Nouveau désordre amoureux

Nouveau désordre amoureux

Marie-José Asnoun & Pierre Sidon

« Dans le nouveau désordre amoureux qui définit le régime de l’alliance dans notre civilisation, le sujet n’en tient pas moins au mariage et à la filiation. » [1]

 

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Le mariage : entre Nom-du-Père et résidu ? [2]

Marie-José Asnoun

Fonction fondatrice de la mère [3]

« Dans les pays d’Europe occidentale dont les langues dérivent du latin, le cadre lexical du mariage renvoie à une forme juridique par laquelle la femme se prépare à devenir mère par sa rencontre avec un homme. » [4]

Résistance et déclin du mariage

Le mariage, dans tous ses états peut être posthume depuis la première guerre mondiale. Il a été réintroduit en droit français en 1959.
Toutefois, il décline, en faveur d’autres styles d’unions. « En France, l’Institut national d’études démographiques (INED) rapportait qu’en 1965, 5,9% des naissances provenaient de parents non mariés. En 2012, ce pourcentage était monté à 56,6%. » [5].

Déclin du Nom-du-Père et déclin du mariage 

Pourquoi se marie-t-on encore aujourd’hui alors que fonctionne la symétrie juridique pour un homme et une femme ? L’argument du contrat est faible puisque tous les formes d’unions proposent des formes de contrat similaires à celui du mariage. Et nous sommes dans un monde de contrats illimited.
Pour le nom ; pas davantage puisque maintenant l’épouse peut garder son nom et les enfants issus du mariage peuvent aussi bien porter le nom du père que celui de la mère, que les deux noms accolés.
Au nom de l’amour ? Si nous acceptons que cela puisse être une cause, toutefois, l’amour peut s’exprimer hors cette institution.
Le mariage serait-il une forme de résistance, aux divers remaniements de l’usage des noms, à la dissolution de la tradition ou à la « pratique sociale comme telle qui effectue des variations réglées sur les usages auparavant admis » [6].
À l’instar du Nom-du-Père, si le mariage, décline, il se maintient. Pouvons-nous articuler le déclin du Nom-du-Père et le relatif déclin du mariage ?
Il semblerait que le mariage occupe à la manière du Nom-du-Père une fonction de régulation qui, selon l’usage ou le mésusage du Nom-du-Père, peut virer à la dérégulation.
Freud installe le « père comme l’autorité la plus ancienne, la première, il est pour l’enfant l’autorité unique. Tous les autres pouvoirs sociaux se sont développés à partir de cette autorité primitive (avec la seule réserve du matriarcat) » [7]. Il poursuivra sa théorie générale du père dans Totem et tabou où il y « fonde le père dans sa position tragique, irréductible à l’histoire, à partir d’une évolution longue, néodarwinienne, et d’un meurtre originel » [8]. Puis, « Freud termine son essai en capitonnant Totem et tabou avec le complexe d’Œdipe : ‘‘Au terme de cette enquête que j’ai conduite en abrégeant au maximum, je voudrais donc énoncer le résultat que voici : dans le complexe d’Œdipe, les commencements de la religion, de la morale, de la société et de l’art se rencontrent.’’ » [9]
Éric Laurent souligne que « ce qui est essentiel n’est pas seulement que le père soit au fondement. Le complexe d’Œdipe laisse une trace indélébile dans la vie affective » [10].
C’est déjà une ébauche de réponse. On se marie au nom du complexe d’Œdipe, au moins pour une part.Le père freudien ne surplombe pas l’histoire, il s’y montre irréductible.
« Lacan prend parti, au contraire pour un père résolument historique. […] Plutôt que de saisir l’Œdipe comme un invariant qui ne change jamais, il le fait dépendre des formes d’évolution de la civilisation. N’éprouvant aucune nostalgie envers les formes traditionnelles de la famille, il appréhende la famille moderne dans son évolution vers une réduction à sa forme nucléaire, noyau minimal de l’alliance entre l’homme et la femme » [11] – forme toujours actuelle. Citons, avec É. Laurent, ce passage fameux : « Nous ne sommes pas de ceux qui s’affligent d’un prétendu relâchement du lien familial. […] Mais un grand nombre d’effets psychologiques nous semblent relever d’un déclin social de l’imago paternelle. Déclin conditionné par le retour sur l’individu d’effets extrêmes du progrès social, déclin qui se marque surtout de nos jours dans les collectivités les plus éprouvées par ces effets : concentration économique, catastrophes politiques. […] Quel qu’en soit l’avenir, ce déclin constitue une crise psychologique. Peut-être est-ce à cette crise qu’il faut rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même » [12].
Alors si le complexe d’Œdipe est un des noms de la libido, un mode libidinal au Nom-du-père, il ne résorbe pas pour autant toute la jouissance, ne résout pas la nostalgie de la jouissance illimitée.
En articulant l’évolution de la famille vers une forme réduite, nucléaire, Lacan « énonce […] la fin de l’histoire de la parenté et le début de l’histoire de l’alliance homme-femme telle que la psychanalyse en explore les impasses » [13]. Pierre Sidon vous les développera.
Lacan affirme ainsi la diffraction contemporaine du père et ses conséquences pour la civilisation.

