
Des psys en cours de philo à l’école de la cité
Voilà le projet initié par l’ACF-Idf cette année scolaire : une dizaine de cliniciens d’orientation lacanienne engagés dans le champ freudien est intervenue dans les cours de philosophie de cinq professeurs, auprès d’élèves de trois lycées de banlieue, pour sensibiliser à la réalité de l’inconscient, faire circuler les signifiants lacaniens. Quel pari !
En effet, venir faire entendre quelque chose du discours analytique, à l’école de la République, où le discours de l’université, sur fond du discours du maître, se fait rattraper par le discours de la science et le discours capitaliste, n’est pas sans subversion. D’où l’orientation éthique à donner au projet, notamment sur la question des modalités d’intervention : comment transmettre ce qui du transfert à la psychanalyse nous anime, du bureau d’un professeur de philosophie, face à des ado, en ces temps où les lycées des cités peuvent parfois se faire l’écho amplificateur du malaise dans la civilisation version 21e siècle ?
Ce n’est pas sans soupçon que l’inconscient s’enseigne parfois au lycée, si la philosophie peut s’épuiser à boucher le trou de non savoir à partir duquel les psychanalystes parlent. Notre orientation fut alors de prendre le contre-pied de l’anonymat de la fonction et de la mission du professeur : engager son désir d’analyste, la spécificité de sa formation, hors les murs de l’université, sur le divan. Et, à partir de la pratique, des formations de l’inconscient, de vignettes cliniques, l’écho des effets de signifiant, en l’occurrence de leur dérapage, a pu se faire entendre au-delà de la signification. Ainsi l’équivoque signifiante à l’origine d’un symptôme fut saisie sur le vif par un élève, provoquant sa surprise et celle du clinicien. Par ce décalage, la contingence d’une rencontre a opéré, sans que la parole du psy résonne tel un « discours en plus ».
C’est qu’il s’agit de l’éduquer cette jeunesse qui nous déboussole ! Or c’est à coup de valeurs de la République et de « missions » diverses de prévention que l’éducation nationale répond au réel qui fait retour entre ses murs. Pourtant, que les discours tiennent du semblant, ces ados n’en semblent pas dupes, mais souvent pour mieux courir se réfugier à l’abri, sous les discours de méfiance, voire de certitude d’un Autre malveillant. Un petit film[1] réalisé par les élèves d’une collègue révèle en image cet état d’esprit devenu commun. Inspiré de l’Allégorie de la caverne[2], via le prisme des théories du complot, il présente une école manipulatrice. Là où la caverne des fictions reste inapte à traiter la jouissance inassimilable transpirant parfois des impasses du symbolique sous la forme de la haine, ces théories, elles, offrent un ennemi. Certains le dénoncent, d’autres le visent directement : la plupart des sept prévenus du procès de la filière djihadiste du Val-de-Marne, début décembre 2015, était d’anciens élèves du lycée, ayant vécu dans les tours en face, fréquentant les élèves actuels.
C’est sur fond de ces impasses que les interventions ont été entendues. Pourtant le choix osé de déplier un cas clinique en prise avec les attentats a été l’occasion d’apercevoir comment chaque sujet dans sa singularité a à inventer un savoir-y-faire avec son réel, par-delà l’événement traumatique commun. Les conceptions clivées sur le racisme et sa haine s’en sont trouvées bousculées, interrogeant le signifiant « victime », et la jouissance que recèle le symptôme.
Il y a donc eu effet de surprise pour les élèves et cliniciens. Et en ce sens, la remarque finale de l’élève pré-cité fit mouche : « En fait, c’est de la pub pour la psychanalyse que vous avez fait ! » La surprise aurait-elle faire surgir l’envers de la question du désir de l’Autre sous la forme d’un « Qu’est-ce qu’il nous vend ? », où se réintroduit la jouissance, et ce à partir de la reconnaissance implicite de la subversion de la démarche ? Nous voilà donc au travail, si on a à s’enseigner de cette reprise dans les coordonnées du discours capitaliste, venant aussi interroger notre désir.
[1] Les prisonniers de Platon, de Kilian Thomas et Auriane Picaud-Figuière, dans le cadre du cours de Mme Soubattra Danassegarane : https://www.youtube.com/watch?v=w6VLHrJWVQw
[2] PLATON, La République, Livre VII, Paris, GF Flammarion, 1966.
Articles associés
-
ÉDITORIAL : Vers les Grandes Assises de l’AMP : « La » femme n’existe pas12 décembre 2021 Par Omaïra Meseguer
-
Le nouveau de l’amour : une conséquence de « La » femme n’existe pas12 décembre 2021 Par Christiane Alberti
-
Centre et absence12 décembre 2021 Par Éric Laurent
-
« Heures innommées »* d’Hadewijch d’Anvers12 décembre 2021 Par Rose-Paule Vinciguerra
-
La Parque éternelle12 décembre 2021 Par Philippe de Georges