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Le Rouge et le Noir

Dans les dernières pages Stendhal insiste sur le fait que la vie même de Julien a été portée, guidée, soutenue, pas tellement par son propre vouloir mais par les autres, qui lui proposent un mirage, une étoile, dont il ne peut s’approcher qu’en avançant masqué. Grandes illusions.

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À propos de L’enfant et la féminité de sa mère, ouvrage collectif.

 Nous remercions Georges Haberberg, Élisabeth Leclerc-Razavet et Dominique Wintrebert,qui ont accepté pour l’HB de s’entretenir avec Marie-Christine Baillehache et Romain Lardjane.

Marie-Christine Baillehache – Dans votre ouvrage collectif L’enfant et la féminité de sa mère, vous donnez toute son importance à la découverte par l’enfant du pas-tout phallique de sa mère : un manque énigmatique s’attache désormais à l’Autre maternel, délogeant l’enfant de sa place d’objet plus-de-jouir comblant et le laissant au prise avec ce qui, en lui-même, se manifeste en silence, se répète et le déborde. C’est avec des symptômes nouveaux que l’enfant traite alors ce trou symbolique qui le précipite dans le processus de sa sexuation.

En quoi consiste l’accueil du psychanalyste de ce traitement symptomatique par l’enfant de cette jouissance énigmatique ?

Georges Haberberg – Le psychanalyste accueille d’abord la souffrance d’un enfant qui fait symptôme pour l’autre : parents, école, etc. La clinique, que nous avons explorée à plusieurs dans ce livre, est délibérément celle de la rencontre avec la castration de la mère qui détermine la production d’un sujet et ouvre sur celle, ultérieure, de la féminité de la mère proprement dite qui concerne au plus près le processus de sexuation du sujet. C’est la fécondité de cette clinique très particulière, plutôt ignorée dans la pratique par les nouvelles générations de praticiens, plus enclins à se débrouiller frontalement avec une clinique des efflorescences de la jouissance et des butées du réel, que nous avons entrepris de revisiter dans notre travail. Le livre vérifie qu’elle est invariablement au cœur de la psychanalyse avec les enfants, et qu’elle vaut tout autant pour les « dits » adultes. Encore faut-il, pour les praticiens, s’y repérer et s’en servir.

Pour répondre plus précisément à votre question, j’évoquerai brièvement le cas d’Ève, jeune analysante de sept ans, pour le coup très réveillée, que j’ai eu la chance d’accueillir. C’est en reconstruisant le cas après-coup que j’ai saisi que ma façon d’entrer dans le travail de la cure avait été aspirée par l’urgence subjective sur laquelle elle butait douloureusement depuis plusieurs mois par le biais du surgissement de son symptôme d’insomnie, au plus grand désagrément de ses parents. Le « juste accueil » est un accueil « sans concession » vis à vis du réel de la chose qui l’agite. Dans ce cas, il s’est agi du chiffrage de la rencontre traumatique avec la castration maternelle.

Élisabeth Leclerc-Razavet – Nous savons que le refoulement fait son travail face à la chambre à coucher des parents, lieu de l’impensable. Et ce n’est qu’au prix de cette interrogation, une femme, ma mère ? qu’un enfant peut se glisser entre mère et femme. Elle se présente toujours sous la figure d’une véritable irruption, pas sans haine. Elle introduit au manque et à la jouissance de la mère.

Dominique Wintrebert – La rencontre avec la castration maternelle fait sortir l’enfant du paradis des amours enfantines et produit des effets symptomatiques. Elle n’est pas toujours de mise, certains des cas abordés le montrent. Un passage de notre livre s’appuie sur la constatation freudienne que la sexualité de nos parents est déniée. La castration maternelle se présente alors souvent sous la forme d’une blessure de la mère, ou d’un problème de santé. Mais parfois la mère est trop femme, et cela peut aller au point d’oublier d’être mère, produisant là aussi des effets. Nous en trouvons une illustration lorsque Lacan traite crûment la mère d’Hamlet de « con béant ». Et certains cas proposés dans notre livre sont de cette veine.

 Romain Lardjane – Votre ouvrage L'enfant et la féminité de sa mère, fruit des Travaux Dirigés de Psychanalyse, donne tout son poids de réel à l’Œdipe dans la psychanalyse moderne. Vous montrez à quel point la découverte de l’enfant que sa mère est une femme constitue un « scandale »[1] et un trauma.

Cette clinique du « Mèrefemme »[2] que vous dépliez fait-elle appel en creux à un – je vous le propose écrit dans ce sens – « Hommepère » ?

 L.-R.– « Accueillir avec justesse » les besoins de « l’enfant qui s’y procrée » : repère incontournable que nous avons à dégager lorsque nous recevons un enfant, toujours pris dans la relation de ses parents. Lacan met la castration au cœur de la structuration dynamique des symptômes d’un sujet : avoir / ne pas avoir. Ainsi l’enfant s’inscrit dans la relation que la mère a, en tant que femme, au phallus, c’est-à-dire à son manque.

Tel serait, en contrepoint de votre formulation, l’Œdipe « classique ». Il convient cependant de souligner que le père, dans cette configuration, est déjà en fonction d’agent de la castration.

Le Séminaire R.S.I. met pleins feux sur la jouissance du père comme fonction : la père-version, faisant de sa femme la cause de son désir. Jacques-Alain Miller va plus loin en soutenant qu’« un homme ne devient le père qu’à la condition de consentir au pas-tout qui fait la structure du désir féminin »[3].

Le réel, vous le dites, est là, désigné, sinon dévoilé : le pas-tout phallique fait entrer dans le « jeu » la jouissance féminine. « Mèrefemme »… le sujet enfant ne peut se dérober à cette rencontre traumatique.

Et pourtant, il ne peut être question, au prétexte de la modernité, de livrer l’enfant à cette jouissance féminine. Nous avons donné tout son poids au tableau de la sexuation du Séminaire Encore : si l’enfant se confronte au manque maternel (elle n’a pas), la jouissance féminine (« ce qui de l’Autre reste toujours Autre ») est à la charge du père.

La clinique fourmille, bien sûr, d’accrocs dans cette partition qui relève de l’éthique. L’analyste est requis en ce point de disjonction.

Votre proposition « Hommepère » est séduisante et mériterait une réflexion plus solide. Il importe cependant de se prémunir d’un effet miroir. Les formules de la sexuation sont précieuses à cet égard. Si la mère trouve le signifiant de son désir dans le corps d’un homme, celui qui tient la fonction d’agent de la castration, c’est le père.