Le Mariage : un statut de résidu ?

Lacan nous indique le problème à savoir le traitement de la jouissance par une civilisation, pas sans incidence sur la famille et le mariage.
« La croyance au père en est un instrument parmi d’autres, déplacé par cette mise en commun, dans un espace donné, des ‘‘impérialismes de la jouissance’’. » [14]
Se marie-t-on seulement au Nom-du-Père ? Ou pouvons-nous plutôt appréhender le mariage comme un effet de résidu du Nom-du-Père ? Ce terme nous introduit à la famille et au mariage conçus comme reste, objet a produit par l’histoire.
Le résidu s’articule sur les noms du père, de la mère, de l’enfant, du mariage.
Cela produit ou non un type de nouage entre le Nom-du-Père qui arrive à faire quelque chose de vivant et au-delà de l’Œdipe, un au-delà de la croyance au père qui se trouve réduit à sa fonction d’outil, à un instrument.
À l’échec partiel du Nom-du-Père, le mariage indique-t-il une particularité du désir, dans cette nouvelle alliance matrimoniale ? S’en passer, s’en servir à l’instar du Nom-du-Père ? À l’ère de l’illimited, indique-t-il une tentative de limiter l’illimited ? Quelle incidence cette forme a-t-elle sur l’amour, le désir et la jouissance ?

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Tout contre

Pierre Sidon

C’est un duetto certes. Mais séparé. Marie-Jo, je ne sais pas si tu es pour le mariage, mais moi non plus. Tout contre, même comme disait Guitry… Le mariage, c’est comme la guerre, trop grave pour être confiée à des militaires [15] : le mariage est chose trop belle pour être confiée à des mariés ! Quand on voit ce qu’on en fait… Je ne parle même pas des divorcés : eux au-moins ont le mérite d’arrêter les frais – quoique : en matière de frais… Non, je parle de ceux qui continuent le combat…
Moi, on m’avait proposé un duetto avec… Enfin, elle a pas pu. Au dernier moment elle a dit non, elle aurait pas pu être là aujourd’hui… J’imaginais un duetto comme un air d’Opéra… Je m’voyais déjà… De toute façon c’était un mariage arrangé hein, alors… Avec une ou avec une autre. Quoique. Éric Laurent disait jadis que ça ne mettait pas non plus à l’abri de l’amour. C’est dire si on pourrait épouser… au fond… n’importe qui. On pourrait… on le faisait.
Et est-ce qu’on n’aime pas aussi… n’importe qui ? Tu passes des décennies dans ton village, ou tu fais métro, boulot, dodo, tu vois quoi ? C’est quoi ton horizon ? Dix, vingt personnes susceptibles de devenir tes partenaires… Et tu tombes raide amoureux de la seule personne au monde dont t’aurais pu tomber amoureux, c’est la seule et l’unique et elle habitait en face de chez toi ! T’es le mec le plus chanceux au monde ! Bon, ça c’est le délire de l’amour : « l’infini à la portée des caniches » [16] ! Alors c’est quoi le secret ? Eh ben c’est que t’es marié avec quoi ?… Avec ton symptôme. Du coup ça match avec plein de monde… Et comme il suffit, pour flamber, d’une petite condition d’amour, un regard comme ci, un pli de peau comme ça, une fossette, un rebondi des fesses… Ça c’est pour les mecs : condition d’amour fétichiste. Et pour les filles, bah, c’est quand même un peu plus sophistiqué mais si ça leur parle… c’est pas impossible du tout ! Certains y arrivent très bien. Bon, y’a un « amour plus digne » [17] dit Lacan. Mais c’est déjà ça.

