Clinique contemporaine en acte

L’introduction de Béatriz Vindret à l’après-midi de la section clinique qui s’est déroulée ce samedi 7 octobre 2007, rappelle le mic-mac de cette catégorie de déprime-dépression, hors étiologie, dont se nourrissent aujourd’hui les chercheurs, les laboratoires pharmaceutiques, les organes bureaucratiques. Mais la dépression est d’abord pression, pression du non-rapport sexuel, de ce ratage qui est ce qui se met en croix dans la course au bonheur.

Cet après-midi s’est distribué en deux séquences, portant chacune sur trois cas cliniques qui ont constitué le suc de notre conversation. Reçus dans des organismes de soins ou, pour l’un, dans le cadre d’une des associations de la FIPA, ils portent la forte empreinte de notre époque à deux titres. D’une part, pour la première séquence, c’est un symptôme survenu sur les lieux du travail qui a été à l’origine de la demande d’entretien ; d’autre part la plupart témoignent, en le prenant à revers, du ravalement croissant de la singularité qui est à l’œuvre dans les institutions censées accueillir le sujet. Aussi ces conversations cliniques font elles d’autant plus école, animées qu’elles sont par des psychanalystes ayant à cœur de puiser dans chaque cas les linéaments qui lui sont propres.

Ainsi, pour cette personne, l’inoffensif séjour à la campagne conseillé par un psychiatre pour «  soigner » sa dépression, se révèle-t-il, à l’aune des entretiens, raviver les coordonnées tragiques de la mort de son père. Pour cette femme, la contrainte posée par les organismes officiels de reprendre un emploi dans le domaine de l’enfance s’avère-t-elle délétère, quand un phénomène élémentaire, portant sur ce point, manifeste la charge mortifère qui peut en sourdre.

Jean-Daniel Matet, animant cette séquence, nous a fait stationner sur ces points enseignants. Chacun des cas ainsi historisé s’est-il trouvé marqué de cette surprise qui n’a pas manqué de rejaillir sur l’auditoire. Précisons que pour la plupart de ces patients, c’est la contingence des rencontres qui leur a valu d’être accueillis par un praticien orienté par la psychanalyse, quand leur demande première ne comportait pas cette adresse. Et c’est là aussi un trait d’époque. Le pari qu’annonçait le titre de l’après-midi «  La dépression : Signal d’alarme ? Trouble de l’humeur ? Affect ? », déjouant les catégorisations trop hâtives a été tenu, tenu au sens de ne pas faire des notions psychanalytiques, un refuge trop étanche, un abri confortable.

Ainsi les signifiants propres au sujet, dans chaque cas, ont-ils été soigneusement considérés et débattus. Yves-Claude Stavy, autre discutant de l’après-midi, nous a arrêté sur le mot fugue qui, pour telle patiente, n’avait pas le sens attendu. Ou sur le fait que, se précipiter sur la formule «  objet déchet », pour tel autre patient dont on ne pouvait préjuger de la mélancolie, pouvait nous faire rater l’essentiel du cas. Introduite par Beatriz Vindret, le débat s’est ainsi enrichi au fil des commentaires de Bertrand Lahutte, Yves-Claude Stavy, Jean-Daniel Matet. Des notions, comme la réticence, ont été reconsidérées, des remarques cliniques précises ont été amenées sur le fait par exemple que le patient, à l’issue des entretiens, pouvait en repartir avec sa propre lecture de ce que lui était arrivé, et donc se faire responsable, ce qui constituait un des attendus d’un suivi.

La participation de l’auditoire n’a pas été moindre, dans la discussion des cas les plus problématiques et à l’issue encore incertaine. J.-D. Matet a clôt l’après-midi par un exposé d’introduction au prochain thème de travail des sections cliniques : « Les formes contemporaines des délires ». Rappelant l’assise du concept dans une clinique psychiatrique, bien datée aujourd’hui il faut le dire, mais dont les enseignements restent pour nous vivants grâce à Jacques Lacan, l’enjeu du travail à venir sera donc de relever les formes contemporaines que peut prendre ce concept remis à jour d’abord par Jacques Lacan lui-même, dans son dernier enseignement, prolongé ensuite par Jacques-Alain Miller, notamment dans sa conférence de Buenos Aires de 2012, introduisant au IXème congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse «  Le Réel au XXIème siècle »




