Drôle de rencontre !

Sortir d’une salle de cinéma et se précipiter pour tenter de coucher sur le papier ce qui, dans ce film-là, est venu attraper le regard et percuter le corps. Parcourir un livre et s’arrêter sur un paragraphe, le relire plusieurs fois, puis s’en tenir à le recopier, comme pour attraper ce qui n’arrive pas à se dire autrement qu’en se répétant. Découvrir un auteur et essayer d’ordonner les mouvements de sa pensée, comme pour reconstruire ce qui, si l’on rebrousse chemin, est venu titiller l’intime…

Cette semaine, Hebdo blog recueille des textes qui témoignent de ce qui a fait rencontre avec une oeuvre cinématographique ou littéraire. Et faire une rencontre ne se traduit-il pas tout d’abord par le temps de l’étonnement que suscite la surprise ? Toujours « drôle » en un sens parce que de biais, inattendue. Avec le second temps advient le temps de l’élaboration pour tenter d’attraper, justement, ce que l’on ne peut comprendre mais qui est venu nous accrocher.

Ce qui ne peut être contenu dans la compréhension n’est-ce pas ça, ce trait de poésie, tapi dans les oeuvres d’art comme dans une psychanalyse ? Ce noyau qui attire, accroche, fait parler, écrire, et d’où peuvent découler quelques jaillissements, fruits d’un effort, sans ce soucier « de l’exactitude, de la conformité de ce que je dis ou de ce que je veux transmettre »1.

Jacques-Alain Miller, dans son cours « Un effort de poésie », dont nous retranscrivons un extrait cette semaine, nous enseigne en quoi « la psychanalyse a partie liée avec la poésie ».

Si l’oeuvre d’art recèle en elle une poésie, c’est en tant qu’elle résulte d’un acte créatif. Il y a une fin palpable, visible. Mais la psychanalyse, elle, est cet effort sans cesse renouvelé, cet acte qui n’en finit pas de donner forme à la matière. Cette narration qui se tisse à chaque séance, c’est faire de sa vie « une épopée » nous dit J.-A. Miller dans son cours. Si l’épopée est un vaste récit qui emporte dans son sillon personnages et événements, alors notre regard sur le monde qui nous entoure peut s’en trouver, pour un temps, modifié. Or, nous dit-il, « réenchanter le monde, n’est-ce pas ce qui s’accomplit dans chaque séance de psychanalyse ? »

1Miller J.-A. « Un effort de poésie », 26 mars 2003, http://www.causefreudienne.net/un-effort-de-poesie/.




Le couple du dire et de la vérité chez Soderbergh

Le vecteur Psynéma de l’Envers de Paris[1], en présence de son extime, Francesca Biagi-Chai, a présenté le 18 novembre 2015 à la FEMIS le film Sexe, Mensonges et Vidéo du réalisateur Steven Soderbergh. Près de deux cents personnes étaient présentes à cette soirée. Cet événement était la conclusion d’une riche année de travail du vecteur.

Entre fait de contingence et déterminisme inconscient, ce film, d’une grande rigueur et cohérence interne, montre de manière exemplaire et inattendue la complexité de la rencontre amoureuse et du faire couple. L’histoire pourrait être réduite à celle d’une quadrille amoureuse : un jeune et ambitieux avocat, sa très belle et angoissée épouse, la sœur de celle-ci, pétillante maîtresse de son beau-frère et enfin, Graham, un ancien ami du mari qui réapparaît après neuf années d’absence bouleversant le complexe équilibre amoureux. C’est lui qui introduit l’élément perturbateur, la vidéo : avec sa caméra il traque les dires des femmes qui acceptent de parler de leur intimité sexuelle. Il veut saisir cette vérité : de quoi est fait le jouir de la femme, dans une position imaginaire qui le contraint à chercher l’objet qu’il ne trouve pas. Menteur, c’est l’impuissance sexuelle qui s’impose à lui comme refuge ultime à son rien vouloir en savoir. Il s’avère être un collectionneur de cassettes vidéos de l’objet unique qu’il cherche et qui lui échappe.