Tu tombes amoureux, mais c’est pas forcément réciproque l’amour. C’est pas symétrique – au contraire des sentiments dit Lacan. Par exemple tu vibres quand l’autre te désire pas. Ou mieux : ne t’aime pas. Ou encore : l’autre est sérieuse et toi tu fais le bouffon… Et ça peut même s’emboîter comme ça dans un mariage arrangé… Dans n’importe quelle confrontation, duo… En duetto même ! Et tac ! C’est parti pour des décennies d’insatisfaction – quand ça marche bien. Mais c’est ça que tu veux et tu ne le sais pas. Et en plus ça te permet de te dérober. Un couple c’est toujours gagnant-gagnant. Le truc c’est que tu sais pas en général en quoi t’es gagnant : tu souffres donc tu jouis. T’es marié, t’es mari. Fort mari même. Le Larousse de l’ancien français donne un deuxième sens au verbe marié : comme égaré.
Mais tout ça c’est à deux : l’amour, c’est un duetto : parler à deux mais chacun peut parler tout seul aussi parce qu’on parle toujours tout seul en fait… Comme ici. Mais moi, j’aime bien la conversation Marie-Jo.

Bon, j’ai dit : dans ta vie tu croises dix, vingt personnes… Mais ça c’était avant hein ! Maintenant tu croises quoi ?… Cent ? Mille ? Des millions potentiellement avec la bonne appli ! Tu les croises… virtuellement parce qu’en fait tu rencontres plus personne : réellement. L’amour… le sexe même ? De moins en moins. Les statistiques sont formelles : les trentenaires pensent pouvoir trouver toujours mieux alors ils cassent et ils se cassent. Quant au sexe, les sondages sont impressionnants – pour ce que ça vaut : les jeunes avouent pratiquer moins et préférer leur smartphone. Ça pour s’écrire, on s’écrit ! Mais quand on commence à se parler, eh bien, on commence à s’entendre… Et on ne s’entend plus du tout. Plus on adore son image, plus on déteste la parole de l’autre… parce qu’on se détourne de la sienne, qui véhicule l’inconscient et la pulsion.
Est-ce que c’est un désordre, tout ça ? Moi je trouve que c’est plutôt un ordre ! D’ailleurs Zygmunt Bauman dit que c’est liquide. Liquide, fluide, laminaire… l’amour ? Mais c’est turbulent au contraire ! Non… Tout ça rentre dans l’ordre en fait : chacun de son côté – et c’est d’ailleurs pour ça que les vaches seront bien gardées. C’est un ordre parce que c’est pas amoureux. Lacan le dit bien : la science forclôt les choses de l’amour. C’est pas l’amour liquide : c’est l’amour liquidé !

