L’Association mondiale de psychanalyse (AMP) reconnaît sept Écoles dans le monde et tous les deux ans propose un congrès qui fait orientation. Qu’apporte selon vous cette occasion de rassemblement ?
Christiane Alberti, présidente de l’AMP — L’AMP est une conséquence de l’enseignement du Dr Lacan tel qu’il s’est répandu dans le monde. Elle est la première association internationale, depuis celle voulue par Freud, qui rassemble les psychanalystes par-delà les frontières. Quand tout, dans le moment présent, va dans le sens de la dispersion, de la fragmentation, un tel rassemblement a une portée politique indéniable.
Tous les deux ans l’AMP réunit membres et non-membres autour d’un thème afin de faire avancer la discipline. C’est l’occasion d’une actualisation de la doctrine et d’une mise à jour de la pratique psychanalytique afin de tenir compte du contexte de son offre dans le monde. Cette année, du 30 avril au 3 mai 2026, le congrès se tiendra à Paris en présence et en visioconférence. Que cette réunion se tienne à Paris lui délivre un enjeu renouvelé, car c’est en France que nous venons d’échapper de peu à une attaque sans précédent contre la psychanalyse, sous la forme d’un amendement1 aussi haineux qu’infondé, visant à discréditer cette discipline.
Ce sera précisément un des enjeux des salles multiples et des échanges, en cinq langues traduites simultanément, entre praticiens de tant de pays. En exposant leur pratique actuelle, lors des séquences cliniques du congrès, les psychanalystes mettent à l’épreuve les résultats de leur expérience et les font reconnaître par l’auditoire présent. Il s’agit d’articuler toujours mieux notre pratique.
Ce congrès a pour titre Il n’y a pas de rapport sexuel. Nous examinerons, depuis la clinique analytique, les changements majeurs liés à la promotion de la norme d’égalité et de consentement entre les sexes et les sexualités, les conséquences de la révolution #MeToo et les bouleversements profonds des structures familiales. En effet, le mouvement #MeToo n’a pas seulement mis l’accent sur les personnes victimes d’agressions sexuelles, il a participé d’une recomposition remarquable de la distinction entre le permis et l’interdit. Il tend à imposer de nouvelles références et valeurs communes, un nouvel ethos qu’Irène Théry n’hésite pas à désigner comme une « nouvelle civilité sexuelle2 ». C’est le consentement à l’échange sexuel lui-même qui est devenu le critère du permis, quel que soit le régime matrimonial. La vision de la sexualité en ressort transformée.
À l’heure de la préparation du prochain congrès, il faut lire une leçon de Jacques-Alain Miller, claire comme le jour, qui sera prochainement publiée sur le blog dédié. Il y déploie une thèse qui se présente comme aussi simple qu’évidente sur la sexualité depuis Lacan. Si chez Freud, la libido est appareillée à la pulsion, c’est précisément le rapport de la jouissance avec la sexualité qui est mis en question par Lacan. Ce dernier va opérer une réduction du concept même de sexualité. Le changement fondamental réside dans le fait de dire simplement qu’elle est essentiellement le rapport d’un sexe à l’autre, d’un être sexué à un autre, d’un corps sexué à un autre : « Telle est au plus simple la précision et la réduction que Lacan apporte au concept freudien de la sexualité, c’est un rapport. C’est là que prend sa valeur de dire qu’à l’inverse de la sexualité, la jouissance n’est pas comme telle un rapport, que c’en est même la négation. Comme telle, la jouissance n’ouvre pas sur l’Autre, raison pour laquelle je l’ai dite autistique3 ».
Dans la tentative de vouloir enfermer toute la jouissance dans le sexuel, l’époque met en lumière comme jamais auparavant qu’il y a dans la vie sexuelle ce qui circule, change, glisse, s’investit, se désinvestit, dans le rapport à l’Autre, c’est lui, maintenant, ce sera un autre demain. Il y a également ce qui du sexuel ne fait pas rapport à l’Autre et qui doit être surmonté pour faire place au rapport à l’Autre, d’où la tension entre jouissance et amour : il y a le ratage sexuel.
Le titre de ce XVe congrès de l’AMP se réfère donc à l’aphorisme de Lacan Il n’y a pas de rapport sexuel. Il subvertit une croyance bien relayée par le discours capitaliste actuel et, dans le même temps, réintroduit au primat du sexuel chez Freud. Quels problèmes cruciaux cela soulève-t-il ?
Ricardo Seldes, directeur du XVe congrès de l’AMP — L’une des croyances les plus répandues du capitalisme à notre époque est l’idée que tout malaise peut être résolu par des moyens techniques. Ce discours propose de jouir tant et toujours plus, et ce, sans pause, selon une logique affine à celle du rendement, de la consommation et de l’optimisation, mais au prix de nier et même renier la castration.
La psychanalyse s’oppose au maître, le subvertit, insiste sur la fonction nécessaire du symptôme. Elle le déchiffre jusqu’à un certain point, puisqu’elle l’appréhende comme une modalité singulière de faire avec la jouissance. S’il n’y a pas de rapport sexuel, comme le dit notre aphorisme, c’est que chacun jouit à sa manière.