Le film de Soderbergh tire sa première inspiration de l’élaboration d’un certain nombre de questions personnelles concernant ses difficultés avec les femmes. Tout comme son héros (Graham) l’auteur dit avoir connu, pendant une période de sa vie, des excès en tout genre, notamment dans la sphère sexuelle, sans pouvoir s’empêcher de le faire… Il décide alors de « partir » pour réfléchir : « J’avais surtout un besoin urgent de comprendre pourquoi j’en était arrivé là dans les rapports avec les femmes [2]» Le film est écrit pendant ce voyage…

Considérer ce film comme un film simplement autobiographique serait inapproprié. C’est une œuvre de fiction mise au service d’un travail de réflexion personnelle. Passer par la fiction pour saisir une vérité : Soderbergh fait entendre que cette décision a un poids fondamental dans l’élaboration de son film. Il s‘éloigne du détail vécu. Il veut saisir la racine de son questionnement et de son mal-être dans un effort d’objectivation de son expérience. C’est ce qui a lieu dans le film, notamment dans sa dernière partie.

Ann a découvert que son mari la trompe avec sa sœur. Elle décide de participer au dispositif de la vidéo mis en place par Graham. C’est une décision qui va changer le cours de sa vie mais également de celui qui la filme. Car Ann ne se limite pas à faire œuvre de témoignage mais vient chercher chez cet homme les raisons de son choix d’être. D’être filmée, elle devient celle qui porte la caméra, objet « fétiche » de Graham, pour lui permettre de questionner son rapport au mensonge qu’il pensait réglé par le choix de l’impuissance. Un équivoque surgit chez Graham : « The way She and I are talking… » Ann attrape ce She et le contraint à s’expliquer. De cet échange verbal aucun des deux ne peut ressortir « indemne ». Ils sont renvoyés tous les deux à leur solitude subjective. C’est sur cette double solitude qu’un nouveau couple peut se constituer. « Le dire ne s’y couple que d’y ex-sister, soit de n’être pas de la dit-mension de la vérité ». [3]

Ainsi la dernière scène du film est en ce sens emblématique : Ann rejoint Graham. Un couple s’est constitué de la rencontre de deux symptômes. La femme dit à l’homme aimé : « Je crois qu’il va pleuvoir… », « Non, il pleut déjà» lui répond-il. On est du côté de l’énonciation, de l’impersonnel. C’est un dire qui vient énoncer l’effet interprétatif opéré moyennant la vidéo. Cette énonciation existe à la vérité[4] et ce « il pleut » est une perle que Soderbergh a trouvée pour mettre un point de capiton à la question de la vérité dans ce beau film.

[1] Les membres du vecteur Psynéma ayant participé à ce travail pour l’année 2015 sont : Karim Bordeau (responsable du vecteur), Maria Luisa Alkorta, Camille Beuvelet, Lucien Dubuisson, Carole Hermann, Elisabetta Milan, Olivier Talayrach, Judith Zabala.

[2] Entretien avec Steven Soderbergh, par Michel Ciment et Hubert Niogret, 1989, revue Positif.

[3]  Lacan J., « L’Étourdit », Autres écrits, p. 452, Éditions du Seuil, Paris 2001.

[4]   La Sagna P., Études lacaniennes, séance du 7 janvier 2016, « Quelques tours dans ” l’Étourdit “. Philippe La Sagna fait référence à « Le dire existe au dit », de Jacques Lacan, « L’Étourdit », Autres Écrits, p. 472.




« Le canard sauvage » : Ibsen et la vérité menteuse

Avec sa pièce « Le canard sauvage », écrite en 1884 durant son exil choisi à Rome et au moment où il a acquis sa notoriété de chef de file de l’avant-garde du théâtre européen, Ibsen déplie de façon radicale et inexorable la rencontre ratée entre le père et le fils. Ce ratage s’inaugure d’une « catastrophe », celle de « la ruine [du] père – la honte et le déshonneur »[1]. Ce père « brisé, définitivement perdu »[2], Ibsen le lie indissolublement à un autre père à la jouissance égoïste et cynique. Ces deux figures de pères sont les deux faces d’une même pièce : le père comme puissance destructrice.

Le vieil Ekdal est le père « pauvre naufragé »[3] qui se laisse couler au fond des eaux sans pouvoir remonter à la surface comme le fait le canard sauvage blessé par le chasseur. Le négociant Werle est le père tout occupé à sa jouissance maniant le mensonge et les non-dits, brisant les vies, leur infligeant la pauvreté et le déshonneur.

À ce père à double face, Ibsen donne pour partenaire un fils à double face.

