L’évocation du titre du livre de Fernando Pessoa [1] lors d’une conversation avec Jacques-Alain Miller, un signifiant pris au vol, un néologisme dans la langue française, a créé un effet de surprise pour qualifier la pratique et l’enseignement de Jacques Lacan [*]. Comme dans une séance d’analyse, il arrive un moment où s’impose un qualificatif, un signifiant qui semble être au plus près de ce qui veut se dire, avec l’affect qui l’accompagne et qui fait dire : « c’est ça ! ». L’intranquillité du psychanalyste, pour qualifier le work in progress de l’expérience analytique, est-ce le dernier mot ?
L’analysant le sait ; rapidement, il découvre qu’il reste à dire, encore et encore, pour cerner ce qui fait l’os de ce qui le fait parler, désirer, penser, jouir. L’analysant qui s’engage dans l’expérience renonce à sa tranquillité, du moins à celle dont il rêvait, celle que ses symptômes ont bousculée, celle qui rendait ses rêves inaccessibles. Cette tranquillité que promet le thérapeute : l’assurance de continuer à rêver et donc, à dormir.
La définition du dictionnaire la désigne comme ce qui est calme, sans agitation ni mouvement, comme l’eau qui dort, une absence de désordre et d’agitation dans les esprits, introduisant à la quiétude et à la sérénité. C’est ce que Sénèque défendait dans son texte « La tranquillité du sage » [2]. Il y parle de son ami Sérénus en proie à un malaise moral inexplicable, qui le consulte sur le moyen de rendre la tranquillité à son âme malade. Sénèque lui donne alors une série de conseils dont aucun en particulier n’est capable d’assurer la paix de son âme mais dont l’ensemble le conduit à ce bien-être auquel il aspire. Sénèque lui recommande d’abord de ne pas se laisser entrainer au défaut si commun de se lancer à corps perdu dans mille distractions afin de se fuir soi-même. Le poids de l’ennui n’en retombe ensuite que plus lourdement sur le cœur. On peut s’occuper, prendre part aux affaires publiques et même s’en faire un devoir, et si cette carrière vous est fermée celle de l’étude vous est toujours ouverte, l’étude qui vous donne cet honorable repos que Cicéron a si bien appelé : otium cum dignitate [3]. Pour Sénèque, il faut se garder de vivre tout à l’extérieur, en dehors de soi ; la paix, la tranquillité, et par suite le bonheur, résident, selon lui, dans la possession de soi-même et la pureté de la conscience. Le malheur pourrait renverser, mais non terrasser l’homme qui vit en paix avec lui-même, l’âme du sage serait, pour lui, inébranlable. Les conseils du philosophe stoïcien sont vains cependant à constituer cette tranquillité comme idéale, ne préservant pas le sage des mauvaises rencontres, ni de son fantasme.
À ce sommeil idéalisé, la psychanalyse a répondu par l’appel à un réveil réaliste qui négative cette tranquillité, car le pousse-à-jouir du surmoi ne laisse pas le sujet en paix. D’une intranquillité fondamentale, Freud a fait son instrument pour traiter cette aspiration du parlêtre à rêver. J. Lacan, lui, l’a formalisé. Nul recours dans l’imaginaire, pas plus dans le symbolique, au point que, pour définir le réel en jeu, il utilisera la topologie comme pointe ultime de son enseignement pour tenter d’aller au-delà de ce qui ne peut se dire de ce réel en jeu, comme J.-A. Miller l’a décrypté dans son dernier cours [4].
« Où se trouve votre pendule ? » me demandait un analysant, lors d’entretiens préliminaires, après quelques années passées sur un divan réglé par le standard d’un post-freudien, exprimant ainsi sa crainte de voir sa tranquillité analysante prise en défaut. Il l’avait pourtant quitté sur le constat du peu d’effets de cette routine.
Les témoignages nombreux ont montré ce qu’avait d’insolite, de surprenant, de dérangeant, la pratique du psychanalyste J. Lacan. La mise en pièce des standards de l’expérience analysante, comme autant de refuges à la tranquillité, accompagnait la théorie qu’il construisit au fil de son Séminaire. Une théorie de la formation de l’analyste toujours en mouvement, qui traquait dans les instruments mis en place dans son École et dans le groupe, la menace d’une tranquillité retrouvée.
Comment aujourd’hui faire de cette intranquillité du psychanalyste J. Lacan notre boussole, pour l’action lacanienne, pour la construction toujours à refaire d’une École que l’Autre social pousse à être le refuge de ceux dont le métier impossible menace la volonté du maître de le laisser jouir en paix ?
Pour cela, nous devons témoigner publiquement encore et encore, avec J. Lacan, de ce qui fait la pertinence et l’efficace de la psychanalyse pour traiter le malaise qui submerge toutes les sociétés qui aspirent, coûte que coûte, à la tranquillité. Les dictatures veulent assurer la tranquillité des peuples, la globalisation économique aussi, la technocratie le fait à coups de règlements et pourtant, ce n’est qu’intranquillité qui en advient, celle du symptôme. La psychanalyse, à en faire son moteur, demeure radicalement contemporaine.
[1] Pessoa F., Le Livre de l’intranquillité, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 2011.
[2] Sénèque, De la constance du sage, suivi de De la tranquillité de l’âme, Paris, Gallimard, 2016.
[3] « Otium cum dignitate » est une expression latine attribuée à Cicéron et qui signifie « La paix avec dignité » ou « Noble oisiveté ». Cf. Cicéron, La République. Le Destin, Paris, Gallimard, 1994.
[4] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 19 janvier 2011, publié sous le titre « Progrès en psychanalyse assez lents », La Cause freudienne, n°78, juin 2011, p. 151-164 pour ce premier cours.
[*] Ce texte est initialement paru dans Le Point du Jour, n°21, 22 janvier 2011, p. 5-6, version relue par l’auteur.