraîne une bascule. Pablo, jusque-là identifié au père mort, se surprend à répondre à sa compagne « je suis un homme debout, pas un homme couché ». « L’érection du corps signe le réveil du désir » et un rêve vient en accuser réception où se manifeste que, dès lors, il consent à « écouter la jouissance des femmes ».

Il est temps pour Victoria Woollard de clore cette journée clinique si intense et nous donner rendez-vous pour les après-midi cliniques de cette année et pour la journée 2016.

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Quelques éléments de la précaire vérité d’immigrées nigérianes

Rencontrer les jeunes nigérianes adressées au CPCT de Lyon a été un challenge intenable tant leur demande fruste voire informulable avait de difficultés à trouver place dans l’offre que nous faisons. Ces jeunes vivent de la prostitution et m’ont beaucoup enseignée sur la fonction de la croyance dans la clinique. Elles ont abordé l’immigration dans des circonstances difficiles. Les narrations sont parcellaires ou sont des récits conventionnels élaborés pour les besoins de l’obtention de papiers, au titre de victimes de « la traite des êtres humains ». Sans domicile fixe ou exploitées par des logeuses du réseau prostitutionnel, elles sont en attente d’un toit plus sûr procuré par une association comme l’ADN[1]. Leur plainte est d’abord focalisée sur des maux physiques : blessures ayant laissé des traces indélébiles, insomnies, cauchemars, migraines violentes. La maladie mentale affleure, tamponnée par l’allégation d’être victimes de malédictions, ce qui reste de leur inscription dans un discours premier. Leur récit, aussi stéréotypé qu’il paraisse, est à prendre au sérieux, car il voile quelque chose qui reste le plus souvent insubjectivé au cours de nos rencontres, sauf par des bribes qui désignent fugitivement un point du bord cernant un trauma incurable. La prostitution, qui définit leurs conditions de survie en France, n’en est que la conséquence. Elles n’en soufflent mot par honte et par crainte des passeurs et souteneurs, momies et tantes, « maîtres », « maîtresses » et jujus[2], tout l’appareil criminel qui les a prises en charge.

Une jeune femme nigériane débute ce qu’on appelle un « traitement ponctuel ». Elle est venue au CPCT la première fois accompagnée de deux enfants : un fils de six ans et une fille de trois ans qui vont à l’école et parlent bien le français.

Joy a trente ans, elle est mère de trois enfants ; le sort de l’aînée, une fille restée au Nigéria, est une source d’inquiétude et de culpabilité. Cette enfant est à l’origine de ce qui l’a précipitée dans l’exil car, cette dernière, à sa naissance, aurait dû être excisée (elle dit circumcised). Terrifiée par la barbarie de cette pratique qui avait coûté la vie d’une sœur aînée, elle s’est opposée à ses parents, au père de l’enfant, aux exécuteurs du rituel. Elle a été battue, marquée sur le corps et sur le visage comme fugitive. Avec la complicité d’une « tante », elle a accouché dans le bush d’un enfant dont elle ne connaît que le sexe. La tante en question s’est chargée du bébé et a organisé le passage de la mère en Libye où elle a été prostituée pour payer ce passage. Elle rencontre le père de ses deux autres enfants à Tripoli. Lorsque celui-ci meurt au cours de la guerre libyenne, elle s’enfuit. Elle a accouché de sa deuxième fille au Maroc, dans un camp humanitaire, puis a embarqué pour la France. Le récit de Joy se précise au fur et à mesure qu’elle le reprend et le corrige en de véritables repentirs qui soulignent la précarité de la vérité dont elle peut témoigner. Ses enfants sont au cœur de ses préoccupations car ils incarnent à la fois son envie de survivre et l’objet de son angoisse : et si l’une de ses deux filles, celle qui vit avec elle ou celle qu’elle a laissée derrière elle, devait un jour subir l’excision !

En Libye, à la naissance de son fils, elle en a été séparée car elle était prise d’accès de violence qui le mettaient en danger, dit-elle. Aujourd’hui encore elle est partagée entre l’amour maternel et des « impatiences » incontrôlables. C’est, je crois, plus encore que les cauchemars et les insomnies qu’elle évoque, une des raisons de sa demande au CPCT. Pour éviter le délai inhérent à la formule du « traitement ponctuel », je lui ai proposé de venir le vendredi matin sans rendez-vous, tous les vendredis si elle le souhaite. Elle se sert de cette offre, mais vient parfois en dehors de mes heures de présence. Une question sur son rapport au temps a émergé ainsi ; ses « oublis » et les rendez-vous manqués ici, ou avec son avocat et les enseignants de son fils commencent à faire symptôme pour elle, subjectivés à partir de la question « why me ? » qui la décolle sensiblement du statut de victime.

Ainsi au plus intime de la singularité de ces sujets, la prostitution est l’écran de la douleur incurable qui les a mis en route vers l’immigration. Un dire est à entendre au cœur de leur plainte formulée dans un discours parcellaire, sans que la cause de la douleur soit vraiment subjectivée ou alors à côté, par des détails infimes. Il y a un enjeu éthique à croire leurs dires : « y croire sans trop les croire »[3], en sachant que ce qu’elles disent relève de cet insondable. La prostitution avec tous les avatars qui constituent ses formes particulières à un instant donné de l’histoire : aujourd’hui la prostitution des nigérianes et autres africaines n’est qu’un aspect des migrations de masse déchirant notre monde globalisé.