Gregers, le fils de Werle, refuse l’« imposture »[4] paternelle fondée sur le mensonge. Porter le nom de son père est devenu « sa croix dans l’existence »[5], l’obligeant à rembourser toujours plus sa « dette envers l’Idéal »[6]. Dire la vérité, toute la vérité, ouvrir les yeux de tous sur les mensonges du père est la mission qu’il se donne sans jamais en démordre et qu’il exige de tous sans limite. Telle est sa fièvre de vérité.

Dans ce jeu de « colin-maillard »[7] entre mensonge et vérité, Hjalmar, le fils du vieil Ekdal, choisit, lui, de garder les yeux fermés. Se débarrasser de l’« épouvantable affaire de dette »[8], partir « loin de tout ça »[9] est ce qu’il veut coûte que coûte. « Ce qu’il y a de terrible, justement, c’est que je ne sais pas ce que je dois croire – que je ne le saurai jamais. »[10]

Dans ce combat entre le mensonge aveuglant du père et la vérité-toute impossible à supporter du fils, Ibsen introduit un espace de fiction et de temps arrêté, un lieu préservé où rêver est encore possible : dans un grenier vit le canard sauvage sauvé de sa noyade mortelle. En ce grenier et ce canard sauvage, Hedvig, l’enfant de Hjalmar, a reconnu ce mystère du « fond des mers »[11], cette chose étrange  que personne ne connait ni ne sait d’où elle vient. Ce mystère que le regard de l’enfant fait exister est le monde de l’art, de la nature et des rêves inconscients où l’enfant est chez elle. Il est ce qu’Ibsen oppose à la vérité-toute et au père idéal qui ne sauvent pas de la douleur d’exister sans désir. Il est ce qui rend supportable l’héritage du père qui est le « poids de ses péchés »[12]. Avec un grenier, avec un canard sauvage blessé, avec un cœur d’enfant, Ibsen rend au mensonge du rêve et de l’art sa valeur de vérité.

Toute l’œuvre d’Ibsen témoigne qu’il a logé dans l’écriture des fictions théâtrales et dans le maniement de sa langue, de quoi assumer pour son propre compte son désir de vivre et de transmettre. Cet illustre homme de théâtre a su faire du mensonge sa vérité, anticipant ce que J. Lacan nous enseigne : « C’est d’abord comme s’instituant dans, et même par, un certain mensonge, que nous voyons s’instaurer la dimension de la vérité, en quoi elle n’est pas, à proprement parler, ébranlée, puisque le mensonge comme tel se pose lui-même dans cette dimension de la vérité. »[13] Sa pièce « Le canard sauvage » est la trace vraie d’une blessure toujours vive qui veut dire : « Ôtez le mensonge vital à un homme ordinaire, vous lui ôtez le bonheur du même coup. »[14]

[1] Ibsen, H., Le canard sauvage, 1884, Actes Sud, Arles, 2014, Acte I, p. 10.

[2] Ibid, Acte I, p. 19.

[3]  Ibid, Acte III, p. 66.

[4]  Ibid, Acte I, p. 25.

[5] Ibid, Acte II, p. 49.

[6] Ibid, Acte III, p. 71.

[7] Ibid, Acte I, p. 25.

[8] Ibid, Acte IV, P. 105.

[9]  Ibid, Acte IV, P. 102.

[10] Ibid, Acte V, p. 123.

[11] Ibid, Acte III, p. 62.

[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse , Paris, Seuil, 1973, p. 35.

[13] Ibid, p. 127.

[14] Ibsen H., Le canard sauvage, op cit, Acte V, p. 112.




Hitchcock psychanalyste

Avec « La maison du docteur Edwardes », projeté à Nice lors d’une soirée « Psychanalyse et cinéma », Hitchcock signe en 1945 un thriller à la gloire de la psychanalyse, alors en plein essor aux Etats-Unis et déjà ravalée au rang d’un outil performant.

Elle est mise au service d’une enquête conduite par une jeune analyste, Ingrid Bergman, qui se lance dans une recherche très freudienne de la vérité afin de sauver d’une suspicion de meurtre son supposé collègue amnésique, Gregory Peck. L’analyse est menée sur le mode d’une enquête de police idéale où le suspect serait sous le charme de l’enquêteur psy qui doit reconstituer un puzzle. Le titre original du film, Spellbound, pointe l’envoutement de l’analyste mû par un « contre-transfert » incontrôlable et qui joue tantôt de la suggestion autoritaire, tantôt de son affection toute maternelle. Sur les traces de Freud, pour qui dans l’inconscient rien n’est oublié, Hitchcock nous emmène sur la piste d’une trace mnésique indélébile qui conduira au retour du refoulé traumatique.