Se protéger du monde

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Forum Zadig à Vienne : fabriquer un bord et éviter la forclusion

Le 9 septembre dernier s’est tenu le premier Forum Zadig en langue allemande. Quelle autre ville que celle qui a vu naître, puis disparaître la psychanalyse, aurait pu accueillir un tel événement ? Vienne, capitale de l’Autriche, où, un peu plus de 70 ans après la fin du régime national-socialiste, un candidat du parti d’extrême-droite (FPÖ) a failli être élu président de la République en décembre dernier.

Les membres du Viennese Psychoanalytique Seminar (VPS) ont organisé ce forum, qui a réuni une vingtaine d’invités issus de la vie politique, culturelle et artistique viennoise. La salle, pouvant accueillir 350 personnes, était pleine et ceci jusqu’à une heure avancée de la soirée, comme Gil Caroz l’a si bien souligné dans son texte « Echos du 1ier Forum Zadig-Wien »[1].

L’auditoire semblait d’emblée partager l’idée que  La peur de l’étranger, titre du forum, était le signe d’un malaise dans nos sociétés occidentales et que, à ce titre, il devrait être traité. Le sous-titre « Ségrégation ou discours » faisait, pour certains, résonner le souvenir de la persécution des juifs avec le rejet des migrants à l’heure actuelle. Gil Caroz en conclut que l’Autriche, n’ayant commencé son travail d’élaboration (Vergangenheitsbewältigung), pour assumer sa responsabilité dans les crimes commis au nom du nazisme, que tardivement, vit toujours avec les « spectres de la nazification ». Ceci est surement vrai, mais on voit bien que dans son pays voisin, l’Allemagne, à laquelle on ne reproche pas sa réticence à faire face à sa responsabilité historique, l’extrême-droite a fait son retour au Bundestag, le Parlement allemand.

Lacan disait qu’il fallait trois générations pour produire la forclusion. Apparemment, nous y sommes. Les derniers témoins vivants de l’époque commencent à disparaître et le souvenir des horreurs de la deuxième guerre mondiale et de la shoah ne fait plus suffisamment limite. Il s’agit, donc, d’agir, à travers des paroles incarnées, en faisant circuler les discours, dans l’espoir que le discours analytique parvienne, sinon à subvertir les autres, du moins à arrêter le tournage en rond des discours prédominants dans notre monde actuel.

Tout au long de la soirée, les échanges furent riches et les interventions, bien que très différents d’une table à l’autre, cohabitaient dans le plus grand respect de la particularité de chaque Un.

Gil Caroz et Lilia Mahjoub animaient les différentes tables de discussion et ponctuaient les interventions en apportant le point de vue psychanalytique sur les questions abordées (l’identité, la peur, la haine, etc.) La tâche était ambitieuse, tant le discours analytique reste marginal dans les pays de langue allemande. Et, en même temps, la tâche était nécessaire, car ce qui émergeait d’un certain nombre de prises de parole ce soir-là, était la croyance en un Autre méchant (les hommes et femmes politiques, les marchés financiers, les migrants) responsables du moment de crise que traverse notre civilisation.

Il incombait donc aux psychanalystes d’interroger, avec tact et diplomatie, cette logique hégelienne du maître et de l’esclave et d’éclairer le débat par l’apport de quelques concepts psychanalytiques. Ainsi, le rapport imaginaire à l’autre avec ses effets d’agressivité et de rejet, la haine de sa propre jouissance et la responsabilité qui en incombe au parlêtre ont pu être abordés.

Le public semblait accueillir cet éclairage de la psychanalyse, nouveau pour lui, avec intérêt, et les nombreuses réactions des intervenants et du public, qui affluent depuis ce soir-là, démontrent qu’un intérêt réel d’interroger les causes de notre malaise existe aujourd’hui à Vienne. Un début semble fait…

[1] Caroz G., Lacan Quotidien n°739, édition du 19 septembre 2017.