Et le mariage dans tout ça ? Eh bien il tient le coup ! Bizarrement semble-t-il. On se marie, encore. Mais moins et moins longtemps et avec plus de variété. Une américaine, Yasmin Eleby, s’est mariée avec elle-même. Un japonais s’est marié avec la chanteuse virtuelle Hatsune Miku. On dira que c’est des simulacres mais le mariage est une forme de simulacre aussi.
Et puis on se marie pour fonder une famille, toujours. Et bien sûr quand on n’y a pas le droit ou que la biologie s’y oppose, on en réclame le droit et les moyens : mariage gay, procréation assistée. On continuera encore de se marier quand la relation sexuelle sera prohibée – ça, c’est demain. Parce que si l’amour disparaît, la filiation tient le coup. Et si le mariage perd du terrain, le désir d’enfant se porte bien. Pourquoi ? Eh bien est-ce que l’enfant n’est pas spécialement bien fait pour jouer le rôle de fétiche ? Et pas que pour les mères. Or l’époque est au fétichisme de la marchandise (Marx) et Deleuze disait même que la société est perverse car autrui n’existe pas. Tout le monde veut un enfant. Ça deviendra même un droit humain fondamental à mesure qu’on saura encore mieux en fabriquer – proprement d’ailleurs, c’est-à-dire sans relation sexuelle. Mais qu’en faire ?
Hilary Clinton disait qu’il faut un village pour bien l’élever : It Takes a Village, titre de son livre [18]. C’est beau mais l’époque n’est plus aux utopies familialistes, au kibboutz. Ni aux pouponnières d’état. Les idéologies et utopies sont déjà passées par là. Mais il n’est pas sûr qu’on soit définitivement vacciné contre tout ça et on n’est pas à l’abri d’un eugénisme forcené qui fabriquerait des enfants sans désir, donc déshumanisés. Bon, on n’a pas besoin de ça avec l’épidémie d’autisme qu’il y a déjà… Et pour l’instant il semble qu’on veuille encore inscrire les enfants dans le discours de l’Autre. À l’exception de quelques cas particuliers munis parfois même de prénoms néologiques, l’humanité semble avoir encore besoin de la filiation et du nouage des symptômes. Fabian Fajnwaks parle même de l’enfant sinthome. Alors il faut bien le mariage, ou n’importe quel type de contrat – pourquoi pas privé d’ailleurs, façon libertarien américain (David Boaz du Cato Institute), pour faire tenir tout ça justement, et d’autant plus qu’il n’y a pas d’amour : le mariage vient en opposition à l’amour : mariage arrangé pour éviter l’amour, mariage d’amour au temps où l’amour disparaît. Bien sûr ça dure trois ans, mais c’est juste ce qu’il faut pour fonder une famille et après, après l’explosion… nucléaire. Enfin c’est la famille qui devient… plus que nucléaire, monoparentale : c’est la scission du noyau. Chacun part de son côté, dans l’individualisme démocratique qui révèle la vérité de la jouissance du parlêtre. Et en attendant ? Ils vécurent heureux, quelque temps, et eurent… quelques enfants. Avant de recommencer… la même chose.

À moins que, d’avoir tiré au clair l’Inconscient dont tu es le sujet, comme disait Lacan, te permette d’accéder à un amour plus digne. Un amour plus digne, c’est savoir que tu parles tout seul… Pour te permettre de parler à un autre. Et d’en faire un partenaire à part entière de ta vie.
Avec ou sans contrat.

[1] Laurent É., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », La Cause freudienne, n°60, Paris, Navarin/Seuil, juin 2005, p. 142.

[2] Duetto lors des 48e Journées de l’ECF, le 16 novembre 2018.

[3] Cf. De Boysson B., Mariage et conjugalité. Essai sur la singularité matrimoniale, Paris, L.G.D.F., 2012.

[4] « Mariage », disponible sur le site internet Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mariage

[5] Ibid.

[6] Laurent É., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », op. cit., p. 132.

[7] Freud S., L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 192, note ; cité par É. Laurent, in « Le Nom-du- Père entre réalisme et nominalisme », op. cit., p. 135.

[8] Ibid., p. 136.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 137.

[12]Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 60-61, cité par É. Laurent, in « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », op. cit., p. 137.
Et Cf. Miller J-A., « Lecture critique des ‘‘complexes familiaux’’ de Jacques Lacan », La Cause freudienne, n°60, op. cit., p. 33-51.

[13] Laurent É., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », op. cit., p. 138.

[14] Laurent É., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », op. cit., p. 139.

Et Cf. Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 373.

[15] Cf. Clémenceau G., cité par G. Suarez, in Soixante années d’histoire française. Clémenceau. Dans la mêlée, tome 1, Paris, Jules Tallandier, 1932.

[16] Cf. Céline L.-F., Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1972, p. 17.

[17] Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, op. cit., p. 311.

[18] Clinton H., It Takes a Village, New York City, Simon & Schuster, 1996.




Un parlêtre ordinaire

Notre époque !

Actes fous, terroristes, racistes, homophobes, xénophobes, politiques, etc[1]. C’est ici « la haine du prochain » [2] dans sa forme pleine, comme l’a dessiné Éric Laurent, dans la conférence qui a inauguré ce congrès. Généralement, on tue l’assassin ! Soulagement général de la nation… La haine ici aussi participe de cela. Mais s’il reste vivant, quelles sont les conséquences, les réponses de notre époque ?! On applique des mesures arbitraires, presque toujours inhumaines, d’exception à tous ceux qui, médiatiquement, ont été nommés comme « moins humains », hautement dangereux.
Nous, psychanalystes, nous ne sommes pas de ceux qui croyons aux monstres et aux belles âmes. Je coordonne un programme, au Tribunal de justice de l’État du Minas Gerais, qui accompagne ces personnes, depuis presque 20 ans. Lire ce qu’ils nous enseignent et suivre ce savoir, a été la voie que j’ai rencontrée pour rentrer dans cette conversation.