La figure du psy est mise à mal : se laissant emporter par ses pulsions, il apparaîtrait comme fou, criminel ou aveuglé par l’amour, s’il n’y avait le bon Dr Brulov, caricature de Freud qui incarne la référence paternelle et rappelle que les analystes doivent être analysés. Il brocarde la pente féminine à l’illimité, car si « les femmes sont les meilleures analystes (…) elles deviennent les meilleures patientes » quand elles sont amoureuses ! Pourtant, le film ne se réduit pas à quelques clichés sur l’hystérie, le transfert et la théorie du trauma : il fait le portrait de la femme américaine d’après-guerre qui s’émancipe de la tutelle de ses pairs qui voudraient la ramener dans le droit chemin phallique : brillante et séduisante, elle ne recule pas devant son désir et préfigure les combats féministes à venir.

Au-delà de la quête du sens et d’une vérité ultime, le film d’Hitchcock met en scène la jouissance, sous la forme de l’objet regard, omniprésent : il signe le coup de foudre des amants et anime chaque personnage qui, tour à tour, s’observe dans le miroir, se fait surprendre ou est traqué par le regard de l’Autre.

Le pivot de l’intrigue est un rêve, dont Hitchcock a confié la représentation à Salvador Dali qui a imaginé une succession de décors fantastiques, s’ouvrant sur un chapelet d’yeux peints qui nous dévisagent. Chaque tableau du rêve sera interprété par l’analyste selon une clef des songes.

Le spectateur s’amuse de ce thriller qui se déroule au rythme d’une cure sauvage. Une analyse n’a-t-elle d’ailleurs pas aussi un côté polar, avec son lot d’ombres, de morts (revenants ou rêvés) et un suspens renouvelé à chaque séance ?

Hitchcock construit ce film noir en jouant sur le blanc, un S1 du patient, et la variété de leurs teintes. Il nous attire pas à pas vers un rai de lumière aperçu sous une porte, puis sous une autre, comme autant d’appels du désir à en savoir un peu plus : il suffit de pousser la porte.




Une lecture du Lacan Ironiste de Paul Audi

Lacan ironiste. Lacan ironiste et pas ironique. Lacan ironiste comme Kierkegaard se représente Socrate dans Le concept d’ironie constamment rapporté à Socrate ou comme Monique Dixsaut l’explique, dans Thalès ou Socrate qui commence ? Ou : de l’ironie, comment Socrate a réussi à faire taire l’étourdissante parole des sophistes et a ruiné, ironiquement, toute conception positive du savoir, toute identification de la science à un système de connaissance. Telles sont, entre autres, les références dont use Paul Audi pour donner sens au titre du recueil Lacan Ironiste paru aux Éditions Mimesis en début de 2015.

Selon Paul Audi, l’enseignement oral et non professoral de Lacan, repose sur une tactique de prise de parole. Parce qu’il faut enseigner avec une énonciation particulière pour produire une vérité à l’endroit où quelque chose du réel fait fonction. Et si le savoir se définit en produisant – par et dans le discours – un effet de vérité, quel serait donc l’envers de sa production où il ne saurait y avoir de savoir qui n’ait trait à un enjeu de jouissance ? C’est à cette enquête que Paul Audi se livre a partir de l’hypothèse que « l’ironisme » de Lacan ne fait aucun doute. Si l’ironiste est maître dans l’art de contrôler de façon anticipatrice le circuit en retour de la forme du message que celui-ci adresse à son semblable, Lacan est ironiste pour échapper à toute positivité du sens, là où le savoir prétendrait offrir une théorie probante du réel.

Prenant appui sur le texte de Macherey Lacan et le discours universitaire, Audi soutient que la première tactique pour arriver à enseigner ce qui ne se sait pas, procède de ce que la parole de Lacan s’est systématiquement déroulée en mettant en œuvre une rhétorique de la rupture ; une suspension de la communication.

Ainsi, les incongruités, les silences, coqs à l’âne, calembours, rythmes de l’énonciation, grognements, sont à disposition pour produire une suspension de communication qui donne accès à un autre type de rapport à la vérité. Ici, l’acte d’enseigner est à même de faire paraître la faille du savoir, ici, l’acte de professer, consiste à empêcher cette faille de disparaître et non de la colmater.

