Clochard céleste
Monsieur T. a trente-six ans, sans emploi depuis huit ans, il est au RSA. Le CPCT est sa dernière chance.
La raison première de sa venue est l’alcool. Il a commencé à l’âge de dix-huit ans, lorsqu’il a quitté le cadre familial. C’est une consommation festive. Suivi depuis sept ans en alcoologie, il a écourté une cure de désintoxication il y a cinq ans et a eu une pancréatite il y a trois ans. Il souffre d’une insomnie attribuée au Baclofène, un relaxant musculaire détourné de son usage premier, prescrit depuis un an pour diminuer l’appétence à l’alcool.
Quand il boit, il provoque. Il a fait des séjours au commissariat suite à « des rigolades déplacées, un humour peu compréhensible teinté d’ironie et d’autodérision ».
Je remarque que sa consommation est prise dans son rapport à la parole. Il veut « maîtriser les trous noirs ». Buvant à forte dose, il ne se souvient plus et n’a que les échos que lui donnent les autres. « Je ne parle pas si je ne bois pas ».
Il se sent déprimé depuis quelques mois. Il en a marre, n’a consacré sa vie qu’à ça. Je lui dis : « c’est une œuvre ! » Il me parle de son goût pour les jeux de langage, le non-sens, la littérature : Allais, Bukowsky, Desproges, Cioran, Blondin, qu’il cite régulièrement : « Lorsque je ne bois pas, je suis au seuil de moi-même ».
Soutenir le choix de l’otium
Mesurant que l’alcoolisme est une façon de supporter sa vie, je prends le parti de ne pas vouloir l’en soigner, mais d’en mieux cerner les causes. Je lui dis que boire lui sert à quelque chose.
L’alcool le sort de l’ennui qu’il connait depuis l’enfance. À l’école à l’âge de six ans, il « cherchait les autres ». Son père, qualifié de « self-made-man-anarchiste-bizarre-de-droite », lui a appris les syllabes. Il savait lire à quatre ans. Sa mère « conventionnelle et peu épanouie » n’ose pas parler de lui à son entourage. Sa crainte de l’ennui laisse entendre un vide que fait résonner la profusion d’une parole truffée de jeux de mots et d’aphorismes. Enfant, déjà, il n’avait pas d’accrochage au désir de l’Autre.
Il accompagne des amis musiciens, enregistre, fait des arrangements, ce qu’il a appris auprès d’ingénieurs du son et par lui-même. Il se décourage vite, vexé par la moindre remarque. Il sait qu’il ne retravaillera pas. Il a choisi l’oisiveté. Mais c’est un choix angoissant, car il se condamne à la précarité, à n’avoir pas de ressources, à vivre sur la corde raide. C’est cependant ce qu’il s’agit de soutenir contre la honte forcée par la volonté de l’Autre.
« Ennui(s) et emmerdement(s) » : chercher l’Autre
Monsieur T. arrive au deuxième entretien défiguré par des contusions et fatigué, n’ayant pas dormi depuis deux jours. Le Baclofène ralentit sa consommation, mais l’empêche de dormir. Accompagnant une amie, dans la foule, il a bousculé quelqu’un qui l’a frappé. Son amie, étonnée qu’il n’ait pas réagi, lui a dit : « les gens qui ont peur des chiens se font mordre ». « C’était une double peine », me dit-il. Il se dit peu vaillant, faire « l’éloge de la fuite ». Je soutiens que ce n’est pas sympa de la part de cette amie, car c’est en lui faisant un passage pour la protéger qu’il a bousculé ce type. Je perçois alors qu’il est réceptif à ce soutien.
Il essuie un « revers sentimental » et éprouve une profonde déception. Sa copine sort avec un autre. Il se demande si c’est sérieux. Ils s’étaient déjà séparés, car ça n’allait pas : « il n’y avait pas de limites. Elle me faisait péter les plombs ». Elle lui reprochait son rythme. Un copain s’est rapproché d’elle. « Je ne voulais pas gâcher ça. » Ça ne le dérange pas qu’elle sorte avec un autre, du moment qu’il ne le sait pas. « Je ne veux rien imposer à l’autre que je ne m’imposerais à moi-même ».
Il rumine sur cette séparation douloureuse. Il voit du monde pour se stimuler, évite de rester seul dans « ses abîmes ». Il doit quitter son appartement, car il n’a plus d’argent. Il s’est de nouveau fait agresser. Il vit un sentiment d’abandon, se sent « minable, dépossédé ». « J’ai toujours mis un temps fou à me sortir des relations avec mes copines. »
L’autodérision tourne en dépréciation : « J’ai l’impression d’être un looser et que ça se voit à des kilomètres. On se permet avec moi des choses qu’on ne se permet pas avec d’autres. » Je souligne fortement cette dernière remarque pour accentuer cette affliction en colère.