« Rien n’est plus humain que le crime.[3] »

 Printemps 1999

Une grosse liasse attachée avec des ficelles sur ma table de travail… un procès, un crime, une folle intrinsèquement dangereuse. Destin et contingence. Je la croise, Ella, avec son sac de lettres au Juge. Elle me les remet et dit : « lis et après on parle ». Les lettres témoignaient de l’effort d’incorporer l’inincorporable, d’incarner le singulier dans l’universel.
À la place d’un être extraordinaire hors norme, je rencontre un parlêtre ordinaire – responsable de ses folies, ses ruptures, sutures et son désir de lien. Cette rencontre inaugure le PAI-PJ – Programme d’orientation lacanienne du Tribunal de Justice de l’état du Minas Gerais pour accompagner les patients judiciaires – ceux dits fous criminels, les anormaux foucaldiens – mais, pour nous, simplement parlêtres [4].
Le programme s’est installé sur le littoral du discours analytique et du discours juridique, tel un dispositif connecteur. Là, la non-relation entre la jouissance et l’Autre se clarifie, autant que l’évidence de la pluralité des agrafes tentant de connecter ce qui est de nature disjoint. Les petites inventions, le nœud singulier des pièces détachées, le salut par les déchets, l’usage inédit de la lettre de la loi comme artifice et d’autres bricolages confirment, après le crime, la disposition vive du parlêtre pour l’insolite couture – tissée, dès lors, aussi avec les lignes et les rapiéçages du fourre-tout juridique.
Notre expérience, témoigne que l’« action concrète de la psychanalyse est de bienfait dans un ordre dur » [5]. Là, comme passagère clandestine, en se servant des équivoques dans les tensions discursives, elle favorise que le sinthome se loge dans la cité ouverte, avec quelques autres. « Peut-être pouvons-nous dire que le travail que le PAI-PJ fait avec les sujets en rupture avec la loi, est de chercher avec chacun une solution qui lui soit propre, une solution unique, seulement d’eux, et de quelques autres, quelques autres qui représentent le lien social, le consensus social, ou encore ces quelques autres qui représentent une limite, une limite pour vivre. » [6]

Une orientation ordinaire

Nous, analystes lacaniens, nous sommes quelques-uns de ces autres. Sortir de la clandestinité et interroger la fiction juridique de « l’inimputabilité » – la non-responsabilité – font partie de notre tâche, quand telle élucubration participe de la débilité politique dans le traitement des psychoses dans les tribunaux, avec les « conséquences irrespirables » [7] pour l’être parlant : l’isolement de ses corps dans les sous-sols de la « dégradation pénitentiaire » [8], sans le droit de répondre, ségrégués sous « la pierre tombale du silence » [9].
Comme témoins du parlêtre, il nous appartient de bien dire, au-delà même des seuils des cabinets, que le hors-la-loi vise, même par « des voies confuses », justement la loi, et dans ce cas, il est « plus humain de lui laisser trouver » [10].
En fin de compte, disait déjà Lacan, « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables. Qu’on appelle cela […] du terrorisme ». Car il n’existe pas, pour nous analystes, « la tendresse de la belle âme » [11]. Nous maintenons alors, « la notion de responsabilité », notre orientation ordinaire, « sans laquelle l’expérience humaine ne comporte aucun progrès » [12].

Ce que diraient les fous ?