La sexuation du sujet – inconsciente et non anatomique – est distinguée très précisément par Lacan, côté homme et côté femme, en fonction du rapport au phallus.

Si nous mettons le père côté homme, sa fonction ne se soutient que dans un rapport direct au phallus. Une femme, elle, « se dédouble » et a, en plus, directement rapport à ce qui échappe au phallique : une « jouissance supplémentaire ». À suivre…

[1] Miller J.-A., « Mèrefemme », Le corps des femmes, La Cause du désir, n°89, p. 122.

[2] Miller J.-A., « Mèrefemme », Le corps des femmes, op. cit.

[3] Miller J.-A., « L’enfant entre la mère et la femme », La petite Girafe, n° 18, p.10.

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Le corps pris au mot (2)

Hélène Bonnaud répond aux questions de René Fiori et de Stella Harrison

René Fiori – Dans une analyse l’effort de l’analysant pour rejoindre le lieu de son désir, porté par le transfert, peut laisser des postes libidinaux corporels verrouillés : la persistance du symptôme de frigidité de Noria après la fin de l’analyse, ou la solution du couple parental à défaut de couple conjugal pour Alice et son mari. En quoi le désir de l’analyste permet-il cette appréciation dans sa décision d’entériner la fin d’une analyse ? 

Hélène Bonnaud – En matière de sexualité, je ne vous l’apprendrai pas, l’analyse ne garantit pas de résultats thérapeutiques… La rencontre sexuelle est toujours sous le sceau du ratage. On peut obtenir une jouissance dans la rencontre avec le corps du partenaire, mais on peut aussi s’en tenir éloigné et préférer, comme dans le cas de Noria, faire de ses fantasmes sexuels des trouées de satisfaction. Quant à Alice, si la solution de la maternité semble recouvrir pour elle la question de la féminité, elle lui a permis de s’autoriser à être mère et à avoir une famille, ce qui n’était pas à l’horizon de sa vie. L’analyse a fait d’elle quelqu’un de nouveau, comme elle le dit, et son travail se poursuit.

Lorsqu’un sujet décide de mettre fin à son analyse, l’analyste ne l’entérine pas forcément. Selon les cas, il donne son avis ou s’abstient de le donner, ce qui n’est pas la même chose que d’entériner. Certes, la décision revient à l’analysant. Lacan a eu cette phrase qui est à méditer : « quand l'analysant pense qu’il est heureux de vivre, c’est assez »[1]. Il faut accepter qu’il y ait des fins d’analyse où le « c’est assez » indique un point de satisfaction de l’analysant.

RF – De nos jours, l’angoisse (cf. Flora, p. 110) est-elle plus souvent qu’autrefois la porte du salut pour le sujet, au regard des jouissances permises et de sa dépendance à leur emprise ?

HB – Oui, l’angoisse a cette fonction d’avertissement qui provoque chez le sujet une division. L’angoisse ne trompe pas, dit Lacan, et, à ce titre, c’est un symptôme qui a une fonction intéressante, celle de mettre en alerte le sujet sur ce qui lui arrive. C’est souvent elle qui est au départ d’une demande d’analyse. L’angoisse prend sa racine dans le corps. Elle est sans doute ce qui définit le mieux le parlêtre tel que Jacques-Alain Miller en rend compte : « Le parlêtre, c’est celui qui, de parler, superpose un être au corps qu’il a »[2]. Dans le cas de Flora qui est un sujet qui n’a aucune limite, l’angoisse peut être qualifiée de salut, mais le vrai salut, c’est le rendez-vous avec l’analyste, ce partenaire qui l’oblige, si je puis dire, à entamer cette jouissance obscure de se foutre en l’air, en venant parler d’elle en analyse.

Stella Harrison – Je vous cite, pages 120-121 : « La psychanalyse n’a pas de réponse médicale sur la question des maladies. Et pas non plus sur celles que l’on nomme « psychosomatiques », terme qui s’emploie pour indiquer la prégnance de facteurs psychiques dans l’apparition des symptômes corporels. »

Il me semble que le signifiant « psychosomatique » est assez absent dans votre livre. Pouvez-vous nous dire un mot sur ce point ?

HB Ce livre n’a pas pour objet le corps malade, le corps affecté par une maladie organique, qu’elle soit diagnostiquée comme telle ou pas. C’est pourquoi vous ne trouverez pas de réponse psychanalytique qui fonde une théorie sur la causalité de l’irruption d’une maladie dans la vie d’un sujet. Il y a toutefois deux cas qui éclairent cette question dans le chapitre « Lésions », qui dit bien qu’une lésion n’est pas un événement de corps mais l’apparition d’un bouleversement dans la vie d’un sujet dès lors qu’il saisit que son corps est le siège d’une maladie. Il s’agit d’un réel sans loi, d’un réel hors sens. Cela n’empêche pas que chacun veuille se construire une causalité pour border le trou du réel, et cela est très important pour accepter la maladie, s’en défendre. Dans tous les cas, je n’ai pas voulu traiter de la place du corps malade dans l’analyse, mais du corps affecté par la parole, même si cela peut produire des symptômes qui relèvent de la science médicale. Certes, la médecine a appelé maladies psychosomatiques toutes les pathologies dont elle n’a pas réussi à trouver l’origine. C’est une définition qui me semble très réductrice, et dont nous ne pouvons pas dire grand-chose en tant qu’analyste. Par exemple, certaines maladies de peau sont toujours dites « psychosomatiques » car elles sont marquées par l’apparition et la disparition sans qu’on en saisisse la cause, ce sont des manifestations qui souvent surgissent à des moments précis de la vie du sujet, comme si le symptôme venait rappeler un événement traumatique, ou commémorer le souvenir d’une jouissance ignorée du sujet.

Lacan s’est intéressé à la psychosomatique et il a donné quelques pistes pour comprendre la façon dont certains sujets souffrent de maladies dont la médecine ne reconnaît pas les facteurs étiologiques. Il a notamment indiqué qu’entre S1 et S2, il y avait un blocage, un gel de l’articulation signifiante. Les signifiants ne circulent pas, ils sont figés, bloqués, marquant une certaine immobilité de la pensée, chez le sujet. Alors, bien sûr, on ne peut que se poser la question de la structure : névrose, psychose, et surtout psychose ordinaire qui, à cette époque, n’avait pas trouvé sa place. Ces questions de structure ont été très prégnantes pour différencier l’hystérie et son symptôme qui parle du corps, et le sujet psychosomatique dont le symptôme ne parle pas, mais fait trou dans le corps.