Rappelons la définition que Lacan donne du symptôme du sujet dans son rapport à la croyance. « Ce qui constitue le symptôme, dit Lacan dans le Séminaire “ R.S.I. ”, c’est qu’on y croit. »[4] Et qu’est-ce que croire, pour le praticien du champ social ou du champ psy orienté par la psychanalyse, « sinon croire à des êtres en tant qu’ils peuvent dire quelque chose » (ibid.). Il me semble que cet « autre » réseau dont elles usent, celui que constituent nos institutions et les actions non concertées que nous y menons, instaurent un souffle d’air qui circule dans l’existence de ces femmes asphyxiés par les impératifs tant des discours mafieux que par ceux conformes à la législation du pays d'accueil. Lacan déclarait dans une interview à France Culture en 1973, que la psychanalyse « est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d’assurer ce qu’il faut de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue »[5].

[1] L’Amicale du Nid est une association qui a pour vocation « d’accompagner les victimes de la prostitution, de la traite des êtres humains et du proxénétisme vers une insertion socio-professionnelle ». [2] Le terme « juju » réfère historiquement aux religions traditionnelles de l’Afrique de l’Ouest, désignant aussi bien des objets que des rituels magiques liés à ces cultes et les sorts qui en participent. Ici, il s’agit des magiciennes elles-mêmes, les marabouteuses . [3]« Y croire sans trop les croire », c’est en substance la phrase mémorable qui sert de boussole aux éducatrices que j’ai rencontrées au local du service « Milieu ouvert » de l’ADN avant d’écrire ce texte. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 mars 1975, inédit. [5] Transcription parue dans Le Coq Héron n° 46-47, 1974, p. 3-8.

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3e Rendez-vous Clinique du CPCT-Paris : Les équivoques de l’objet avec Pierre-Gilles Guéguen

Quand on parle d’objet en psychanalyse, de quoi parle-t-on ? Comme le rappelle Bernard Jothy, on peut considérer qu’il y a une polysémie de l’objet. L’objet n’est pas univoque, souligne France Jaigu, dans son discours liminaire. L’enjeu du 3e Rendez-vous Clinique était de mieux cerner, grâce aux commentaires de notre invité Pierre-Gilles Guéguen, l’objet en jeu dans chacun des cas présentés et de repérer comment cela oriente la direction du traitement.

L’angoisse est au premier plan pour la patiente d’Aurélie Libert-Charpentier. Le traitement fait tomber un certain nombre de ses identifications et le réel familial se dévoile. Pourquoi cela l’apaise ? Nous sommes loin du rêve de l’injection faite à Irma où Freud se confronte au réel de la castration. Pour ce sujet, le moins phi ne semble pas fonctionner. Il s’agit alors d’une rencontre non pas avec la castration, mais avec le réel de l’objet a.

Pour mieux cerner l’objet dans le cas de Leïla Bouchentouf-Lavoine, P.-G. Guéguen nous oriente vers la question de Lacan postérieure au Séminaire livre XX : comment se fait-on un corps ? Si, pour le sujet psychotique, il n’y a pas d’image du corps, l’objet a n’est alors pas constitué, ce qui pourrait laisser penser qu’il n’y a pas de fantasme. Or dans son cours « Biologie lacanienne et événement de corps »[1], Jacques-Alain Miller dit que Schreber se construit une dialectique avec l’absence-présence de Dieu, un fort-da de jouissance. Pour Lacan, le délire de Schreber « que ce serait une belle chose d’être une femme subissant l’accouplement »[2] a le statut d’un fantasme. De la même manière, dit P.-G. Guéguen, la thèse qu’écrit le patient de Leïla, fonctionne comme un fantasme « Qu’il serait beau d’être dans une entreprise où tout le monde s’entend, etc. ».

L’après-midi s’est terminé avec un cas de Fabian Fanjwaks. Il s’agit d’une artiste « performeuse » qui organise des performances éphémères dans la rue où, avec une allure très bizarre, elle approche des passants à partir de son corps pour les surprendre. « C’est un habillage, dit Lilia Mahjoub, ces instants font office d’artifice, de miroir, car le corps imaginaire n’est pas acquis ». Elle fait intervenir l’imaginaire dans le regard de l’Autre, soutenu par l’appareillage symbolique de la thèse qu’elle est en train d’écrire. La nomination « performeuse » semble lui permettre d’effectuer un nouage des trois registres et d’établir un semblant d’être.

Dans la mise en fonction de l’objet a, nous rappelle P.-G. Guéguen, Lacan découvre que c’est sur ce chemin vers le réel qu’il se rencontre, mais que sa vraie nature est dans son rapport à l’être. P.-G. Guéguen s’est appuyé sur les cas cliniques présentés pour faire valoir ce déplacement du réel à l’être et les affinités de l’objet a avec le semblant.

[1] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n°44, février 2000, pp. 7-59. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p.74.

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