Dans le passage à l’acte, il n’y a pas de sujet : il y a le triomphe de la jouissance. À la place d’« un inconscient de pure logique […], un inconscient de pure jouissance » [13], conforme à l’hérésie du choix forcé ! S’il y a jouissance, il y a corps, il y a parlêtre.
Si l’acte commémore la relation inexistante entre la jouissance et l’Autre, seuls des connecteurs opèrent une jonction. Le hors-la-loi force une réponse, toujours, comme cause ou consentement, conséquence.
Dans l’acte, l’Autre n’existe pas. Si, à l’instant suivant, c’est l’Autre de la loi qui surgit pour le sauvetage, ce choc a des effets. L’entrée de l’appareil judiciaire dans l’architecture libidinale du parlêtre joue ici sa partie, forçant la langue propre à hausser le circuit au-delà du corps propre. De cela participe un corps qui jouit par différents moyens, un corps qui parle. « C’est dans le don de la parole que réside toute la réalité de ses effets ; car c’est par la voie de ce don que toute réalité est venue à l’homme et par son acte continué qu’il la maintient » [14].
Hausser une limite pour vivre, être porté à cette réalité est l’art, la responsabilité du parlêtre, un travail d’« une valeur remarquable, parce qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre pour opérer le Jugement dernier » [15].
Par cette voie, celle de la hausse à des formes juridiques et à d’autres, nous vérifions, dans de nombreux cas, une mutation de la satisfaction – de l’acte à la parole – toujours contingente, singulière et inédite pour engendrer ce qui de la jouissance tend à échapper. Enfin, le Droit existe parce qu’il y a jouissance, son essence est, dit Lacan, « répartir, distribuer, rétribuer ce qu’il en est de la jouissance » [16]. Soutenir l’idée de responsabilité exige de nous de déclarer, avec Jacques-Alain Miller, l’« égalité clinique fondamentale entre les parlêtres » [17] dans l’espace hybride des discours, autrement dit, au-delà de notre clinique, dans l’extension de la politique lacanienne.
Althusser, même avec un non-lieu, n’a pas reculé devant son savoir y faire, sa responsabilité. Comme lui, Ella et d’autres n’ont jamais cessé de tenter d’écrire l’impossible à dire, de répondre au hors-sens de l’acte, et plus encore de faire passer cet effort boiteux à encore quelques autres, au-delà d’eux-mêmes. Malgré tout, Althusser n’a pas été lu à son époque mais a su nous transmettre que l’avenir dure longtemps.
L’invention d’Ella [18] a été d’ouvrir dans le rite des trames juridiques, une brèche pour être lue, installant là un dispositif analytique comme lecteur, témoin et passeur, avec quelques autres, de son mode de réponse et réunir sa réponse, irrégulière et hors norme, à l’ensemble ordinaire universel. Dès lors, d’autres connections lui ont permis d’extraire les conséquences publiques du savoir-faire avec la jouissance dont elle est porteuse. À sa manière, Ella participe à des audiences, écrit et suggère au Juge des solutions irrégulières, mais raisonnables, prend la parole et obtient le droit de répondre en liberté. Arrive l’extinction de la mesure judiciaire. Tous les mois je reçois encore sa visite. Elle me fait lectrice de ses écrits. L’année dernière elle a tenté un concours. Elle a été l’unique à réussir l’épreuve écrite, cependant elle n’est pas arrivée à passer à l’oral. Elle étudie Kant et la loi, habite seule, paye ses factures, a récupéré son permis de conduire et, ainsi, continue à diriger sa vie, sous transfert, avec ses crises et ses faufilages.
Il n’est jamais tard pour se servir du savoir qui exhale de cette hérésie !

Habeas Corpus

Nous analystes, pour être à la hauteur de la subjectivité de notre époque, nous n’avons pas de choix, sinon porter sur la scène publique et requérir l’habeas corpus pour que les fous de tous les genres sortent du non-lieu auquel la sentence de « l’ininputabilité » les condamne, car il n’existe pas de parlêtre sans responsabilité.
Puissions-nous être plusieurs à faire éclore dans ce monde, vaste monde, la responsabilité pour tous – non sans la folie de chacun.
C’est le printemps à Barcelone !

Traduction : Pierre-Louis Brisset

[1] Intervention au XIe Congrès de l’AMP :« les psychoses ordinaires et les autres, sous transfert », Barcelone, avril 2018.

[2] Laurent É., « Disruption de la jouissance dans les folies sous transfert », conférence d’ouverture du XIe congrès de l’AMP :« les psychoses ordinaires et les autres, sous transfert », Barcelone, avril 2018, https://www.hebdo-blog.fr/disruption-de-jouissance-folies-transfert/.

[3] Miller J.-A., « Rien n’est plus humain que le crime », Mental, n°21, septembre 2008, p. 7-13.