Or, dans ce livre, j’ai choisi de ne pas tenir compte des catégories cliniques pour orienter le choix des cas présentés. Comme vous le voyez, les chapitres sont ramenés à des signifiants de l’actualité, du quotidien, et non à des symboles de la clinique psychiatrique. C’est un choix délibéré pour montrer qu’il s’agit de psychanalyse c’est-à-dire d’un discours détaché de l’ordre psychiatrique, mais proche de ce que J.-A. Miller appelle « une déclaration d’égalité clinique fondamentale entre les parlêtres »[3].

Cette formule saisissante me permet de saisir pourquoi, en effet, dès lors que l’analyse n’est plus orientée vers la vérité en tant qu’objet plein, objet plein de sens, mais vers le réel qui s’attrape par la jouissance, la psychosomatique n’est plus un registre fondamental.

[1] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet n°6-7, Seuil, 1976, p.15. [2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 25 mai 2011, inédit. [3] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, Paris, Navarin,  n°88, 2014, p. 113.

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Le corps pris au mot[1] Hélène Bonnaud répond aux questions de Marie-Christine Baillehache

Nous avons le plaisir de vous transmettre ici un premier entretien réalisé autour du dernier livre dHélène Bonnaud Le corps pris au mot. Vous retrouverez lauteure dans notre HB du 27 septembre, avec de nouvelles questions.

Marie-Christine Baillehache – À lencontre de notre XXIe siècle qui fait croire que le corps peut se désarrimer de lAutre et boucher toute la jouissance du corps avec un objet plus-de-jouir mondialisé et prêt-à-consommer, la psychanalyse enseigne que les pratiques contemporaines du corps ne parviennent pas à contenir toute la jouissance. Elle soutient que le corps est un objet particulier, condensateur dune jouissance qui échappe toujours au sujet, le dépasse et langoisse. De quelle manière la psychanalyse soccupe-t-elle de ce corps qui veut jouir ?

Hélène Bonnaud – Eh bien justement, elle ne s’en occupe pas ! Elle s’occupe du sujet parlant et de son corps, que Lacan a nommé « parlêtre » à la fin de son enseignement. Elle ne sépare pas le sujet de son corps car elle postule que le sujet qui vient parler de ce qui ne va pas dans sa vie, qui vient demander à un analyste d’éclairer le ou les symptômes qui le perturbent, qui vient dire sa souffrance, a un corps qui réagit, pâtit de ce dont il se plaint. Il n’est pas, ce corps, hors circuit de la parole, même si vous avez raison de noter que la jouissance qui s’éprouve dans le corps échappe au sujet. Cette jouissance n’est pas totalement insensible au travail d’analyse, car, de fait, parler de ce corps perturbé, de ce qui s’y joue, ce qui s’y passe, déplace la jouissance, même si elle ne peut totalement se résorber. Mais il est vrai qu’aujourd’hui, on considère que le corps est un objet à lui tout seul, indépendant de la pensée, parce qu’on est soumis aux diktats de notre monde contemporain, qui ne cessent de nous dire qu’avoir un corps en bonne forme est la clé du bonheur et qui vantent les moyens d’y accéder en proposant toutes sortes de produits et de méthodes allant du simple massage à des techniques sophistiquées, le but étant d’obtenir un sentiment de bien-être, d’harmonie, ce que Freud avait déjà décrit comme le moyen d’atteindre le plaisir et qui fonde un des grands principes de la vie psychique sous le nom de « principe de plaisir »[2]. Le plaisir, en effet, n’est pas, comme chez l’animal, lié à la satisfaction pure et simple des besoins. Chez l’être parlant, le plaisir est toujours contrarié du fait que nous sommes parasités par le langage, et les symptômes qui s’en manifestent prennent leur source dans le corps, dans ce que Freud a appelé la pulsion. Ce qu’on appelle le stress aujourd’hui n’est autre que la présence dans le corps d’une manifestation de l’angoisse qui agit du fait que la parole et le corps sont noués.

Ce qui est consommé depuis plusieurs décennies, ce sont certes les objets qui servent à la jouissance immédiate, mais ce sont aussi les effets du discours actuel sur les bienfaits psychologiques liés au fait de prendre soin de son corps, de le masser, de le choyer, de le « faire beau » etc. Le corps est devenu un objet de traitement de masse. Il est à noter aussi que tout ce qui est vendu pour satisfaire le corps se fait sur le mode du Un, chacun pour soi, chacun sa méthode, chacun son sport, etc. Il y a bien une convergence entre cette mode du corps et le Un tout seul propre à notre époque que Jacques-Alain Miller a déplié dans son cours, « l’Être et l’Un »[3].

M.-C. B.  Vous nous rappelez que Jacques Lacan, dans son tout dernier enseignement, fait valoir que le corps est « radicalement marqué par une jouissance inéliminable »[4]. Tout du corps ne peut être symbolisé. Le savoir bute sur un reste réel que J.-A. Miller nomme « événement de corps »[5]. Entre la jouissance de la parole et ce reste de jouissance du corps, il y a un hiatus irrémédiable faisant trace dans un symptôme de corps irrésorbable. Pouvez-vous nous éclairer sur ce que la passe témoigne de ce point crucial de la cure analytique ?

H. B. – La passe est l’examen qu’a inventé J. Lacan pour savoir comment l’analysant qui pense avoir fini son analyse témoigne de la façon dont s’est conclue l’expérience pour lui auprès d’un jury qui écoutera son témoignage et le nommera, ou pas, AE de l’École. Il s’agit toujours d’un moment important, celui où on décide que l’analyse a atteint son point de finitude, mais cela ne suffit pas en soi, il faut aussi pouvoir dire en quoi cette fin démonte en quelque sorte le montage qui était en jeu dans la jouissance propre du sujet. Il y faut une démonstration ou, au moins, l’idée qu’on a aperçu quelque chose de nouveau, quelque chose qui marque un point d’irréversibilité.

Dans les pages que vous citez de mon livre, nous sommes quasiment à la fin de l’ouvrage, celui où je traite, dans un chapitre intitulé « L’événement de corps », la façon dont le corps a subi la percussion d’un signifiant tout seul, désarrimé de la chaîne signifiante, un signifiant refoulé, ou encore détaché, ou figé. Du moins, c’est ce que mon propre travail de passe m’a permis de vérifier comme étant le ressort même de mon mode de jouir. Cette solution a marqué la fin de mon analyse. J’ai commencé ce livre au moment où allait se terminer mes trois ans de témoignage. Ce n’est certainement pas un hasard. Sans doute voulais-je mettre les analyses que je conduis à l’épreuve de cette nouvelle lecture qu’est l’impact du signifiant dans le corps.

