Notre époque !
Actes fous, terroristes, racistes, homophobes, xénophobes, politiques, etc[1]. C’est ici « la haine du prochain » [2] dans sa forme pleine, comme l’a dessiné Éric Laurent, dans la conférence qui a inauguré ce congrès. Généralement, on tue l’assassin ! Soulagement général de la nation… La haine ici aussi participe de cela. Mais s’il reste vivant, quelles sont les conséquences, les réponses de notre époque ?! On applique des mesures arbitraires, presque toujours inhumaines, d’exception à tous ceux qui, médiatiquement, ont été nommés comme « moins humains », hautement dangereux.
Nous, psychanalystes, nous ne sommes pas de ceux qui croyons aux monstres et aux belles âmes. Je coordonne un programme, au Tribunal de justice de l’État du Minas Gerais, qui accompagne ces personnes, depuis presque 20 ans. Lire ce qu’ils nous enseignent et suivre ce savoir, a été la voie que j’ai rencontrée pour rentrer dans cette conversation.
« Rien n’est plus humain que le crime.[3] »
Printemps 1999
Une grosse liasse attachée avec des ficelles sur ma table de travail… un procès, un crime, une folle intrinsèquement dangereuse. Destin et contingence. Je la croise, Ella, avec son sac de lettres au Juge. Elle me les remet et dit : « lis et après on parle ». Les lettres témoignaient de l’effort d’incorporer l’inincorporable, d’incarner le singulier dans l’universel.
À la place d’un être extraordinaire hors norme, je rencontre un parlêtre ordinaire – responsable de ses folies, ses ruptures, sutures et son désir de lien. Cette rencontre inaugure le PAI-PJ – Programme d’orientation lacanienne du Tribunal de Justice de l’état du Minas Gerais pour accompagner les patients judiciaires – ceux dits fous criminels, les anormaux foucaldiens – mais, pour nous, simplement parlêtres [4].
Le programme s’est installé sur le littoral du discours analytique et du discours juridique, tel un dispositif connecteur. Là, la non-relation entre la jouissance et l’Autre se clarifie, autant que l’évidence de la pluralité des agrafes tentant de connecter ce qui est de nature disjoint. Les petites inventions, le nœud singulier des pièces détachées, le salut par les déchets, l’usage inédit de la lettre de la loi comme artifice et d’autres bricolages confirment, après le crime, la disposition vive du parlêtre pour l’insolite couture – tissée, dès lors, aussi avec les lignes et les rapiéçages du fourre-tout juridique.
Notre expérience, témoigne que l’« action concrète de la psychanalyse est de bienfait dans un ordre dur » [5]. Là, comme passagère clandestine, en se servant des équivoques dans les tensions discursives, elle favorise que le sinthome se loge dans la cité ouverte, avec quelques autres. « Peut-être pouvons-nous dire que le travail que le PAI-PJ fait avec les sujets en rupture avec la loi, est de chercher avec chacun une solution qui lui soit propre, une solution unique, seulement d’eux, et de quelques autres, quelques autres qui représentent le lien social, le consensus social, ou encore ces quelques autres qui représentent une limite, une limite pour vivre. » [6]
Une orientation ordinaire
Nous, analystes lacaniens, nous sommes quelques-uns de ces autres. Sortir de la clandestinité et interroger la fiction juridique de « l’inimputabilité » – la non-responsabilité – font partie de notre tâche, quand telle élucubration participe de la débilité politique dans le traitement des psychoses dans les tribunaux, avec les « conséquences irrespirables » [7] pour l’être parlant : l’isolement de ses corps dans les sous-sols de la « dégradation pénitentiaire » [8], sans le droit de répondre, ségrégués sous « la pierre tombale du silence » [9].
Comme témoins du parlêtre, il nous appartient de bien dire, au-delà même des seuils des cabinets, que le hors-la-loi vise, même par « des voies confuses », justement la loi, et dans ce cas, il est « plus humain de lui laisser trouver » [10].
En fin de compte, disait déjà Lacan, « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables. Qu’on appelle cela […] du terrorisme ». Car il n’existe pas, pour nous analystes, « la tendresse de la belle âme » [11]. Nous maintenons alors, « la notion de responsabilité », notre orientation ordinaire, « sans laquelle l’expérience humaine ne comporte aucun progrès » [12].
Ce que diraient les fous ?
Dans le passage à l’acte, il n’y a pas de sujet : il y a le triomphe de la jouissance. À la place d’« un inconscient de pure logique […], un inconscient de pure jouissance » [13], conforme à l’hérésie du choix forcé ! S’il y a jouissance, il y a corps, il y a parlêtre.
Si l’acte commémore la relation inexistante entre la jouissance et l’Autre, seuls des connecteurs opèrent une jonction. Le hors-la-loi force une réponse, toujours, comme cause ou consentement, conséquence.
Dans l’acte, l’Autre n’existe pas. Si, à l’instant suivant, c’est l’Autre de la loi qui surgit pour le sauvetage, ce choc a des effets. L’entrée de l’appareil judiciaire dans l’architecture libidinale du parlêtre joue ici sa partie, forçant la langue propre à hausser le circuit au-delà du corps propre. De cela participe un corps qui jouit par différents moyens, un corps qui parle. « C’est dans le don de la parole que réside toute la réalité de ses effets ; car c’est par la voie de ce don que toute réalité est venue à l’homme et par son acte continué qu’il la maintient » [14].