Conséquence clinique de la perte d’autorité du père : retour sur la conférence de D. Wintrebert

« Si le désir déroute, il suscite en contrepartie l’invention d’artifices jouant le rôle de boussole. L’espèce animale a sa boussole naturelle qui est unique. Dans l’espèce humaine, les boussoles sont multiples, ce sont des montages signifiants, des discours. Ils disent ce qu’il faut faire, comment penser, comment jouir, comment se reproduire. Cependant le fantasme de chacun demeure irréductible aux idéaux communs. Jusqu’à une époque récente, nos boussoles, si diverses qu’elles soient, indiquaient toutes le même Nord, le Père. On croyait le patriarcal invariant anthropologique. Son déclin s’est accéléré avec l’égalité des conditions, la montée en puissance du capitalisme, la domination de la technique. Nous sommes en phase de sortie de l’âge du Père. » : Dominique Wintrebert commence sa conférence[1] par cette citation de Jacques-Alain Miller, présente au dos du Séminaire de J.Lacan, Le désir et son interprétation.

Dominique Wintrebert explore dans un premier temps les circonstances de l’avènement du discours capitaliste : le père constitue un point de capiton parmi d’autres, et le symptôme peut en être un également. Si le déclin de la figure paternelle concorde avec l’assomption d’un discours capitaliste auquel se joint l’avancement de la technologie, de la science ou encore ce que Lacan appelait « la montée au zénith de l’objet a » , il faut également entendre le concours de l’évolution démocratique des sociétés occidentales : chacun doit être l’auto-entrepreneur de lui-même dans une société où les liens sociaux s’amenuisent.

Dans les années 60, Lacan lâche un peu du courant structuraliste et s’intéresse de manière accrue à « l’Au-delà du principe de plaisir » freudien. Soit ce qui au-delà d’un plaisir, se répète, la jouissance. Celle-ci à laquelle le sujet doit renoncer n’est pas étrangère au renforcement du Surmoi comme jouissance de la renonciation. Lacan fait d’ailleurs équivaloir, la volonté morale et la volonté de jouissance dans son texte « Kant avec Sade ». Lacan appelle donc à rouvrir le débat sur la cause, à partir des quatre causes aristotélicienne, matérialité, forme, principe de changement et but – tel que Lacan y a placé en 1966 un procès d’attribution où la cause finale est rapportée à la Religion, la cause motrice à la magie, la cause formelle à la science et la cause matérielle à la psychanalyse. Reich, par exemple, a souhaité faire l’éducation sexuelle du peuple du côté de la cause finale.

Peut-on relier la question des quatre causes aux quatre discours formulés par Lacan dans son séminaire L’envers de la psychanalyse ? D. Wintrebert explore la causalité à double-détente des 4 discours pour s’arrêter de manière plus nette sur la nature du discours capitaliste, qui rompt la danse des mathèmes. Le tout-savoir placé à la place du maître opacifie la vérité d’où sort qu’il y a justement du maître, cela est classiquement révélé par l’os S2 qui pointe la tyrannie du savoir. Il note par exemple que « les universitaire font du savoir un semblant », s’attachant à produire un « discours qui constitue de façon tangible quelque chose de réel ». Dans le discours capitaliste, le S1 passe en place de vérité et le $ en place d’agent : « Le sujet usurpant la place du maître mange à tout les râteliers », « C’est un discours qui marche comme sur des roulettes », si bien que ça se consomme, ça se consume.

Quatre cas cliniques constituent la suite de son intervention : le second évoque de manière détonante un sujet désinséré et dans une errance particulière pour lequel l’espoir rime avec la mort et la mort se présente comme un soulagement. Ce cas permet à D. Wintrebert d’amener avec beaucoup de subtilité la notion « d’hypocondrie morale » de l’aliéniste J.P Falret, désignant des écorchés moraux qui présentent d’emblée leur fond mélancolique et qui sont au moral ce que l’hypocondrie est au physique. On n’y rencontre pas de délire constitués typiques, cette mégalomanie inversée rendant glorieuse la ruine. A cette occasion D. Wintrebert cite German E. Berrios, professeur de psychiatrie à Cambridge, qui précise qu'”Un trouble mental ne peut se déterminer formellement par l’étude du cerveau et du patient mais par la réalisation de l’acte social et diagnostique qui est le résultat d’une association émotionnelle et épistémologique entre le médecin et le patient.”