M.-C. B. – Entre lhomme et la femme, J. Lacan introduit la répétition du réel de la différence des sexes. Leur « faire couple » peut sen trouver marqué par lillimité de la pulsion de destruction qui habite chaque sujet. Le partenaire est alors choisi pour représenter jusquau pire cette part de jouissance du corps hors-sens qui se répète en excluant la parole. Quelle éthique la psychanalyse soutient-elle pour rendre vivant son lien à son partenaire symptôme ?

H. B. – En matière de couple, le choix du partenaire est toujours un choix singulier, difficile à cerner, à saisir, à connaître. Pourquoi ? D’abord l’amour est quelque chose qui reste mystérieux. C’est un sentiment dont personne ne peut dire de quoi est faite sa matière, sa texture, et les psychanalystes, s’ils tentent de le découvrir, de l’approcher, de le serrer, n’ont jamais totalement accès à la couleur du sexe, pour reprendre la façon dont Lacan en parle dans le Séminaire Le sinthome[6]. Lacan a joué de l’équivoque entre le mot amour et le mot amur dans Encore[7], indiquant ainsi, en effet, le mur qui sépare l’homme de la femme. Il y a donc des murs de divers matériaux. Le mur en bois, le mur en plâtre, et le mur en papier… C’est comme les noms que l’on donne au nombre d’années de vie des couples ! Tout le monde connaît cette évaluation de la longévité des couples mesurable au temps passé ensemble et qui va du coton à l’or. Ça pourrait être du même tonneau sauf que l’amour doit toujours faire avec la jouissance, et c’est ce que l’analyse nous apprend.

L’éthique de la psychanalyse est complexe en matière de relation amoureuse. À la différence des psychologues, le psychanalyste n’appréhende pas le couple comme une structure idéale, normée par la société, et apprend de l’expérience qu’entre deux partenaires, la jouissance est l’enjeu primordial sur lequel ils s’apparient. Si un sujet souffre de son partenaire, si celui-ci est un ravage, l’analyste accompagne le sujet pour analyser quelle part il prend dans le déchaînement de cette jouissance. Il n’y a pas d’autre position pour l’analyste, sauf exception. Nous savons bien que la jouissance illimitée peut conduire au pire, vous avez raison de l’introduire dans votre question. Sans doute tout cela est-il affaire de senti-ment, et il faut avoir fait une longue analyse pour ne pas se laisser piéger par les passions amoureuses, même les plus destructrices, mais c’est aussi une affaire de corps. Ni dit-on pas « avoir quelqu’un dans la peau ? » L’éthique du psychanalyste, c’est d’être dépassionné et de soutenir le pari de la parole en tant que le corps et sa jouissance y sont noués.

[1] Bonnaud H., Le corps pris au mot, Paris, Navarin-Le Champ freudien, 2015. [2] Freud S., Au-delà du principe de plaisir, Petite Bibliothèque Payot, 1920. [3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2010/2011, inédit. [4] Bonnaud H., Le corps pris au mot, op.cit., p. 190. [5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », op. cit., leçon du 4 mai 2011, inédit. [6] Lacan J., Le séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.116. [7] Lacan J., Le séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 11.

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Entretien avec François Ansermet à propos de son livre La fabrication des enfants, un vertige technologique[1]

René Fiori – On lit cette chose tout à fait surprenante dans votre livre[2], à travers un cas de parents sourds qui l’illustre, que la médecine prédictive peut être utilisée pour donner naissance à des enfants malades, pour réaliser un lien, une identité. À l’encontre des systèmes d’assurances qui vont vouloir se saisir de cette médecine prédictive pour moduler leurs remboursements, peut-on imaginer voir surgir un « droit à l’identification » ?

FA  Un droit à l’identification : c’est bien de cela qu’il s’agit ! Au moment où on est de plus en plus dans un monde régi par la transmission génétique et la prédiction, en excluant le sujet, le voilà qui fait retour par la voie de l’identification. Comme si le partage d’un trait d’identification venait subvertir la tentation eugénique qu’implique toute prédiction. Les deux lesbiennes sourdes ont bel et bien mis sens dessus dessous les buts établis de la prédiction.

RF Vous relevez ce fait clinique[3] que certains parents ne réalisent pas que leur enfant, né grâce à la biotechnologie, est le leur. Ils ne se vivent donc pas comme parents. Cela ne mettrait-il pas davantage en valeur le nouage réel, symbolique, imaginaire qui sous-tend autant la place du sujet enfant que celle des sujets que sont les parents ? Serait-ce une des bonnes nouvelles véhiculées par les biotechnologies ? Ou bien une mauvaise, si cela devait être rapporté à une occurrence de déclenchement psychotique ?

FA – Les biotechnologies de la procréation soulignent le mystère de l’origine plutôt qu’elles ne le résolvent. Elles dévoilent à quel point l’enfant ramène au réel plutôt qu’à l’originaire. Pour entrer dans la fiction de la filiation, encore faut-il nouer le réel, le symbolique et l’imaginaire, pour y inclure l’enfant.

Ce dévoilement du réel pourrait provoquer un déclenchement. Ce n’est cependant pas mon expérience. Ceux qui ont une structure prête à déclencher peuvent le faire à partir de n’importe quelle occurrence : les délires psychotiques prennent d’ailleurs souvent la forme d’un délire procréatif. Au contraire, les démarches biotechnologiques de la procréation peuvent faire barrage à ce type de glissement, en introduisant des tiers. À la limite, on serait à même de dire que les procréations médicalement assistées pourraient être « un traitement » de ce déclenchement.

Marie-Christine Baillehache « Le fantasme prométhéen du tout est possible[4], qu’alimentent les technologies de procréation et de gestation de la science contemporaine, ne vient-il pas, en renforçant une jouissance au-delà du désir, court-circuiter le non-rapport entre les sexes ?

FA – Les procréations médicalement assistées permettent que le désir devienne un droit. Un droit à l’enfant, à tout prix. Mais ce qui est possible peut aussi devenir une obligation, une injonction tyrannique au service d’un système de jouissance. La jouissance d’être enceinte peut se substituer au désir d’enfant, parfois jusqu’à la décision d’interrompre volontairement une grossesse. Il n’est pas toujours si facile de court-circuiter le non-rapport sexuel par le fait de mettre au monde un enfant.