Hausser une limite pour vivre, être porté à cette réalité est l’art, la responsabilité du parlêtre, un travail d’« une valeur remarquable, parce qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre pour opérer le Jugement dernier » [15].
Par cette voie, celle de la hausse à des formes juridiques et à d’autres, nous vérifions, dans de nombreux cas, une mutation de la satisfaction – de l’acte à la parole – toujours contingente, singulière et inédite pour engendrer ce qui de la jouissance tend à échapper. Enfin, le Droit existe parce qu’il y a jouissance, son essence est, dit Lacan, « répartir, distribuer, rétribuer ce qu’il en est de la jouissance » [16]. Soutenir l’idée de responsabilité exige de nous de déclarer, avec Jacques-Alain Miller, l’« égalité clinique fondamentale entre les parlêtres » [17] dans l’espace hybride des discours, autrement dit, au-delà de notre clinique, dans l’extension de la politique lacanienne.
Althusser, même avec un non-lieu, n’a pas reculé devant son savoir y faire, sa responsabilité. Comme lui, Ella et d’autres n’ont jamais cessé de tenter d’écrire l’impossible à dire, de répondre au hors-sens de l’acte, et plus encore de faire passer cet effort boiteux à encore quelques autres, au-delà d’eux-mêmes. Malgré tout, Althusser n’a pas été lu à son époque mais a su nous transmettre que l’avenir dure longtemps.
L’invention d’Ella [18] a été d’ouvrir dans le rite des trames juridiques, une brèche pour être lue, installant là un dispositif analytique comme lecteur, témoin et passeur, avec quelques autres, de son mode de réponse et réunir sa réponse, irrégulière et hors norme, à l’ensemble ordinaire universel. Dès lors, d’autres connections lui ont permis d’extraire les conséquences publiques du savoir-faire avec la jouissance dont elle est porteuse. À sa manière, Ella participe à des audiences, écrit et suggère au Juge des solutions irrégulières, mais raisonnables, prend la parole et obtient le droit de répondre en liberté. Arrive l’extinction de la mesure judiciaire. Tous les mois je reçois encore sa visite. Elle me fait lectrice de ses écrits. L’année dernière elle a tenté un concours. Elle a été l’unique à réussir l’épreuve écrite, cependant elle n’est pas arrivée à passer à l’oral. Elle étudie Kant et la loi, habite seule, paye ses factures, a récupéré son permis de conduire et, ainsi, continue à diriger sa vie, sous transfert, avec ses crises et ses faufilages.
Il n’est jamais tard pour se servir du savoir qui exhale de cette hérésie !
Habeas Corpus
Nous analystes, pour être à la hauteur de la subjectivité de notre époque, nous n’avons pas de choix, sinon porter sur la scène publique et requérir l’habeas corpus pour que les fous de tous les genres sortent du non-lieu auquel la sentence de « l’ininputabilité » les condamne, car il n’existe pas de parlêtre sans responsabilité.
Puissions-nous être plusieurs à faire éclore dans ce monde, vaste monde, la responsabilité pour tous – non sans la folie de chacun.
C’est le printemps à Barcelone !
Traduction : Pierre-Louis Brisset
[1] Intervention au XIe Congrès de l’AMP :« les psychoses ordinaires et les autres, sous transfert », Barcelone, avril 2018.
[2] Laurent É., « Disruption de la jouissance dans les folies sous transfert », conférence d’ouverture du XIe congrès de l’AMP :« les psychoses ordinaires et les autres, sous transfert », Barcelone, avril 2018, https://www.hebdo-blog.fr/disruption-de-jouissance-folies-transfert/.
[3] Miller J.-A., « Rien n’est plus humain que le crime », Mental, n°21, septembre 2008, p. 7-13.
[4] Otoni-Brisset F., « Simplement, parlêtre ! », Papers, n°1, p. 28-30, disponible sur le site : https://congresoamp2018.com/wp-content/uploads/2017/05/PAPERS-7.7.7.-N°1-Français.pdf
[5] Lacan J., « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. p. 125.
[6] Brousse M.-H., « Ce qui ségrégue et ce qui enlace », conférence d’ouverture de la Journée du PAI-PJ, octobre 2015, inédit.
[7] Lacan J., « Déclaration à France Culture », Le Coq-héron, n°46/47, 1974, p. 3-8.
[8] Lacan J., « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », op. cit., p. 122.
[9] Althusser L., L’avenir dure longtemps, Paris, Flammarion, 2013, p. 37.
[10] Lacan J., « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », op. cit., p. 122.
[11] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 858-859.
[12] Lacan J., « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », op. cit., p. 125.
[13] Miller J.-A., « Habeas Corpus », La Cause du désir, n°94, Paris, Navarin, novembre 2016, p. 168.
[14] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 322.
[15] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 61.
[16] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 10.
[17] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n°88, Paris, Navarin, octobre 2014, p. 113.
[18] Ella a été internée après l’acte. Elle écrit des lettres au Juge, qui n’arrivent pas à leur destinataire et restent sans réponse. (le PAI-PJ). Là rencontre un lecteur.