Lorsque nous voulons articuler le singulier du cas à l’universel épistémique, les classifications montrent leurs limites. Ainsi D. Wintrebert s’accorde-t-il avec Bergeret pour placer les états-limites dans les troubles de l’humeur relatifs à l’anaclitisme : pour Bergeret le symptôme dominant de l’état-limite est la dépression, la perte d’objet principal, la modalité de l’angoisse n’y est pas celle de l’angoisse de castration (névrose), de morcellement (psychose), mais de perte d’objet. Une classe à différencier des borderlines et des états prépsychotiques.

[1]               Conférence prononcée à Reims le 24 juin 2017




Comme on va à la rencontre

Après, projet d’Eric Baudelaire présenté à Beaubourg du 6 au 18 septembre, ou le pari tenu, soir après soir, de faire circuler une parole autour de l’indicible.

Le 18 septembre, après la dernière soirée intitulée T pour Le temps presse, animée par Pierre Zaoui avec la réalisatrice syrienne Hala Addallah et Véronique Nahoum-Grappe du Comité Syrie-Europe, Eric Baudelaire a employé le terme de « brèche » pour dire ce qui venait de se terminer sans rien clore : « Après », une exposition rare dont Marcella Lista était commissaire pour le Centre Pompidou, et où nous nous sommes avancés, nombreux, surpris, touchés, comme on va à la rencontre.

Brèche vient de l’allemand brecha-fracture, brechen- briser, et désigne une ouverture, une trouée accidentelle ou volontaire dans un mur, un obstacle artificiel ou naturel par où l’on peut pénétrer.

C’est ce qu’ont été ces 12 jours sur le grand plateau de la Galerie 3 : la surprise d’une brèche où s’avancer au présent vers la fracture restée ouverte depuis les attentats du 13 novembre 2015. Car « Après est un projet sur le temps présent », écrit Eric Baudelaire dans le livret de l’exposition, « un temps ressenti comme un enchevêtrement constant d’après : après l’événement, après la catastrophe, après le bouleversement des certitudes ».

L’enchevêtrement n’est-il pas ce qui reste de la rencontre avec l’impossible, dont Lacan dit qu’il est ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire[1] ? – phrases et questions sans repos, inséparables de l’innommable, se tordant comme les serpents sur la tête de Méduse.

À partir de cette rencontre avec le réel, Eric Baudelaire a cherché « un principe de travail qui admette qu’on se sente perdu face à l’indicible ». Pour cela, il a choisi de ne pas chercher à « déceler une vérité » mais de « poser un cadre » sur la brèche. Il a d’abord tourné un film puis construit ce projet à plusieurs dimensions : présentées aux murs, sur des tables ou dans des récepteurs des œuvres rares et disparates, tendu dans le vide central un immense écran de projection pour son film Also Known As Jihadi, et plus d’une centaine de chaises disposées pour accueillir ceux qui voulaient s’asseoir et débattre avec les invités du soir.

La programmation de ces débats, au prétexte d’une lettre tirée d’un abécédaire incomplet (A pour architecture, E pour école, J pour Justice etc.) a permis que circulent entre les invités, les organisateurs et le public des bouts de questions, des bouts de savoir, loin des positions d’expertise. Ainsi, avec H pour Hypnose la conversation a-t-elle résonné de l’éclairage précieux de la psychanalyse proposé par Camilo Ramirez.

Tenir soir après soir à rendre possible cette circulation de la parole, avec ses trébuchements, dans cet espace public, était un pari fort. Celui d’arracher quelque chose à l’indicible de l’horreur tout en veillant à ne pas saturer la brèche de sens.

Celui enfin d’ouvrir ce lieu à la contingence de la rencontre pour que quelque chose puisse cesser de ne pas s’écrire.