[4] Otoni-Brisset F., « Simplement, parlêtre ! », Papers, n°1, p. 28-30, disponible sur le site : https://congresoamp2018.com/wp-content/uploads/2017/05/PAPERS-7.7.7.-N°1-Français.pdf

[5] Lacan J., « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. p. 125.

[6] Brousse M.-H., « Ce qui ségrégue et ce qui enlace », conférence d’ouverture de la Journée du PAI-PJ, octobre 2015, inédit.

[7] Lacan J., « Déclaration à France Culture », Le Coq-héron, n°46/47, 1974, p. 3-8.

[8] Lacan J., « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », op. cit., p. 122.

[9] Althusser L., L’avenir dure longtemps, Paris, Flammarion, 2013, p. 37.

[10] Lacan J., « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », op. cit., p. 122.

[11] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 858-859.

[12] Lacan J., « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », op. cit., p. 125.

[13] Miller J.-A., « Habeas Corpus », La Cause du désir, n°94, Paris, Navarin, novembre 2016, p. 168.

[14] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 322.

[15] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 61.

[16] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 10.

[17] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n°88, Paris, Navarin, octobre 2014, p. 113.

[18] Ella a été internée après l’acte. Elle écrit des lettres au Juge, qui n’arrivent pas à leur destinataire et restent sans réponse. (le PAI-PJ). Là rencontre un lecteur.




Jon Fosse : au plus près du mystère du corps parlant

Jon Fosse est un écrivain norvégien contemporain dont l’œuvre romanesque et théâtrale est reconnue par de nombreux prix littéraires tel le Prix International Ibsen en 2010, est traduite dans quarante langues et a été mise en scène par J. Lassalle, P. Chéreau, C. Régy, T. Ostermeier. Son écriture est caractérisée par la radicale nouveauté de ses intrigues minimales voire absentes, de ses choix de mots quotidiens loin de tout « beau style », de ses personnages réduits à des inconnus dépourvus d’histoire, de contexte et dont les noms sont remplacés par « Elle », « Le père », « L’autre », et avant tout par la singularité de son style quasiment sans ponctuation et faisant toute sa place à une langue polyphonique, rythmée et ponctuée de répétitions-variations et de silences. La séparation, la solitude, l’inachèvement, la complexité de la vie qui laisse au cœur du sujet et de l’autre une insaisissable énigme, sont ses thèmes centraux. La visée littéraire de J. Fosse est de faire ressentir plutôt que comprendre. Son art littéraire s’ancre dans une expérience sensorielle vécue au présent et impliquant plus le corps du langage que son sens.

Son roman Matin et soir, écrit en 2000, saisit la vie simple et concrète d’un pêcheur au moment de sa naissance et de sa mort. Au seuil de sa vie qui commence et qui finit, Johannes fait l’expérience de la vraie naissance et de la vraie mort qui ne sont pas biologiques mais se fondent dans le verbe sans garantie. Au matin comme au soir de sa vie, son intense désir de dire se confronte aux mots qui manquent pour dire ce qui est important, soit parce qu’ils sont à trouver pour les dire soit parce qu’ils ont disparus de tout dire. Ce matin et ce soir du langage est ce qui se répètent incessamment dans sa vie et la fondent comme mettant en jeu encore et en corps son rapport entre une sensation intense venant de son corps et son désir de trouver des mots pour dire quelque chose de ce mystère et pour en dire quelque chose qui soit vivant. Avec un premier long soliloque, Johannes dit l’épanouissement de sa vie naissante : les sons, les formes indistinctes, « les bruits affreux et pousse e a e et ce froid ce déchirement a a ce raclement »[1], les lumières et « ce bourdonnement violent et ces voix a ne a a en a e a oui a » [2], les mouvements, « quelqu’un le projette dans quelque chose » [3] et puis « à l’instant même le petit Johannes plie les jambes et crie crie et le petit Johannes entend sa voix se propager puissamment dans le monde et son cri emplit le monde » [4]. Avec un deuxième long soliloque interrompant radicalement le premier, Johannes s’avance à la rencontre des signes discrets de l’irrémédiable mort de son propre corps désirant et se souvient avec ses mots simples et concrets de ce qui fit sa vie pleine, entière et légère. Les lieux et les liens avec son épouse Erna et son ami Peter incarnent les beaux jours singulièrement vivant de son passé. « Et la barque pontée glisse et Johannes est là et regarde les collines et les rochers et les maisons là-bas sur la terre, et une immense émotion l’envahit à la vue de tout ça, car tout ça, il le sent, tout ça c’est son lieu à lui en ce monde, tout ça est à lui, tout, et soudain il a le sentiment que tout ça, il ne le reverra plus jamais, mais ça restera en lui, au plus profond de son être, comme une note, oui, comme une note qui résonnera en lui et maintenant il ne comprend plus rien, car aujourd’hui rien n’est comme d’habitude, quelque chose a du se passer, mais quoi ? » [5] Ses mots, parce qu’ils butent sur un impossible à dire, s’accrochent intensément au présent et suggèrent et résonnent plus qu’ils ne disent. Sa parole ne supporte pas qu’un effet de sens, elle implique son corps subtil et a un effet de jouissance.