La deuxième tactique de Lacan, selon Audi, serait celle de passer d’une modalité du discours à une autre en vue de brouiller les pistes. Faisant tourner sans arrêt l’ensemble des quadripodes discursifs effectuant une rotation subliminale, le savoir de l’ironiste est un savoir qui se sait mais qui se sait comme impossible à totaliser et impuissant à tout savoir. Voilà où git l’ironisme de Lacan qu’Audi prend soin de préciser qu’il n’est ni figure de style, ni ton moqueur mais plutôt, tel que Dixsaut le définit : est ironiste celui qui substitue l’interrogatif à l’assertorique.

Interrogatif comme Socrate que sa situation dans la vie est réfractaire à tout prédicat ou ironiste comme Alcibiade tel que Platon le décrit dans le Banquet.

Ce livre que nous avons lu avec admiration mais avec distance, a réussi à nous surprendre d’autant plus que c’est avec une certaine mauvaise foi que nous avons parcouru ses pages. Cette mauvaise foi trouve sa source dans la citation de Lacan que Audi reproduit en ouverture du recueil et que nous avons interprétée comme un message au lecteur du type : voici ce que vous n’allez pas trouver dans mon livre !

Concrètement Audi cite Lacan dans le Séminaire VII : « Si tant est que ce que j’enseigne ait valeur d’un enseignement, je n’y laisserai après moi aucune de ces prises qui vous permettent d’y ajouter le suffixe isme. Autrement dit, ces termes (…) qu’il s’agisse du symbolique, du signifiant ou du désir, de ces termes, en fin de compte aucun ne pourra de mon fait servir à quiconque de gri-gri intellectuel ».

Ainsi donc, est-ce que Lacan ironiste représente un exemple de gri-gri intellectuel ? Débarrassés de cette question grâce aux arguments justes et élevés d’Audi, nous avons retenu quelques idées fortes qui nous serviront comme outil de travail dans l’avenir (surtout les développements sur le discours capitaliste en page 52 et 53).

Merci pour cela.

Cependant l’énorme érudition alourdit parfois le propos. Si la connaissance de l’auteur de l’œuvre de Lacan est incontestable, était-il indispensable un tel étalage du savoir – qui de plus est très assertorique ? Peut-être. Et cela est-il rédhibitoire ? Surtout pas.

Plus délicat est de constater que Paul Audi se focalise sur un Lacan oratoire au détriment même de la psychanalyse lacanienne. En supposant à Lacan une intentionnalité discursive qu’il s’efforce de démasquer, l’auteur, qu’avoisine parfois la position de non-dupe, néglige un volet indissociable de sa trajectoire : le Lacan écrit et surtout le Lacan dans son engagement dans une école. Comme si au-delà de la figure du « maître vivant en chair et en os », plus rien n’existait. D’ailleurs la thèse forte de Lacan ironiste se limite à un Lacan oral, donc un Lacan vivant, donc à un Lacan qui disparaît là où sa voix se tait. Cette négligence est-elle importante ? Cela dépend. Si on se dit qu’après tout chacun a le droit de focaliser sa réflexion où il le souhaite, et le lecteur se voit réduit à commenter le texte donné à lire, la réponse est que cette absence ne relève d’aucune gravité.

Cependant, si on se situe à un autre degré et on lit ce qui n’est pas écrit, et que justement brille par son absence on peut se demander de quoi relève cette carence. Parce qu’à la différence de Socrate, Lacan a écrit, fondé une École et n’a pas cessé de former des élèves. Là, l’ironisme de Lacan trouve sa limite.

Et, finalement, si le texte trouve un intérêt justement par ce qu’il évite, on est en droit de se poser la question de savoir le pourquoi de cet évitement, et se demander de quelle place Paul Audi – tellement docte dans l’élucubration des spécificités de quatre discours – parle, ou plus profondément se demander à quel discours – lors de ce contournement – il sert.




Du corps à l’encadrement en passant par l’ego

Écrire, qu’est-ce que cela signifie pour James Joyce ?

C’est la question à laquelle va répondre Lacan dans le chapitre X « L’écriture de l’Ego » du Séminaire Le sinthome. Cette question se raccorde immédiatement à une autre qui est celle de la fonction de l’ego pour Joyce. « L’écriture est essentielle à son ego »[i].