Il remarque cependant qu’on lui prête des qualités. Sa copine lui dit que grâce à lui, elle a plus confiance en elle. « Moi je ne m’accepte pas, mais j’arrive à soutenir cette manière d’être avec aplomb. Je me permets de me tourner au ridicule. »
L’alcool-traitement
La fréquence des rencontres varie beaucoup. Absent, en retard, il ne se lève pas, ou trop juste pour arriver à l’heure, vient sans avoir dormi, alcoolisé, laissant après son départ une odeur d’alcool.
Par volonté « d’inverser le négatif », il se force à ne pas boire pendant une semaine. Il ne dort plus, est dans un repli total, bloque sur l’absurdité de l’amour, tente de comprendre pourquoi elle l’a quitté.
Je m’intéresse alors à ses insomnies. Enfant il ne dormait déjà pas ; pris dans le défilement des pensées : « Il y a un monde à côté, on tourne en boucle, ça ne s’éteint jamais. » Découvrant que ce symptôme n’est pas attribuable aux effets du Baclofène, je m’interroge sur les effets subjectifs de ce médicament qu’il rendait jusque-là responsable, d’autant qu’il continue à boire à forte dose. L’enjeu des rencontres est de ralentir une certaine pente suicidaire.
Un jour, il vient ivre « sans aucune envie », s’interroge, doute sur nos rencontres. Je lui dis que sa venue est très importante, car il accorde ainsi un crédit à sa parole. Je constate qu’il s’en dépossède cependant, concédant à la chimie ce qui relève de sa capacité de décision. Je lui dis qu’il ne se résume pas à des réactions chimiques, mais qu’il est aussi doué de parole par ses jeux de mots ; qu’il n’est pas question d’arrêter de boire, mais plutôt d’arrêter le Baclofène, l’usage de sa prescription servant manifestement une désubjectivation.
La semaine suivante, plus vivant, il me raconte sa semaine : Il est passé d’un extrême à l’autre, a eu une crise d’angoisse avec ressassement permanent. Ayant d’abord augmenté les doses, puis diminué, il a bien dormi. Il sait qu’il va boire.
Il a eu un trou de mémoire. Je lui demande si c’est parce qu’il a dormi ou parce qu’il a trop bu. Il a bu jusqu’à s’effondrer et a dormi.
Il découvre qu’il peut boire moins, mais mieux, tout en profitant de l’euphorie. Il a peur de retomber dans une consommation effrénée.
Je lui dis que c’est un risque, mais qu’on ne peut le savoir à l’avance.
Il arrête le médicament, dort un peu mieux et ne boit plus d’alcool fort ; que du vin.
Insuffler de la vie
N’arrivant pas à se détacher de sa copine, il continue à « s’enfoncer », ne sort plus que quelques heures, reste dans son lit, refuse des propositions dans la technique, la radio et l’organisation d’évènements.
Je saisis qu’un enjeu des rencontres porte sur la ponctuation de la parole. Il commence une séance par « trois p’tits points… » pour dire avec ironie que les choses continuent sans nouveauté. Je lui réponds : « Suspension ! » J’interviens plus fermement et clos les séances en l’interrompant alors qu’il voudrait poursuivre, le laissant déconcerté. Les séances sont plus courtes, plus rapprochées, mais sans régularité. Il s’agit d’apporter un rythme pour insuffler de la vie dans nos rencontres qui prennent dès lors une fonction importante pour lui.
Il aperçoit un trait commun de ses petites amies : serveuses du bar qu’il fréquente et qui constitue pour lui une famille, une tribu.
Il déménage, sort moins dans les bars et plus chez ses amis. Il me fait part d’idées militantes en opposition à la politique culturelle de la ville en matière de fêtes qu’il trouve froides et aseptisées.
Un changement opère : les séances deviennent régulières. Il participe à un tournage, à l’organisation d’un concert, enregistre et fait l’intendance. « Ce qui est important dans la fête, c’est la rencontre. » Il y a un enjeu, pour lui aujourd’hui, à transmettre cela. Les enregistrements qu’il fait sont appréciés. Il en est gratifié.
Il angoisse de se retrouver avec des gens endormis, qui se couchent tôt. Finalement il emmène tout le monde dans ses délires et jeux de mots jusqu’au matin.
Il a souvent peur du regard des autres. Parfois reconnu par des gens, il est gêné de ne pas se souvenir d’eux. Je lui dis qu’il ne passe pas inaperçu, qu’il laisse des souvenirs.
À la fin du traitement au CPCT, Monsieur T. décide de poursuivre des rencontres auprès d’un analyste. Il continue à le rencontrer.
Son goût pour l’absurde et les jeux de mots lui permettent de faire face à l’absurdité de la vie à laquelle il a affaire de façon non médiatisée. « Il faut faire de sa vie une fête. La vie est ainsi fête ! »