MCB  « Les procréations médicalement assistées renforcent – écrivez-vous – le côté énigmatique de la venue au monde d’un enfant »[5], mais redoublent « le déni de la place de la sexualité dans la procréation »[6]. Cette disjonction procréation/sexualité et ce déni de la sexualité, renforcés, ne confrontent-ils pas les couples contemporains à une « jouissance du tout, tout de suite »[7], compromettant ainsi sérieusement la dimension éthique de l’amour et du désir dans la rencontre sexuelle et dans le désir d’enfant ? 

FA – Les procréations médicalement assistées correspondent aux théories sexuelles infantiles, qui court-circuitent la sexualité dans la procréation. D’une certaine manière, fantasmatiquement, nous sommes tous issus de procréation médicalement assistée ! Les biotechnologies réalisent concrètement une disjonction entre sexualité et procréation. On passerait ainsi du « Un tout seul » au « procréer tout seul ». Quant au « tout, tout de suite », n’est-il pas une des formes du « tout est possible » porté par les espoirs techno-prophétiques des procréations médicalement assistées ? Heureusement, la rencontre avec l’enfant, toujours surprenante, inattendue, vient le plus souvent faire déconsister d’un coup toutes ces formations imaginaires.

Isabelle Galland – Votre livre répertorie les vertiges que l’on rencontre aujourd’hui avec les techniques nouvelles de procréation médicalement assistées, « vertige technologique » comme nous le dit le sous-titre. On est en présence de ce que vous nommez très justement « le nouvel oracle contemporain ». Ne pensez-vous pas que cela va entraîner de plus en plus, comme conséquence, une demande, voire un droit à l’enfant ? Comment la psychanalyse peut-elle réintroduire la nécessité du « un par un » et de la contingence ?

FA – Réintroduire le « un par un » et se régler sur l’incidence de la contingence, telle est effectivement la place de la psychanalyse. Pour cela, il s’agit d’être attentif aux détails subjectifs qui surgissent inévitablement au-delà de toute démarche biotechnologique. Ne pas se laisser fasciner par ce qu’impliquent les procréations médicalement assistées, ne pas en faire un piège de causalité. La contingence doit prendre la place de la fascination pour la causalité à tout faire qu’implique le fait d’avoir recours à ce type de démarches. L’acte du psychanalyste, dans le champ procréatif et périnatal, ne peut surgir que de façon décalée : il s’agirait ainsi de passer par les voies d’une « psychanalyse décalée » plutôt que d’une « psychanalyse appliquée ».

IG Vous nous dites « Si, jusqu’ici, un venait de deux, aujourd’hui un peut venir de plus de deux »[8] en faisant référence à la mère et au père mais aussi au donneur de spermatozoïdes, à la donneuse d’ovocytes ou au couple donneur d’embryon, sans oublier la mère porteuse, aussi, autorisée dans d’autres pays que la France : à quel couple a-t-on affaire alors ? Le père et la mère qui vont élever l’enfant ? Au niveau imaginaire, la femme fait-elle couple avec le donneur ou la donneuse ? Avec le gynécologue, voire le biologiste ou le généticien ? Ou avec la science qui lui promet un enfant sans maladie ?

FA – Les biotechnologies de la procréation introduisent en effet de multiples façons inédites et nouvelles de faire un couple. Comme vous le dites, avec le donneur, la donneuse, le biologiste, le généticien, le gynécologue. Et pourquoi pas aussi, dans d’éventuelles futures procréations homosexuelles, avec les cellules souches de sa propre peau, ou celles du conjoint. Avoir l’autre dans la peau ne serait plus une métaphore !

Bref, dans toute procréation, chacun fait couple de façon multiple, au-delà du couple procréatif. Le risque avec les procréations médicalement assistées, c’est que ces couples cachés apparaissent trop au grand jour, de façon traumatique, du fait de ne plus être voilés. Quoi qu’il en soit, toute procréation est assistée : jusqu’aux procréations divinement assistées, comme dans l’Annonciation. Certaines représentations de la Vierge la présentent prise d’effroi. Peut-être vaut-il mieux pas ne pas trop savoir avec qui on fait couple quand on procrée!

[1] Ansermet F., La fabrication des enfants, un vertige technologique, Paris, Odile Jacob, 2015.  [2] Ibid., p. 135. [3] Ibid., p. 46. [4] Ibid., p. 41. [5] Ibid., p. 45. [6] Ibid., p. 46. [7] Ibid., p. 39. [8]Ibid., p. 13.

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Entretien avec Clotilde Leguil autour de « L’être et le genre. Homme/Femme après Lacan »

Marie-Christine Baillehache, René Fiori – Notre lecture de votre ouvrage, passionnant et très éclairant, nous a inspiré les deux questions suivantes :

M-CB – « À l’ère de la disparition du Straight »[1] et de la « dictature du plus-de-jouir »[2] réduisant de plus en plus le sujet à la pulsion, les genders studies, de Judith Butler à Monique Wittig, prônent une sexualité équitable libérée des genres et de sa conception de la domination masculine. Ne renforcent-elles pas, par là-même, la passion de l’ignorance de la complexité du rapport d’un être à l’amour, au désir et à la « captation de la jouissance »[3] ?

Clotilde Leguil – C’est tout à fait cela. Le discours des études de genre est un discours dont le but est de faire reconnaître des droits, droits à la démocratie sexuelle, comme l’énonce Eric Fassin dans sa préface à Trouble dans le genre de J. Butler, droit de jouir comme on l’entend et de se définir à partir de sa sexualité. Ce discours a une fonction qu’on doit reconnaître : il permet de lutter contre l’homophobie en rappelant en effet que l’hétérosexualité n’a rien de naturel, que le fait d’être femme ou homme et d’aimer le même sexe ou le sexe opposé ne relève pas non plus d’un programme biologique. Mais ce discours a ses limites, au sens où il s’en tient à appréhender l’être homme ou femme comme une pure construction sociale. Ce discours reste par conséquent aveugle à la singularité d’un sujet et peut apparaître à certains égards comme autoritaire de ce point de vue là. Certains y voient à ce titre un nouveau puritanisme. Je songe à la philosophe Bérénice Levet qui dénonce dans son dernier essai le caractère paradoxalement puritain du discours de ce qu’elle choisit de continuer d’appeler « la théorie du genre ».