C’est un épisode qui met Lacan sur la voie, mais un épisode dont il va souligner dans les propos de l’écrivain un élément précis : l’encadrement.

Pourtant, au regard du passage du biographe Richard Ellmann[ii], le terme n’est pas au premier plan. « Si la vue de Cork qui ornait son appartement à Paris devait avoir un cadre en liège (cork), comme il le soulignait devant Frank O’Connor, c’était une indication intentionnelle, encore qu’un peu humoristique, de cette conception du monde où des simultanéités inattendues sont de règle ».

Lacan en tire une toute autre perspective, à partir du terme de cadre : « L’encadrement a toujours un rapport au moins d’homonymie avec ce qu’il est censé raconter comme image. Par exemple, chacun des chapitres d’Ulysses se veut supporté d’un certain mode d’encadrement, qui est appelé dialectique, ou rhétorique, ou théologie. Cet encadrement est lié pour lui à l’étoffe même de ce qu’il raconte »[iii]. Il va aussi donner plus de vigueur à son propos : « Dans ce qu’il écrit, Joyce en passe toujours par ce rapport à l’encadrement ».

N’est-ce pas dire qu’à chaque livre de Joyce il faille présupposer, imputer cette structure ? Pour Ulysses, Lacan se sert du tableau que James Joyce a écrit pour son ami traducteur Stewart Gilbert[iv] et qui dégage cette fonction de l’encadrement.

Le sujet James Joyce ne dispose pas d’un ego comme narcissique, rapportable au corps comme image ainsi que le relève Lacan dans Portrait of the Artist as a Young Man, lors de l’épisode de la raclée subie par quelques-uns de ses camarades, cependant que le corps du jeune homme se détache comme une pelure. En terme de structure nodale, l’imaginaire n’est pas noué borroméènement au symbolique et au réel.

En conséquence, nous n’avons pas à faire à l’inconscient de Freud, qui engage un rapport entre « le corps qui nous est étranger et l’inconscient ». L’inconscient est noué au réel, laissant hors nouage l’imaginaire. Ce dénouage de l’imaginaire qui laisse en rapport direct le symbolique et le réel détermine par ailleurs les épiphanies de Joyce. C’est l’ego qui est alors appelé à nouer l’Imaginaire, le Symbolique, le Réel, c’est-à-dire qui répare « l’erreur » du nœud, est «  correcteur du rapport manquant »[v]. Et c’est spécialement la fonction de l’encadrement, qui dans l’écriture de Joyce, supporte cette fonction de l’ego.

[i]           Lacan J., Le Séminaire Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.147.

[ii]           Ellmann R., Joyce, 2, Paris, Gallimard-Tel, 1987, p.187-188.

[iii]           Lacan J., op.cit.

[iv]Sans titre1

[v]           Ibid p.152.




“Là-bas c’est dehors” de Richard Peduzzi

En 1975, Lacan propose pour qualifier l’esthétique de Joyce, un mot écrit « SK beau », le modeste « escabeau ». On s’y hisse, oui, mais pas bien haut, remarque Hervé Castanet, dans le Scilicet du congrès de l’AMP 20161. Voici comment il le commente : « Le terme SK beau, avec sa typographie étonnante, dénude le réel auquel l’artiste se confronte, et que les sublimations voilent : au cœur du Beau, toujours ce SK énigmatique, hors sens ». « Avec l’escabeau, le sinthome devient événement de corps ». Le sinthome est alors défini comme H. Castanet en ramasse la définition : « la façon de bricoler singulièrement avec l’incurable du réel ».

Cette hypothèse de l’incurable du réel est celle que je me propose d’examiner avec vous dans la lecture du livre de Richard Peduzzi, qui s’intitule Là-bas, c’est dehors.

« Faire des décors de théâtre, pour moi, c’est ma façon d’échapper à l’enfermement (…) Au fond, ce que je cherche depuis ma toute petite enfance, c’est une porte de sortie, c’est m’extraire de moi, explorer comme un scaphandrier et redessiner les souterrains situés au plus profond de moi même ».