[1] C’est dans ce cesse de ne pas s’écrire que réside la pointe de la contingence […] Le ne cesse pas du nécessaire, c’est le ne cesse pas de s’écrire […] Le ne cesse pas de ne pas s’écrire, par contre c’est l’impossible. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX , Encore, (1972-73), Paris, Seuil, 1975, p. 86

 




Au point où les contours de la réalité se brouillent

Si le symptôme est ce qui advient à tout corps pris dans le langage et qu’il constitue, par conséquent, l’ordinaire du parlêtre, le délire ne se situe-t-il pas plutôt dans une étrangeté radicale ? « N’est pas fou qui veut » écrivait le jeune Lacan sur les murs de St Anne, proposition qu’il inverse, cependant, en 1979 à l’Université de Vincennes, en disant : « Tout le monde est fou, c’est à dire délirant[1] ».

Le dernier enseignement de Lacan, éclairé par la lecture qu’en fait Jacques-Alain Miller, nous donne des repères pour rapprocher symptôme et délire qui trouvent leur origine dans le premier trauma de la langue, d’où surgit un signifiant énigmatique en appelant un second qui oblige à «  l’invention subjective » et à la production de sens. Or le sens est « toujours plus ou moins un délire »[2]  comme nous l’enseigne, par exemple, Ionesco, dans La leçon, où le discours pédagogique se met à dérailler en une langue déchaînée et jubilatoire.

Dans une époque où le réel de la science s’étend avec ses capacités de bouleversements sans limite, la religion apparaît notamment comme un appareillage à produire du sens qui « a des ressource que l’on ne peut même pas soupçonner. Il n’y a qu’à voir pour l’instant comme elle grouille. C’est absolument fabuleux[3] », écrivait Lacan.

C’est en ce point où les contours de la réalité se brouillent, où certains délires religieux menacent d’envahir la scène du monde, qu’artistes et psychanalystes peuvent se faire entendre. L’orientation analytique apparaît, alors, dans toute son actualité, dans la souplesse de son approche, la modulation de ses critères diagnostiques, la brèche ouverte par l’inconscient qui pousse à se faire entendre, à se faire connaître et permet ainsi de faire place à chaque être parlant dans son unicité.

Au plus près du réel du siècle, non dans ce qu’il devrait être, mais dans ce qu’il est : c’est là que se tient la psychanalyse, et c’est ce dont témoignent les cliniciens qui composent ce nouveau numéro.

[1] «  Jacques Lacan, « Journal d’Ornicar ? », Ornicar ?, n°17-18, 1979, p. 278. La tension entre le premier et le deuxième Lacan est mise en évidence dans la conversation entre M.H. Brousse et J.D. Matet, annonçant le thème mis au travail à la section clinique île de France : « Formes contemporaines du délire ».

[2] Jacques-Alain Miller « L’invention psychotique » – Quarto n°80/81, janvier 2004, p. 6-13.

[3] Jacques Lacan,Le triomphe de la religionprécèdé de Discours aux catholiques, Seuil, 2005, p. 79.




Appels du large d’hier et d’aujourd’hui

C’est autour de cette question forte que l’artiste Eric Baudelaire et Marcella Lista[1] présentent le thème de la soirée « H comme Hypnose », organisée dans le cadre de son exposition Après, au Centre George Pompidou : « Désir fou d’ailleurs. Fugue. Exil. Voyage hypnotique : celui dans lequel on s’engouffre, par choix ou par nécessité, dans un état psychique ou par aspiration spirituelle autre que la disposition de ceux qui restent. Voyage qui mène parfois à la mort, par désir d’un ailleurs inconnu, par la force d’attraction d’une promesse, par épuisement, par impossibilité de vivre ici. Aucun de ces voyages n’est l’équivalent des autres. Peut-on mettre en corrélation l’actuel phénomène occidental du voyage djihadiste avec le voyage hypnotique des « aliénés voyageurs » de la fin du XIX e siècle, étudié par Tissié et Charcot ? Quel fil conducteur entre le « dernier voyage » des poètes romantiques et la quête contemporaine d’une perte de soi, tentée par une promesse d’altérité rédemptrice ? ».[2]

Also know as Jihadi est le nom du film tourné par Baudelaire et qu’il a voulu placer au cœur de l’exposition. Il a filmé les lieux de passage, les trajets d’un sujet parti rejoindre au Proche Orient une autre scène. L’artiste s’est abstenu d’accompagner ces longs plans d’une quelconque greffe de sens, préférant scander ces images par la parole-même du sujet, une parole circonscrite, consignée par écrit et qui n’est pas libre de dire ce qu’elle veut car elle s’adresse à la police, à cet Autre soucieux d’établir une vérité sur les actes qui jalonnent ce périple.