Dans mon essai, j’essaie de montrer que le modèle unisexe n’est pas nouveau dans l’histoire de l’interprétation de la différence des sexes. Thomas Laqueur dans La fabrique du sexe a montré que ce modèle unisexe a prévalu jusqu’aux Lumières. Finalement, la question qui a toujours posé problème est celle de l’interprétation du corps féminin, nous dit T. Laqueur. Le discours des études de genre ne veut rien savoir de la féminité, tout comme d’une certaine façon le discours religieux fait l’impasse sur la féminité en tant qu’elle ne serait pas la mère. La question de la féminité reste cruciale à notre époque. Lacan l’a anticipée en sachant faire résonner à la fois ce qui n’existe pas du côté de La femme et ce qui existe du côté du rapport qu’un sujet peut entretenir avec ce lieu qui n’existe pas, cette jouissance au-delà de ce jeu dans le rapport à l’homme.

Nous n’en avons pas fini avec la féminité et même les sujets les plus émancipés des normes de genre comme Catherine Millet rendent compte de ce qu’être femme ce n’est pas seulement jouer un rôle. Les auto-fictions contemporaines, comme le dernier livre de C. Millet Une enfance de rêve, mais aussi En finir avec Eddy Bellegueule d’Edouard Louis, nous montrent que l’on n’en a pas fini non plus avec la question de son être sexué quant bien même on assumerait pleinement sa jouissance.

Puisque vous citez l’article de Jacques-Alain Miller « Les prisons de la jouissance », on pourrait dire que c’est précisément ce dont les études de genre ne veulent rien savoir. Fermer les yeux sur les prisons de la jouissance est une position idéaliste et finalement très conformiste. Cela permet de croire que le malaise dans la civilisation relève en dernier ressort de l’injustice du monde et qu’avec de bonnes normes, les sujets seront épargnés de tout malaise. La violence qui prévaut dans ce discours fait ressurgir de l’autre côté une position dite réactionnaire qui refuserait de dénaturaliser le genre et voudrait continuer de croire dans l’homme et la femme par nature. La psychanalyse lacanienne offre une troisième voie, celle qui permet de faire de l’être homme et de l’être femme une aventure toujours hors norme, qui ne peut se dire qu’en première personne.

RF – Ce que notre époque est en train de découvrir, n’est-ce pas que la jouissance n’a pas de genre ? Vos développements et remarques sur le genre, au travers de vos commentaires de différents auteurs, ne rendent-ils pas que plus actuels, en ce sens, la manière dont Jacques Lacan avait réabordé ses formules de la sexuation en abordant l’hystérie avec les paramètres de la jouissance masculine et la psychose avec ceux de la jouissance féminine ?

CL– C’est une question complexe. Je vais y répondre un peu à côté. Ce qui m’a interrogée dans cet essai, c’est la façon dont le discours des études de genre présente la question de « l’être homme ou femme » comme une norme d’une insoutenable pesanteur alors qu’en psychanalyse, c’est la répétition de l’exigence de satisfaction pulsionnelle qui vient assombrir l’existence et faire obstacle au désir et non pas le fait de s’éprouver d’un genre ou d’un autre. Là est le noyau dur, ce contre quoi on se cogne la tête. Le rapport à la féminité est plutôt de l’ordre d’une assomption de l’être à partir du manque, que de l’ordre d’un assujettissement à une norme.

Ce que notre époque est en train de faire résonner, à travers le discours des études de genre, c’est une revendication d’auto-fondation par-delà tout rapport à l’Autre. La marque qui vient de l’Autre et qui se dépose tel un stigmate sur le corps, du fait même d’habiter le langage, comme le dit Lacan, est comme passée sous silence. Comme si les sujets naissaient de nulle part, et que la vie sexuelle était sans parole, pure jouissance silencieuse, ex nihilo, jouissance du corps entier sans rapport aucun avec l’histoire du sujet. Jouissance de la plante en somme, comme le dit encore Lacan. Il me semble qu’il y a là une utopie propre à notre époque. Celle de se croire libre au point d’être maître de la chose sexuelle. Cela révèle à la fois une certaine naïveté, mais aussi une certaine position consistant à ne rien vouloir savoir de l’inconscient. Finalement, par-delà cette passion du corps et des modes de jouissances comme nouveaux modes identificatoires, il y a une forclusion de l’inconscient. J’ai voulu montrer qu’avec Lacan, être homme ou femme ne relevait pas seulement d’une problématique de l’ordre du rôle que nous imposerait la civilisation, mais d’un cheminement relevant de la contingence du désir et de la jouissance.

[1] Leguil C., L'être et le genre. Homme/Femme après Lacan, Paris, Puf, 2015, p.106. [2] Miller J-A, « Une fantaisie », Mental, n° 15, février 2005, p. 19. [3] Miller J-A, « Les prisons de la jouissance », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil n° 69, septembre 2008, p.123.

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Lettres d’amour

À propos de : Ordres et désordres amoureux au XXIe siècle.

Clinique du partenaire-symptôme,

sous la direction d’Hervé Castanet[1]

« Je pense à vous. Ça ne veut pas dire que je vous pense. […] – j’aime à vous, en quoi elle [la langue] se modèlerait mieux qu’une autre sur le caractère indirect de cette atteinte qui s’appelle l’amour. »[2]

Lire Ordres et désordres amoureux au XXIe siècle ne laisse pas indemne son lecteur. C’est un vrai bon-heurt, une véritable gageure qu’Hervé Castanet a réalisée et réussie. Cet ouvrage collectif regroupe des textes de psychanalystes de l’ECF, tous orientés par Freud et Lacan, qui interrogent, chacun avec sa démonstration inédite, les nouvelles formes de rencontres contingentes entre les sexes.