J.-A. Miller interroge la relation entre l’homme et la femme : « Entre les deux, point d’accord ni d’harmonie, pas de programme, rien de pré-établi : tout est livré au petit bonheur la chance, ce qui s’appelle en logique modale la contingence. On n’en sort pas. Pourquoi est-elle fatale, c’est-à-dire nécessaire ? Il faut bien penser qu’elle procède d’une impossibilité. D’où le théorème : “Il n’y a pas de rapport sexuel.”4 »
Cet aphorisme révèle ce que Freud s’attache à souligner : tout ce qui a trait au sexe échoue toujours. À sa suite, Lacan situe l’échec lui-même comme pouvant être défini comme le sexuel dans tout acte du parlêtre – d’où la fatalité. C’est pourquoi Freud indique qu’un acte manqué a toujours un rapport avec le sexe : l’acte manqué par excellence ne serait que l’acte sexuel. Dans l’acte sexuel, l’un des deux est toujours insatisfait. C’est de cela dont les analysants n’ont de cesse de parler.
La jouissance est ce qui rend problématique le statut de l’Autre, parce que la jouissance en tant que substance n’établit pas de rapport. Par conséquent, comme le souligne J.-A. Miller, c’est la jouissance qui fait obstacle au rapport sexuel : ça jouit et la jouissance n’est pas en tant que telle un rapport avec autre chose, mais le frémissement de la substance.
La jouissance ne convient pas au rapport sexuel. Dès lors, comment font les hommes et les femmes avec cela ? Comment parviennent-ils à s’unir, à se désunir, à se haïr, à s’aimer follement, tendrement, perversement… ? Comment faire avec ce qu’il n’y a pas ? Comment cela se traite-t-il dans une analyse ? Le problème crucial relève donc de la coexistence de jouissances hétérogènes sans complémentarité.
En quoi cet aphorisme de Lacan concerne-t-il le malaise des sujets d’aujourd’hui ?
Ricardo Seldes, directeur du XVe congrès de l’AMP — Lors du XVe Congrès, nous nous interrogerons sur l’absence de rapport sexuel au XXIe siècle. Nous questionnerons les manifestations contemporaines du il n’y a pas, et les formes actuelles de réponses : les suppléances à ce non-rapport sexuel et la prolifération des symptômes du il n’y a pas lorsque la sexualité fait irruption comme réel hors sens.
Si pour la psychanalyse, il n’y a pas de rapport sexuel programmé, il existe cependant du côté de la biologie, puisqu’il faut bien quelque chose d’une femme et quelque chose d’un homme pour procréer. Aujourd’hui, il suffit que quelque chose leur soit prélevé – la technique peut ainsi suppléer et tenter de faire exister le rapport sexuel. Par ailleurs, les sujets n’essaient-ils pas de faire exister le rapport sexuel du côté du sens ? Ne peut-on donner un sens sexuel à tout ce que l’on dit ? C’est l’hypothèse de Freud : le sexuel est le fondement même du sens et tout peut être interprété à partir de cela. Mais il y a, entre le rapport du côté du réel et le rapport du côté du sens, un véritable trou.
Aussi, comme il n’existe pas de savoir préalable qui garantisse la manière d’aborder le rapport avec le sexe, le désir ou la jouissance de l’autre, on tente de pallier cette impossibilité à l’aide de la technologie, d’applications, etc. Ce qui dévoile d’autant plus le trou. C’est pourquoi différentes formes d’excès se manifestent : une pression insupportable de la performance sexuelle idéalisée, une abstinence totale ou une neutralisation de la sexualité (comme dans le kawaii japonais). On constate également une auto-optimisation émotionnelle, à laquelle s’ajoute l’exigence d’une communication parfaite.
Les sujets finissent par s’épuiser dans leur quête d’une relation idéale – impossible à atteindre –, dans une répétition qui les fait toujours revivre la même chose sans rien vouloir savoir de la cause de leur souffrance.
Beaucoup de questions restent en suspens. Qu’est-ce qui les pousse alors à consulter un analyste ? Les psychanalystes proposent d’éveiller un désir de savoir, de connaître certaines vérités. Ces nouveaux sujets sont-ils prêts à y faire face ? Cela entraîne-t-il des nouveautés dans la pratique elle-même ?
Lors du prochain congrès, nous aurons l’occasion d’élucider, à partir de la singularité des cas cliniques qui seront présentés dans les sessions simultanées, comment ces nouvelles formes sont traitées par la pratique analytique de l’orientation lacanienne.
Entretien réalisé par Romain Aubé & Dominique Pasco
[1] Amendement n°159 (14 novembre 2025) au Projet de loi de financement de la Sécurité sociale présenté au Sénat et retiré le 23 novembre suite à une importante mobilisation. Il commandait qu’ “À compter du 1er janvier 2026, les soins, actes et prestations se réclamant de la psychanalyse ou reposant sur des fondements théoriques psychanalytiques ne donnent plus lieu à remboursement, ni à participation financière de l’assurance maladie.”
[2]Théry I., Moi aussi. La nouvelle civilité sexuelle, Paris, Seuil, 2022.
[3] Miller J.-A., « La jouissance, un nouveau concept », Quarto, n°141, à paraître, et publié sur le blog du XVe congrès de l’AMP : congresamp.com/fr/
[4] Miller J.-A., in Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, quatrième de couverture.




