Ici trois textes issus du dernier rendez-vous CPCT à Marseille en préparation à Pipol 7, Victime, victimisation, organisé et coordonné par Françoise Haccoun et Patrick Roux, présidé par Hervé Castanet, invitée : Christine De Georges.
« Victime » est devenu un problème juridique, un enjeu des politiques publiques, un phénomène social depuis une trentaine d’années. Dans les années 40, l’avocat pénaliste Benjamin Mendelsohn étudie le comportement des victimes dans le déclenchement des actes criminels. Et quelques temps après, Hans von Hentig, s’intéressant à la prévention de la criminalité, met en évidence l’implication fréquente d’un passé de victime dans l’histoire des criminels. Prévenir la criminalité pouvait porter alors sur l’attention à accorder aux victimes. La victimologie est crée, comme branche de la criminalité, en liant les deux termes entre eux.
À partir de là, la victimologie s’est consacrée à la possibilité d’être victime d’accident ou de catastrophe naturelle, puis à celle d’être victime de violations des droits de la personne, dont les responsables peuvent être un individu ou un État. Les domaines concernés par la victimologie s’étendent sans limites définies. Il faut a priori que l’action incriminée relève de la justice pénale, mais le nombre d’interdits prohibés par la loi pénale se compte par milliers, sans compter les nombreux cas qui arrivent dans les tribunaux et font jurisprudence[1]. De nouvelles catégories apparaissent sans cesse, récemment par exemple il s’agissait de faire reconnaître par la loi le burn out comme la conséquence victimaire d’un travail trop contraignant.
En 1985, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte le texte de la déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir. Il définit le droit des victimes dans le processus pénal, mais aussi les droits à la protection, à l’assistance, ainsi que le droit à obtenir réparation. Le statut de la victime est né.
Quelques problèmes apparaissent avec l’évolution de la notion de victime. Il y a d’abord le risque d’inflation d’une société victimaire. Par exemple, le domaine des pathologies infantiles est débordé par les droits des parents à obtenir des « compensations » au regard du « handicap » de leur enfant. Il y a le risque de voir apparaître de nouvelles manifestations symptomatiques, comme : « je suis victime d’un pervers narcissique », « mon enfant est victime d’un syndrome d’aliénation parentale ». Un des problèmes inhérents à la reconnaissance du statut de victime est qu’il s’agit de faire passer les conséquences morales et psychiques que la victime connaît, de la sphère intime à la sphère publique. La victime doit faire valoir, promouvoir devant la force publique son préjudice. Ce processus participe à la tendance générale à la monstration et au dévoilement, à l’œuvre dans notre modernité. Le risque est que la victime se fige dans son statut, le revendique plutôt que d’interroger les conséquences subjectives parfois catastrophiques, de l’expérience qu’elle a connue.
L’étape suivante consiste à obtenir réparation du préjudice subi en terme financier ; tout se monnaye dans la société capitaliste, au détriment de ce qui est singulier à chacun. Les États consacrent de plus en plus d’argent au Ministère de la Justice pour l’aide aux victimes, dix-sept millions d’euros de budget annuel en France ces dernières années.
« Victime ! » résonne comme « Au secours ! » C’est une holophrase, sans sujet et sans préposition. Sans sujet est le problème qui embarrasse : s’agit-il d’un fading transitoire du sujet, « Lacan parle de fading du sujet, du moment où celui-ci ne peut pas se nommer »[2], ou d’un effacement subjectif durable ? Sans préposition de son côté, il trouve vite sa détermination. On est toujours victime de quelque chose ou de quelqu’un. La figure d’un Autre tutélaire jugé particulier dans l’exercice de sa toute puissance, de sa volonté, ou de sa jouissance se profile toujours. Que cet Autre soit personnifié ou diffus, – cela peut être Dieu – un Autre est toujours responsable de ce que vit la victime. Si la victime est soumise à un événement de la nature ou de l’histoire, c’est secondairement, alors qu’en l’Autre sera épinglé l’origine du malheur.
La position de victime relève d’une aliénation à cette figure de l’Autre, la victime se trouve fascinée, embrigadée, terrorisée par l’Autre, sans possibilité de séparation. C’est ce qui éteint la subjectivité. La psychose en est le paradigme. Le paranoïaque est victime d’une persécution de l’Autre ; le schizophrène, sous influence, en est sa marionnette.
En dehors de ces cas, quand nous nous interrogeons sur la position de la victime, nous pouvons convoquer deux références chez Jacques Lacan, une dans le Séminaire XI, et l’autre dans les Écrits. Elles nous orientent sur la question de savoir ce qui est sacrifié du sujet, dans la position de victime. « Je tiens qu’aucun sens de l’histoire […] n’est capable de rendre compte de cette résurgence, par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture »[3]. J. Lacan fait porter le sacrifice sur l’objet, sous entendu l’objet du désir. Le dieu obscur, nous dit-il, est lié à notre recherche du témoignage de la présence du désir de l’Autre. Nous sacrifions notre objet du désir au profit du témoignage de la présence du désir de l’Autre. Cette capture peut nous en rendre victime dans l’amour par exemple, ou pire. Mais jusqu’à quelle limite peut aller le sacrifice de notre objet du désir ? La limite est-elle, en sacrifiant notre objet du désir, de sacrifier notre castration même ? C’est le point de bascule qui fait notre question.
Dans « Subversion du sujet et dialectique du désir »[4] J. Lacan nous dit que le névrosé cherche à recouvrir sa castration en la niant. « Mais cette castration, contre toute apparence, il y tient. Ce que le névrosé ne veut pas, et ce qu’il refuse avec acharnement jusqu’à la fin de l’analyse, c’est de sacrifier sa castration à la jouissance de l’Autre, en l’y laissant servir. »[5] « la castration fait du fantasme cette chaine souple […] par quoi l’arrêt de l’investissement objectal qui ne peut guère outrepasser certaines limites naturelles, prend la fonction transcendantale d’assurer la jouissance de l’Autre qui me passe cette chaîne dans la Loi »[6]. Si la limite est franchie, que la castration elle même est refusée, le risque devient alors d’être confronté non pas à un Autre du désir ou un Autre de la demande, mais à un Autre de la volonté dans sa version capricieuse et féroce, ou à un Autre jouisseur. Le sujet perd alors ses coordonnées subjectives, tend à se réaliser comme objet de l’Autre, ou s’en fait « la momie », ce qui aboutit, nous dit J. Lacan, dans ce qui peut s’appeler la position figée de la victime, « au narcissisme de la Cause perdue »[7].
[1] Languin N., Aspects historiques et sociologiques de l’émergence de la victime, Journée d’étude du 16 décembre 2005 à Strasbourg. Consultable sur le web.
[2] Miller J.-A., « Nous n’en pouvons plus du père », Lacan Quotidien, n° 317.
[3] Lacan J., Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 246-247.
[4] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
[5] Ibid., p. 826.
[6] Ibid.
[7] Ibid.