Y a-t-il un ordre amoureux ? Ce qui était ordre amoureux serait-il dérangé pour devenir désordre ? Comment la relation aux partenaires amoureux se transforme-t-elle et se tisse-t-elle dans le malaise contemporain ? Peut-on croire en l’idée d’une complémentarité entre les partenaires dans le droit fil du mythe d’Aristophane qui sépare les êtres humains en deux moitiés cherchant, par la grâce de l’amour, à retrouver leur unité perdue ? Ce n’est pas l’option de Lacan qui martèle l’impuissance de l’amour « d’établir la relation d’eux »[3], entre les deux sexes. Parler de désordres amoureux serait plus approprié au XXIe siècle. Je le poserai, en suivant Lacan, comme un fait de structure logique. Dérangements, ratés, malentendus, embarras, obstacles, attentes imaginaires et idéalisées, espoirs déçus mais aussi rencontres contingentes, c'est-à-dire hasardeuses, sont démontrés avec brio par chaque auteur(e) par le biais de la logique et de la clinique des parlêtres. De la « faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour »[4] aux effets clinique du « ça ne va pas », le livre concerne dans son ensemble le changement de paradigme qui prend son départ avec le Séminaire XX, Encore, à l’honneur dans les pages de l’ouvrage : ce changement de paradigme porte sur la jouissance et s’oriente du non-rapport sexuel, de la sexuation, de la logique modale, du nouage R.S. I.

Parler d’amour est propre au discours analytique. Qu’est-ce que le réel en amour ? Cette inépuisable question sera traitée par de nombreux exemples de la création littéraire, cinématographique et poétique. Mais comment parler d’amour, de la lettre d’amour et des dires du sexe ? Nous lirons ce qui agite Klossowski à travers le réel de la rencontre amoureuse avec Betty, une femme puis Dieu ; Ovide et son Art d’aimer ; Woody Allen et le triomphe de la confusion des sentiments ; Catherine Millot et la solitude de l’amour ; Gide et son rapport à la lettre à partir de l’équation mère-femme ; comment l’œuvre de Genet se fait réponse au réel qui le cause ; nous découvrirons une originale déclinaison des diverses figures imaginaires, symboliques et réelles de l’amant, les vicissitudes de la jalousie chez l’Albertine de Proust ou dans l’être-à-trois chez Lol V. Stein de Duras, les effets de l’utilisation des sites de rencontre, l’amour et la jouissance du corps…

« Comment un homme aime-t-il une femme »[5]? Les cas cliniques démontrent enfin ce qu’il en est de l’amour pour chaque parlêtre et de ses méandres quand la jouissance Une s’en mêle. Le sous-titre du livre pose d’emblée sa thèse : Clinique du partenaire-symptôme. Le parlêtre en tant qu’être sexué fait couple avec un partenaire dans un lien symptomatique qui relève de sa jouissance. Qu’est-ce qu’un partenaire ? C’est celui avec lequel on joue sa partie. Jacques-Alain Miller nous propose de lire le couple comme : « un contrat illégal de symptômes » [6] en l’opposant à la définition du contrat légal que représente le couple au regard de la loi. Quand le sexe ne permet pas à l’homme et à la femme d’être partenaires, seul le symptôme y pourvoit. La psychanalyse démontre son efficace en permettant au parlêtre d’assumer sa singularité qui tient à la contingence. Les textes ici présentés illustreront enfin la multiplicité des figures symptomatiques nouées à leurs modalités de jouissance. Car « parler d’amour est en soi une jouissance » [7]. Un réel est en jeu dans l’amour. J’aime à vous suppose un rapport à l’autre. Et puisque « l’amour, c’est le signe qu’on change de discours »[8], le partenaire-analyste par l’amour de transfert en constitue cette adresse.

[1] Ordres et désordres amoureux au XXIe siècle. Clinique du partenaire-symptôme, sous la direction d’Hervé Castanet, Paris, Économica /Anthropos, février 2015. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 95. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 12. [4] Ibid., p. 11. [5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 18/12/1973, inédit. [6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 19 novembre 1997. [7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 77. [8] Ibid., p. 21.

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Pourquoi la guerre ?

À propos de l’ouvrage :

La psychanalyse à l’épreuve de la guerre,

sous la direction de Marie-Hélène Brousse

Paris, Berg International, 2015

« Pourquoi la guerre ? » répondait Freud à Einstein qui, en 1926, se demandait plutôt « Comment faire la paix ? ». En cette période du centenaire, où nous prenons la mesure des illusions, voire du délire du rêve pacifiste[1], la question du « pourquoi » insiste et nous invite à voir de plus près comment Freud, le Viennois, aspiré et horrifié par le déchaînement des combats au moment où sa clinique et ses concepts sont l’objet d’une violente controverse, trouva dans le conflit mondial le ressort d’avancées cliniques importantes, telles que les névroses de guerre, l’occasion d’une diffusion de sa pratique et de remaniements théoriques majeurs. À tel point qu’on a pu considérer la guerre de 1914 comme le « laboratoire de la psychanalyse »[2].

C’est sur ces deux versants, clinique et théorique, qu’est construit cet ouvrage collectif, présenté par Marie-Hélène Brousse comme le résultat de deux années de recherche au sein de la communauté de travail d’orientation lacanienne. À l’instar de l’historien, qui ne se prononce pas sur La guerre, mais ne connaît que des guerres dans leurs particularités irréductibles, la partie clinique de l’ouvrage nous offre les témoignages de ceux qui, analystes ou analysants, débordés et meurtris par l’épreuve de la guerre, vécue ou transmise par d’autres, ont su trouver dans la parole analytique leur place de sujet aux prises avec cette blessure intime.

C’est aussi au témoignage des poètes que les textes font appel, tant il est vrai que la guerre, lieu de l’indicible, touche à la langue en ce point limite où la mort vient fracasser la vie nue, sans médiations, mais aussi où vacillent les Idéaux, les signifiants qui pouvaient donner un sens à la vie, et à la mort, et où se déchaîne un réel sans loi. Seul le poète qui, comme le notait Lacan, toujours précède l’analyste, sait tisser ensemble « l’Autre, le soi, la langue et le trauma »[3] pour témoigner d’un au-delà de la sidération et de l’horreur : ainsi sont convoqués Paul Célan, mais aussi Kertesz, Appelfeld et Paulhan pour dire qu’on peut écrire l’impossible, « que la langue ne fut pas perdue, mais qu’elle dut traverser sa propre absence de réponse, un épouvantable mutisme, les mille ténèbres de paroles porteuses de mort »[4].

La guerre, multiple mais Une

Les guerres, toujours singulières et toujours inventives, ébranlent le corps social, détruisent les œuvres de la culture, bouleversent les croyances, les pratiques et les savoirs, suscitant le questionnement inépuisable des historiens. Mais au cœur de ces aventures contingentes réside un noyau, un indicible, celui du vivant humain confronté à la mort, à l’angoisse, au bruit et à la fureur. La psychanalyse et l’histoire se rencontrent et se croisent, au chevet de ces corps saisis par l’épouvante, écrasés par des deuils impossibles et des cauchemars récurrents. L’épreuve de la guerre est en ce sens l’occasion pour le sujet d’affronter son désir, sa jouissance, voire son symptôme : elle met à ciel ouvert son horreur intime, « ce point que le sujet ne peut approcher qu’à se diviser lui-même en un certain nombre d’instances »[5], trauma, « trouma », dira Lacan, à partir duquel Freud, enseigné par les névroses de guerre, concevra sa deuxième topique et la notion paradoxale de pulsion de mort.