L’écriture de J. Fosse n’est pas faite que de signifiants. Elle fait fondamentalement sa place au réel d’une jouissance de corps intense et mystérieuse. C’est en restant au plus près de cette part mystérieuse du corps jouissant que Jon Fosse constitue sa langue littéraire. Lacan situe le corps parlant à cette jointure du signifiant et du réel en tant qu’en ce point ce n’est pas l’ordre symbolique qui commande au réel mais c’est l’ordre symbolique qui « est subordonné » [6] au réel. Comme le précise Jacques-Alain Miller « Le corps parlant parle en terme de pulsion. C’est ce qui autorisait Lacan à présenter la pulsion sur le modèle d’une chaine signifiante […] les chaines signifiantes que nous déchiffrons à la freudienne sont branchées sur le corps et elles sont faites de substances jouissantes. » [7] Tout n’est pas signifiant, il y a aussi le réel de la pulsion jouissante qui commande le signifiant et, chez J. Fosse, cette jouissance réelle de l’Autre est essentiellement localisée dans l’objet a voix. Cet objet-voix indicible est l’enjeu majeur de son écriture. « Ce qui est paradoxale et étrange, c’est que cette voix est là, et qu’elle ne dit rien. C’est une voix muette. Une voix qui parle en se taisant […] c’est une voix qui vient du silence et qui devient audible par moments » [8]. Son art littéraire consiste à se rapprocher de cette voix qui ne se comprend pas et de l’ancrer/l’encrer à des rythmes, des répétitions, des silences, des polyphonies, des mots concrets échappant à la jouissance phallique. « Le lieu d’où vient l’écriture est un lieu qui sait bien plus de choses que moi, car en tant que personne je sais bien peu de choses. » [9] Avec Matin et soir, J. Fosse ouvre des chemins de sens sans cesse interrompus pour donner sa place à l’énigme du corps parlant et inviter son lecteur à faire l’expérience éthique d’un mode singulier de jouir de l’objet a voix.

En faisant monter sur la scène théâtrale l’écriture littéraire de Matin et soir, Antoine Caubet en prolonge la pleine dimension politique. En confiant aux lumières, aux mouvements scéniques, aux mises en place dans l’espace, aux décors, et à l’incarnation impliqués des acteurs, ses rythmes changeants, ses alternances de paroles et de silences, ses interruptions constantes, ses suspensions, ses répétitions-variations d’un même motif, il fait du langage le véritable héros tragique de Matin et soir. À notre époque où Google a l’autorité de produire des vérités auxquelles croire et s’identifier, de répondre à toutes nos questions sur la vie et la mort et de faire de nous des consommateurs des objets a du discours maître capitaliste, l’enjeu politique est de faire sa place au corps parlant pour jouir éthiquement du langage.

[1] Fosse J., Matin et soir, Édition Circé, Août 2003, p. 2.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 3.

[5] Ibid., p. 10.

[6] Miller J-A, « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du Désir, n° 88, Paris, Navarin, 2014, p. 113.

[7] Ibid., p. 112.

[8] Fosse J., « Voix sans paroles », extrait du programme de « Le Nom » mis en scène le 27 Mai 1995 à la Scène Nationale de Bergen.

[9] Fosse J., « La gnose de l’écriture » 04/2000. http://colline.labomatic.org/assets/lexitextes/extraits/4/fosse.pdf




De l’angoisse au désir

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