Dans son Séminaire L’Éthique de la psychanalyse, Lacan fait de l’amour courtois « une forme exemplaire, un paradigme de sublimation1 ». Mettons cette proposition en série avec ce qu’il épinglera du sérieux2 de la lettre d’amour. Ce sont deux modalités qui, lorsqu’elles s’efforcent d’approcher par la lettre les entours d’un trou, prennent au sérieux l’impossible écriture du rapport sexuel.
Écrire où il n’y a pas
La correspondance entre Franz Kafka et Milena Jesenská éclaire d’une manière très singulière ces liens entre la sublimation, l’amour et l’écriture. Nous ne sommes pas exactement dans le registre de l’amour courtois, où la Dame est idéalisée, peu incarnée, lointaine. Kafka est touché par ce qui, dans le style de Milena, franchit la barrière des semblants de l’époque. Loin d’essayer d’enjoliver sa vie, elle lui parle de ses malheurs conjugaux, de ses maladies, de sa pauvreté.
Il se montre certes marqué par l’image qu’il garde de leur unique rencontre, mais c’est entre les langues qu’il cherche à la saisir. Lorsqu’elle lui soumet une première traduction d’un de ses textes en tchèque, la fidélité de celle-ci lui donne l’impression de pouvoir « la conduire par la main, à [sa] suite3 », dans ses histoires.
L’absence produit un écart entre la vraie Milena, avec laquelle il correspond, et la Milena encore plus vraie à laquelle il pense. Mais, ne se satisfaisant pas d’une image idéale, il veut qu’elle lui écrive encore et encore, même si « cette rage de lettres […] insensée » ne fait que creuser l’écart entre les deux Milena. Si certaines lettres le tranquillisent, d’autres, armées de leur « petit aiguillon [qui] sait se frayer son chemin dans la chair », lui causent des insomnies. Les réponses de Milena creusent le malentendu : « Je comprends très bien ton tchèque, j’entends aussi ton rire, mais je fais mon trou dans tes lettres entre les paroles et le rire, je n’entends plus alors que les paroles. » Kafka s’efforce d’écrire sur ce qui, dans l’écriture même, échoue à faire rapport.
Dignité de l’angoisse
Ils se revoient à Vienne et Kafka tente d’attraper la brièveté de cette rencontre physique, mais bientôt les mots lui semblent périmés et il s’étend sur sa lettre « comme [il s’était] étendu près [d’elle] dans la forêt ». Il isole dans ses lettres l’angoisse [Angst] qui lui fait repousser l’idée de nouvelles retrouvailles : « nous sommes tous deux mariés, toi à Vienne, moi à Prague avec la peur ». Cette angoisse a partie liée avec l’abject qui a surgi pour lui dans sa première expérience sexuelle. Entre l’image de complétude – « ton visage au-dessous du mien dans la forêt et ma tête qui repose sur ton sein presque nu » – et l’acte sexuel, il y a un abîme qu’il ne veut franchir : « peut-on reprendre possession d’une chose ? N’est-ce pas la perdre ? […] Vouloir saisir par magie, en une nuit, […] ce que chaque jour donne aux yeux ouverts ! […] Regarde-moi dans les yeux ! ».
Aux yeux de Kafka, les plus belles lettres de Milena furent celles où elle rendait son angoisse digne d’amour, cette angoisse qui « compose [sa] substance et [qui] est peut-être ce [qu’il a] de meilleur ». Après le fiasco d’une troisième entrevue, il ne croit plus qu’elle puisse aimer sa singularité : « j’ai senti quelle plaie répugnante je représentais dans ta vie ». Quand la sublimation échoue, se révèle l’horreur de la Chose. Leur correspondance étant devenue un « couteau [qu’il] retourne dans [sa] plaie », elle s’achève et Kafka se remet à l’écriture de ses textes. Mais les Lettres à Milena, dont la beauté laisse apercevoir en son sein une part de jouissance opaque au sens et l’impossible écriture du rapport entre les sexes, restent comme une œuvre à part entière.
Alice Delarue
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 153.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 78.
[3] Kafka F., Lettres à Milena, Paris, Gallimard, 1988, p. 30. Seules les lettres de Kafka ont été conservées. Toutes les citations qui suivent sont issues de ce même recueil.