
L’imprévisible
Un tas de gravats déversés au hasard :
le plus bel ordre du monde.
(Héraclite, « Fragment 124 »)
Soit deux mots : intranquillité et éveil. Ils ont tous deux leurs lettres de noblesse. L’intranquillité acquiert la notoriété par l’éloge qu’en fait Pessoa dans le livre (posthume) du même nom [1], comme traduction du portugais Desassossego. Elle résonne comme plus poétique et digne que la banale inquiétude, à laquelle il faut bien pourtant l’identifier. On la retrouve, comme adjectif, dans l’autobiographie de Gérard Garouste [2]. Chez l’un comme l’autre, l’expression nomme l’état d’agitation anxieuse d’un sujet en perpétuelle alerte, sous la menace de l’Autre qui le contraint à se tenir aux aguets. Intranquille est le guetteur qui veille sur la cité en guerre, aussi bien depuis les remparts de Troie que depuis la ligne Maginot. Le sommeil ne lui est pas permis, ni la quiétude, lot de celui qui se croit à l’abri du danger. Le roman remarquable de Dino Buzzatti, Le Désert des Tartares [3], montre le caractère désespérément vain de cette attente infinie du surgissement de l’ennemi. Inspiré de la même époque tragique, Le Rivage des Syrtes [4] de Julien Gracq dit aussi l’impuissance de la veille obstinée face à l’inquiétante étrangeté. Tout se passe comme si ces défenses étaient vouées, par définition, à l’échec. Comme si elles n’étaient que l’anticipation de la catastrophe annoncée.
Intranquillité et veille sont liées. Le premier terme dit l’affect du « qui-vive », avec sa couleur d’anxiété et d’appréhension. Le second dit une sorte d’idéal, une disposition de l’être qui serait l’opposé du sommeil et du rêve, comme abandon passif au destin. C’est ce que dit Béatrice à Dante, quand elle chemine, avec lui, au Purgatoire. Il serait temps qu’il laisse enfin son discours de somnambule au profit de l’éblouissement de la vérité : « non parli più com’om che sogna » [5]. C’est ce qu’elle attend de celui qui accède à la révélation du divin. Mais le poète sait que c’est une aptitude au-delà de l’humain, inaccessible par les voies de la parole :
« Trasumanar significar per verba
non si poria » [6].
Dante sait que l’éveil est « transhumain ». Ce qui ne l’empêche pas d’avoir une place insigne dans la mystique indienne comme dans le bouddhisme, l’une et l’autre des cultures que je ne connais guère que de seconde main par Hermann Hesse et Romain Rolland. Il appartient alors aux marchandises d’importation, à ces objets de la pensée orientale que l’Europe découvre dans ses crises morales du XXe siècle débutant, non plus sur le mode de l’exotisme fasciné et condescendant de l’époque baroque, mais comme une ouverture à l’Autre dont on espère qu’elle élargisse l’horizon. La Connaissance de l’Est [7] apporte alors fraîcheur et lumière du Levant.
Dans ce lot de notions exogènes, l’éveil voisine avec le grand Tout et le sentiment océanique, dont on sait quel sort Freud lui a réservé, le reliant aux effluves de l’illusion narcissique. Ce n’est pas à l’Orient qu’il s’avoue fermé, mais à un spiritualisme qu’on dirait aujourd’hui New age, et dont il perçoit, chez Jung notamment, le danger d’obscurantisme et de confusion. La suite n’a fait que confirmer ses inquiétudes et justifier ses réserves.
Il y a chez Rabindranath Tagore de délicieux moments où l’éveil montre le bout de son nez, comme union de l’âme et du sens divin, avec vision immédiate du réel. Le voile de Maya se déchire et les illusions perceptives se trouvent dissipées. Bref, il y aurait ainsi, et c’est le charme de toute mystique, un au-delà du nuage d’inconnaissance, un accès direct à l’impossible. C’est sans doute ce à quoi objecte le dernier Lacan, malgré ses espérances topologiques (imaginer l’impossible à dire) : il n’y a pas d’accès. Autrement dit : pas de réveil.
C’est une conclusion de Lacan. Car lui-même a pu prétendre que si Freud, aussi bien qu’Aristote, rêvaient, lui pouvait revendiquer le réveil. Passée cette touche quelque peu mégalomaniaque, son enseignement ultime met plutôt l’accent sur le fait qu’on passe sa vie à rêver et que l’inconscient lui-même n’est que le rêve perpétué au-delà du sommeil. À tout prendre, le seul réveil possible est l’irruption traumatique du réel qui se charge bien de nous arracher à notre évanescence.
Tout cela n’est pas sans rapport avec ce dont bruissent les médias par nos temps de contagiosité. Les Cassandre, Pythies et autres Sibylles foisonnent, qui nous disent sur tous les tons qu’elles nous avaient bien prévenus du danger. Et le bon peuple en mal de Grands Ya qu’à et de Providence se prosterne devant ces vigies autoproclamées. Plus d’un se complet dans la nostalgie du temps où l’avenir était prévisible et tracé. La main de Dieu pour les uns et les lois du matérialisme historique pour d’autres permettaient naguère, ou jadis, à qui le voulait une connaissance sans faille des lendemains, espérés ou redoutés. Alors, où sont nos dirigeants ? Que n’ont-ils prévu l’imprévisible ? Le terrorisme, les catastrophes naturelles ou cette pandémie ? Que n’ont-ils programmé le hasard, emmagasiné masques, tests, vaccins contre ce qui n’existait pas encore ?
C’est méconnaître ce que nous apprenons dans les cures sur la façon qu’a le réel de cesser de ne pas s’écrire : il n’apparait et ne survient qu’à l’improviste. Contingence, rencontre et événement ouvrent sur cet imprévu qui surgit sans prévenir. C’est même ce qui risque de nous conduire à inventer un nouveau discours (au sens de lien social), quand l’exceptionnel devient ordinaire.
[1] Pessoa F., Le Livre de l’intranquillité, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 2011. Version originale portugaise publiée sous le titre : Livro do Desassossego.
[2] Garouste G., L’Intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, Paris, L’Iconoclaste, 2009.
[3] Buzzatti D., Le Désert des Tartares, Paris, Robert Laffont, 1949.
[4] Gracq J., Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951.
[5] Ce qui peut se traduire par : « tu ne parles plus comme un homme qui rêve » (Dante A., « Le Purgatoire. Chant XXXIII », La Divine Comédie, XIVe siècle, disponible sur internet.)
[6] Ce qui peut se traduire par : « Cette surhumaine transformation par des paroles ne saurait se décrire » (Dante A., « Le Paradis. Chant I », La Divine Comédie, op. cit.)
[7] Claudel P., La Connaissance de l’Est, Paris, Mercure de France, 1973.
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