À cinq ans, « la fenêtre donnait sur un champ de ruines »

Nous sommes au Havre. R. Peduzzi est né en 1943, la ville n’est pas encore reconstruite. « Ma grand mère me dit : “nous allons bientôt aller la voir, ne t’inquiète pas.” » Bien sûr l’inquiétude est là, et l’auteur en témoigne avec précision, le mot est déjà sur la couverture. Il va voir sa mère en prison. « Une sonnerie métallique annonça la fin de la visite. Ma mère commençait à s’éloigner (…) Elle nous tournait le dos. J’éclatais en sanglots. J’avais la sensation de ne plus exister. Une ou deux têtes se sont retournées, dont la sienne : elle nous envoyait des baisers de la main, et s’écria : N’aie pas peur, nous nous reverrons là-bas.

– Où là-bas ?

– Là-bas, c’est dehors ! »

Nous comprendrons que la famille paternelle, chez laquelle il vit, en dehors des grandes vacances, à Verneuil-sur-Avre, qui le pousse à lire, écrire, et continuer à travailler à l’école, n’a pas marqué l’enfant du sceau de la vérité ; que son père, qui est absent, a suscité plus de rejet que d’amour. Le son « avre » qui nomme les deux lieux a peut-être été source de confusion.

La rencontre des parents tracée comme par un brouillard, permet de saisir que cela se rapproche « de la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre », table de dissection ou pas. C’est son père, qui plus tard va lui expliquer la rencontre. La faute que la mère expie « injustement » d’après le père, « politique » dira R. Peduzzi dans une interview, reste opaque.

À 15 ans, « mis à la porte de tous les établissements », il s’enfuit pour rejoindre sa tante à Paris. Mais à Paris, cette modeste accroche ne tient pas. Ce qui émerge d’une description de grande déréliction, avec des heures dans le métro d’un terminus à l’autre, ou dans les égouts, très poétiquement mais aussi très précisément décrite, c’est le théâtre dont les acteurs sont « vivants ». Le théâtre et l’ennui pendant les changements de décors, l’impression d’être prisonnier. « À ce moment-là, j’imaginais déjà que les acteurs auraient pu jouer sur un plateau vide. Mais j’étais loin de penser que toute ma vie, j’allais m’user les yeux pour tenter d’habiter ce vide, sans le perturber ».

La rencontre avec Patrice Chéreau, son cadet d’un an, va « transformer son existence ».

Patrice Chéreau explique la pièce, le décor et nomme : « le sens et la fonction des fils, des treuils, et des rouages poussiéreux ». Les rouages, les roues de fer, évoquent pour lui les souterrains ou les quais explorés au Havre pendant son enfance. Quelque chose résonne pour lui dans ce décor où Chéreau répète. La roue de fer du décor de la tétralogie de Wagner va faire couler beaucoup d’encre, et sa filiation avec les roues contingentes dans la première rencontre avec le metteur en scène, est explicite pour l’auteur. « Le théâtre est une boite à rêves carnivore (…) Il est à la fois une forteresse et une prison, un observatoire aveugle qui s’exerce à étudier le monde, il est un toit, un abri (…) »

L’effet d’interprétation

« Une petite fille est venue vers moi, elle devait avoir 7 ans (…) Elle m’a interrogé sur le spectacle, les sons, les acteurs, les lumières. Ses questions étaient graves et profondes (…) Elle voulait comprendre quel était cet endroit, et timidement, en montrant les murs, m’a posé cette question : « Çà c’est une prison ? » Puis, en indiquant la forêt du doigt, elle m’a fait le plus beau compliment qu’on ne m’ait jamais fait sur mon travail : « Et là-bas, c’est dehors ? »

Cette parole résonne étrangement pour celui qui nous rapporte ce souvenir. Cela fera interprétation pour lui, même s’il va discuter ce terme dans une interview, dans Lacan Quotidien n° 478. Il témoigne malgré tout du ré-ordonnancement des souvenirs, et même d’un matériel nouveau, comme l’exige Freud, à propos de l’interprétation qui porte.

La raison de vivre se dégage du rapprochement entre le « prison » et le « là-bas, c’est dehors ? », cœur du récit du souvenir d’enfance, de l’étrange de la rencontre avec la mère. C’est la réflexion de la petite fille qui fait pont entre les deux. C’est cette coïncidence des signifiants qui permet que la vie pénètre le décor, de même que dans la pièce de théâtre celui-ci permet que la présence des acteurs soit porteuse de vie.

 1 Castanet H., « Escabeau, S.K.beau (et Duchamp) », Le corps parlant – Sur l’inconscient au XXIe siècle, rue Huysmans, p.113.