Irréductible à la clinique ordinaire, mais aussi son épure et sa plus secrète vérité, est cette rencontre de l’innommable où le sujet peut découvrir que l’Idéal qui le pousse au sacrifice est le masque d’une violence dont il est complice, qui libère en lui cette instance obscène et féroce du surmoi, et que « l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture »[6].

Le malaise dans la civilisation

Au-delà des particularités historiques où la guerre est « ce caméléon, qui change de nature à chaque engagement »[7], le signifiant universel qui répond à celui de La guerre, en général, est celui de civilisation. C’est en son cœur même, parcouru par un malaise dont elle est le symptôme, que Freud isole le principe de la permanence de la guerre, son éternel retour. La guerre, en effet, après en avoir été l’origine (cf. Totem et Tabou, et tout meurtre fondateur de cité), est l’ombre portée de toute civilisation, son ressort caché, sa face obscure, plus exactement son retour du refoulé. Et c’est pourquoi la réflexion sur la guerre, dans le sillage de Freud et de Lacan, tracé par ce livre, ne peut esquiver la question de la nature du lien social. La guerre est « extime » à la civilisation : à la manière du Cheval de Troie, elle lui tend le piège d’offrir à la pulsion de mort le masque des idéaux, Bonheur, Progrès, Justice, par où transite, en contrebande, la jouissance mortifère du renoncement pulsionnel. Toute guerre, en ce sens, met en scène, et surtout en musique, une sombre pièce à deux personnages : Kant avec Sade.

Ainsi l’avouait Napoléon : « Je fais mes plans de bataille avec les rêves de mes soldats endormis »[8].

La guerre, fait de discours

Cette oscillation, repérée par Freud, entre Idéal du moi et surmoi, que traduisent les liaisons dangereuses entre sublimation et perversion, le laisse tout de même prisonnier du binaire Eros/Thanatos qui, comme tout binaire, pose la question de leur articulation. Lacan efface cette dualité dans la notion de discours, qui radicalise le lien social et en décline les figures, plus concrètes et variées que la notion freudienne, un peu passe-partout, d’identification. La pensée des Lumières et ses idéaux émancipateurs, auxquels Freud reste fidèle, oscille entre deux discours : le discours du Maître et le discours de l’Université. C’est sa faiblesse – sa débilité – selon la définition de Lacan : flotter entre deux discours.

Ceux-ci se conjuguent au capitalisme dans le moderne discours de la Science, dont Freud n’a pu mesurer les ravages, au profit du Maître moderne aux commandes d’un monde illimité. La guerre y a changé d’échelle, mais aussi de nature : explosive, convulsive, hors la loi, échappant aux États, aux territoires et aux frontières, mais aussi aux scansions temporelles (déclarations, trêves, armistices, traités). Elle est planétaire (terrorisme) ou minuscule (Flashmob, foule éclair, violemment mise en réseau). Elle accompagne la culture post-moderne du no limit. Une logique de globalisation est à l’œuvre, où la chasse, et non le duel, devient le paradigme de la guerre. Dans ce monde sans frontières où l’ennemi n’a plus de sanctuaire, la formule de Napoléon (encore !) « En guerre comme en amour, il faut aller au contact » perd de sa pertinence. Le corps à corps laisse la place à la puissance d’effraction du regard.

Selon Gérard Wajcman, « […] le drone s’élève en symbole matériel d’une guerre dématérialisée »[9]. Il rend effectif « le pouvoir mortel de l’œil »[10]. Véritable Méduse technologique, il « marque le règne conjoint, sur terre de l’omnivoyance et de la toute-puissance […] »[11] et « n’est plus seulement l’incarnation d’un dieu voyeur mais la manifestation d’un dieu vengeur »[12]. Cependant, le drone a tout de même un pilote, qui n’est pas un dieu : « le viseur se voit visé par sa cible […] un homme, une femme, un enfant auquel on vient de donner la mort »[13]. « Le traumatisme des pilotes de drone est que la mort les regarde. Le drone est le retour du trauma », commente Éric Laurent.[14]

Nous ne pouvons citer nommément les vingt-sept co-auteurs de ce livre, si riche dans sa diversité. Retenons les deux points forts qui servent de socle à ce florilège :

La guerre est un fait de discours, le miroir grimaçant du lien social, son anamorphose. Elle porte à l’incandescence ce qui fait son ressort caché : capturer la jouissance par le pouvoir du signifiant qui, la mettant à son service, la rend insatiable et mortifère.

La guerre porte au paroxysme le mode de jouir déréglé du vivant humain, corps parlant. Dans son registre propre, celui du trauma, elle offre, sur le théâtre de ses opérations, une vision ravageante et surdimensionnée des aventures du corps percuté et torturé par le signifiant (de la mort, du pouvoir, de la science, etc.). Et quel meilleur exemple de la violence du signifiant pur, hors sens, que la langue monosyllabique des combats ?

Ainsi, portée par la fascination qui a présidé à son origine, la psychanalyse doit se faire enseigner par la guerre, et a quelque chose à lui enseigner.

[1] Ratier F., « La paix est un délire », La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, sous la direction de Marie-Hélène Brousse, Paris, Berg International, 2015, p. 125. [2] Gueudar-Delahaye A., « 1914-1918 : laboratoire de la psychanalyse », ibid., p.107. [3] Mitelman M., « Paul Celan : la guerre dans la poésie même », ibid., p. 89. [4] Celan P., cité par Mitelman M., « Paul Celan : la guerre dans la poésie même », ibid., p. 90. [5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 51. [6] Ibid., p. 247. [7] Clausevitz, cité par Francis Ratier, « La paix est un délire », La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, op.cit., p. 137. [8] Ibid., p. 141. [9] Wajcman G., « « Œil de guerre », ibid., p. 214. [10] Ibid., p. 215. [11] Wajcman G., « « Œil de guerre », ibid, p. 216. [12] Ibid. [13] Briole G., « Effroyables inquiétudes », ibid., p. 117. [14] Laurent É., « Postface », ibid., p. 251.

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