À la fin de La Troisième, Lacan termine sa conférence de cette façon : « Si vous arriviez à vraiment lire ce qu’il y a dans la mise à plat du nœud borroméen, je pense que ce serait là dans la main vous toper quelque chose qui peut vous rendre service autant que la simple distinction du réel, du symbolique et de l’imaginaire » [1].
« Toper » exprime le bruit des mains qui se frappent. On tope une fois et on n’y revient plus. C’est le son qui dit l’engagement dans la voie du nœud. On tope le top de ce qu’il a élaboré « jusqu’à meilleure à se prouver, tenir la place du réel » [2] par rapport à la « topique léguée par Freud aux siens » [3].
Le nœud borroméen permet de lire les trois jouissances qui résultent d’un nouage borroméen. Chacune d’elles est construite par l’intersection de deux dimensions qui mettent hors d’elles le champ d’une troisième « qui donne ce point dont le coincement central définit l’objet a [et] c’est sur cette place du plus-de-jouir que se branche toute jouissance » [4]. Ainsi, la jouissance phallique est hors corps, la jouissance du sens est hors du champ du réel et la jouissance de l’Autre est hors langage. Cette dernière doit retenir notre attention. C’est en effet le « régime de la jouissance comme telle […] jouissance réduite à l’événement de corps […] jouissance non symbolisable, indicible, ayant des affinités avec l’infini » [5].
Lacan, au début de cette conférence, tentait de faire passer ce repérage à partir du corps. En effet, « il y a des choses qu’il faut faire entendre sans le dire, parce que les dire serait provoquer l’ire et la persécution de l’Autre » [6]. Il distinguait la tête et les pieds. Avec la tête, les « peauciers du front » [7], on est dans les semblants. On se hérisse, on se défend. Un an plus tard Lacan dira : « Moi, je pense avec mes pieds, c’est là seulement que je rencontre quelque chose de dur » [8]. C’est ce que dit Tchouang-Tseu dont il reprendra le rêve du papillon [9] : « L’homme véritable respire avec ses talons, l’homme ordinaire respire avec sa gorge. » [10] Prendre appui sur ses pieds implique une coupure entre le haut et le bas, entre deux modalités de jouissance que le nœud rend lisible. Seule la jouissance de l’Autre, produite par une coupure qui met hors d’elle le symbolique, permet de prendre pied sur un vide créateur. Les deux autres jouissances, prises dans le symbolique, prennent la tête.
Catherine Millot témoigne de la manière dont Lacan vivait ce nouage dans son quotidien. « Il y restait des heures, dans une immobilité complète… Ajoutée à son silence, elle instaurait dans la maison comme un vide central autour duquel nous gravitions » [11]. « Si Lacan en mouvement, Lacan le bélier, était impressionnant, le Lacan immobile l’était tout autant. C’était une immobilité totale, inébranlable, l’autre face du caractère décidé de son rapport au monde. » [12]
Jacques Ruff
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[1] Lacan J., La Troisième, Paris, Navarin, 2021, p. 48.
[2] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 476.
[3] Lacan J., Aux confins du séminaire, Paris, Navarin, 2021, p. 83.
[4] Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 41.
[5] Miller J.-A., « La jouissance féminine n’est-elle pas la jouissance comme telle ? », Quarto, n° 122, juillet 2019, p. 11.
[6] Miller J.-A., « Vie de Lacan », La Cause freudienne, n° 79, octobre 2011, p. 343, consultable à https://www.cairn.info/revue-
[7] Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 13.
[8] Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines. Massachusetts Institute of Technology. 2 décembre 1975 », Scilicet, n° 6/7, 1976, p. 60.
[9] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 72.
[10] Tchouang Tseu, Tch’an Zen Racines et floraisons, Paris, Editions des Deux Océans, Hermès n° 4, nouvelle série mai 1985, p. 356.
[11] Millot C., La Vie avec Lacan, Paris, Gallimard, 2016, p. 67.
[12] Ibid., p. 33.