
Topologie du refoulement
Lettres 46 et 52 de Freud à Fliess. Freud invente la psychanalyse. Il est concis : « ce qu’il y a d’essentiellement neuf dans ma théorie est l’idée que la mémoire se […] compose de diverses sortes de signes » [1]. Il cherche à différencier les « formes particulières des névroses et la paranoïa » d’après l’époque de leur fixation [2]. Les psychonévroses, dit-il, s’expliquent par la « non traduction » de « certains matériaux » dans d’autres du fait de la défense concernant le caractère sexuel d’une phase antérieure « un excédent de sexualité […] reste intraduit en images verbales » [3], c’est « le défaut de traduction que nous appelons en clinique refoulement » [4].
Est-ce l’invention du refoulement, de la fixation et de la non-saturation de la sexualité par le langage telle que nous l’entendons après Lacan ? Freud clinicien recueillant l’expérience du sujet parlant aux prises avec ses représentations verbales met le « reste intraduit » au centre de la considération du refoulement. Freud positiviste cherche à intégrer son invention dans le rapport causal de la science de son époque. La cause doit être objectivée et chronologiquement antérieure à l’effet. « L’excédent sexuel ne peut produire à lui seul le refoulement », précise-t-il, « il doit s’y ajouter une défense » à la suite d’une interdiction [5]. Le meurtre du père de la horde, transmis phylogénétiquement, et l’Œdipe vécu à chaque génération sont à cet égard ce que Lacan qualifiera de « histoire à dormir debout de Totem et Tabou » [6] assurant à la fois l’antériorité et la véracité à laquelle Freud a tenu jusqu’au bout. Le vrai est le symptôme de Freud qui fait tenir l’édifice souligne Lacan, là où il avance que son symptôme personnel est le réel [7].
Après l’invention freudienne, la réinvention lacanienne. L’abord ne se fait plus par la chronologie linéaire mais par la topologie du temps.
L’enseignement de Lacan se termine par le Séminaire « la topologie et le temps » [8] qui ponctue une suite permanente d’approches du « reste intraduit » par une temporalité paradoxale. Dès 1938, il « révise » – c’est son terme – l’Œdipe en montrant que son efficacité tient au nouage de deux fonctions antinomiques (surmoi et Idéal du moi) [9]. Nul déroulement chronologique ni événement interdicteur externe au fait de parole, mais l’intuition d’un serrage nodal avec, comme temporalité, ce que huit ans plus tard il définit comme celle d’« un temps fermé entre l’attente et la détente, d’un temps de phase et de répétition » [10].
Ce temps paradoxal est producteur « d’un espace inétendu » [11]. C’est sur ce mode qu’est construit le sophisme du temps logique où le « procès logique » garde sa rigueur à condition qu’on lui intègre « la valeur des deux scansions suspensives » [12] ponctuant l’hésitation des prisonniers. La hâte d’un acte conclusif est à opposer à l’antériorité historique freudienne : Lacan souligne que le temps n’est pas celui d’une « vérification d’une hypothèse, mais bien [ponctuation par la hâte] d’un fait intrinsèque à l’ambiguïté logique » [13]. Les graphes procèdent de ce même entour spatial paradoxal procédant d’une temporalité hors chronologie. Prenant appui sur la linguistique (spécialement Jakobson) et sur la logique des paradoxes, des limites de formalisation, des conditions de la consistance (Russel, Gödel, Quine), ignorées par Freud, Lacan réinvente le refoulement, la fixation, l’impossible à formuler à partir du langage. C’est l’impossible et le manque-à-être, nés de l’aliénation sous le signifiant, qui créent le plus-de-jouir.
Mais alors, sans les interdits œdipiens, serait-ce la sexualité qui serait traumatique ?
Le vivant en général ne s’en plaint pas. Le parlêtre, seul, en est affecté. Le signifiant ne lui permet pas de faire un rapport entre les deux sexes. Relations, oui, mais pas de rapport sexuel au titre du langage. Voilà le trauma, le troumatisme, équivoque Lacan [14].
« L’étourdit » [15] décrit, avec la coupure de la bande de Moebius, les conditions de production du reste impossible à traduire selon la causalité signifiante. Ces conditions mettent en jeu, ramassée dans le temps de l’acte de la coupure, la temporalité impliquant une spatialisation paradoxale.
Avec la coupure non médiane de la bande, deux tours de cette surface sont nécessaires (l’expérience le montre réellement sans démonstration dans une suite pensable) pour produire un effet où fallace du vrai et réel impossible à penser sont noués. Le trajet consiste à passer par une expérience de perte de repères : sur la surface, je ne suis pas où je pense et où je suis, je ne peux le penser. Le résultat de la coupure de la bande, qui est un solide unilatère, à une seule face donc, est la survenue, la précipitation, comme l’on dirait en chimie, de deux solides noués ensemble ; une bande bilatère, l’autre unilatère, entrelacées par les trous dont l’un est né de l’acte de la coupure. La bande bilatère, donc munie de deux faces opposées comme le vrai et le faux est ici nouée à la bande unilatère où les contraires sont en continuité.
Voilà qui éclaire les propos du Séminaire Le Sinthome où Lacan propose le temps comme rapport entre le vrai qui a un sens et le réel qui n’a aucun sens [16]. La solution du vrai et du réel de Freud à Lacan passe par un paradoxe : celui de la topologie du temps, paradoxe parce que le nœud est impensable, paradoxe parce que le topos de l’espace est affaire de temps. Le temps de précipitation de cet impossible à traduire dans la continuité de la pensée se reproduit pour chaque sujet à chaque rencontre avec le signifiant. Comme la conservation du monde était pour le Dieu de Leibniz dite « création continuée » [17], l’invention du refoulement et du réel est, après Freud et Lacan, invention « continuée » dont chaque parlêtre est l’inventeur.
Après le Séminaire Encore, l’invention causale ne touche pas seulement le symbolique et le réel. Jacques-Alain Miller a souligné le saut du premier Lacan qui, par le capitonnage du symbolique et du corps, situait la jouissance hors de celui-ci. Après 1973, le signifiant non seulement ne résorbe pas la jouissance, mais l’initie. La topologie des nœuds cette fois en répond : R.S.I et sinthome nouent le réel. La formule Y a d’l’Un est contemporaine au fait que le nœud, qui ne peut pas se penser, soit Un, effet de nouage.
Lacan énonce en effet que le « réel dont il s’agit, c’est le nœud tout entier » [18]. « Il y a de l’Un, mais il n’y a rien d’Autre. » [19] « Peut-on dire que le réel ment ? Dans l’analyse, on peut sûrement dire que le vrai ment. » [20]
[1] Freud S., La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 2015, p. 154.
[2] Ibid., p. 145-146.
[3] Ibid., p. 145.
[4] Ibid., p. 155-156.
[5] Ibid., p. 145.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 208.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 132.
[8] Lacan J., Le Séminaire, « La topologie et le temps », inédit.
[9] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 45-57.
[10] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 188.
[11] Ibid.
[12] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, op. cit., p. 201.
[13] Ibid., p. 202.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 19 février 1974, inédit.
[15] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 449-495.
[16] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 116.
[17] Leibniz G. W., Essais de théodicée, Paris, Flammarion, 1969, p. 343.
[18] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 15 février 1977, inédit.
[19] Ibid., leçon du 10 mai 1977, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 18.
[20] Ibid., p. 17.
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