L’artiste prend d’emblée ses distances d’avec la question de « la vérité » et nous ne saurons pas, au bout du film, les raisons ayant poussé cet homme à vouloir s’extirper des lieux familiers où il a grandi pour aller épouser cette cause compacte et entrer dans les rangs du Front Al Nostra, pas plus que celles l’ayant décidé à rentrer au pays.

Les questions importantes posées par Baudelaire dans son texte nous invitent à réfléchir sur ce qui est nouveau dans les voyages que suivent ces jeunes français pour rejoindre la Syrie. Qu’est-ce qui est commun et qu’est-ce qui est inédit entre ces voyages d’aujourd’hui au nom de la hijra, et ceux des poètes romantiques en quête d’Autre chose par-delà les mers et les frontières, tels les vers de Rimbaud dans Départ ?

Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. – Ô Rumeurs et Visions !
Départ dans l’affection et le bruit neufs
!

Philipe Lacadée, avait fait valoir dans L’Éveil et l’exil, combien les voyages en quête d’un ailleurs lointain, qui convoquent le sujet sous forme d’un appel irrésistible, sont partie constituante de ces moments de séparation au cours desquels les jeunes s’affranchissent brusquement de l’Autre proche, coutumier. De Thomas Bernahar à Robert Mussil, de nombreuses références littéraires illustrent ces moments où un jeune claque la porte de la maison familiale pour se livrer à la volupté d’un appel : nocturne, étrange, s’abandonnant aux vertiges de la fugue et de l’errance. Un appel hypnotique auquel l’adolescent acquiesce et succombe, pris dans la nécessité de se forger un idéal, d’ouvrir un horizon à son désir divergeant des idéaux et des repères de l’entourage familier.

Cependant cet ailleurs lointain qui brille et que l’on s’empresse d’atteindre fébrilement, tel le parcours véridique de Christopher McCandless, adapté au cinéma par Sean Penn dans Into the Wild[3], ce lieu Autre qui convoque le sujet n’est pas habité que de l’idéal des aspirations romantiques. La lueur qui l’appelle dans le lointain n’est pas faite que de lumière. Rappelons combien les poètes français du XIXème cherchant inspiration sous les cieux du Maghreb, de l’Italie, de l’Espagne, n’étaient pas seulement appelés par la lumière ambrée du Sud et les bleus ultra-marins dont parle Rimbaud, mais tout autant par les ténèbres qui gîtent au cœur des tableaux de Goya. Il y a dans ce désir du voyage bien d’autres choses qu’un vœu d’arrachement : l’attrait d’une zone opaque où de nouveaux éprouvés et de nouvelles jouissances viendront effracter le corps. Avançons donc que le consentement à quitter les sentiers battus pour prendre la route de l’inconnu comporte un certain abandon. Un oui à l’ivresse, au vertige de l’abîme, au murmure des sirènes, qui est aussi un oui à une certaine fatalité tel que le rappelle Charles Baudelaire[4] :

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir, cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Fatalité du voyage vers la terra incognita, se succédant à sa joie première, que l’on retrouve aussi sous la plume de Maupassant[5] :

L’avenir souriait dans un songe d’orgueil,
La gloire les guidait, étoile éblouissante,
Et comme une Sirène, avec sa voix puissante,
L’Espérance chantait, embusquée à l’écueil.

Mais la vague bientôt croule comme une voûte,
Et devant l’ouragan chacun fuit sans espoir,
Car le Doute a passé, grand nuage au flanc noir,
Sur l’astre étincelant qui leur montrait la route.

Angoisse et désarroi ne sont jamais loin et le jeune qui s’avance sur cette scène nouvelle à ses risques et périls n’est pas à l’abri des tours de la pulsion de mort qui se loge au sein des quêtes les plus romantiques. N’oublions pas la fin du jeune homme de Into the Wild, trouvant dans cette extraction du lieu de l’Autre, en choisissant les somptueuses étendues déshabitées de l’Alaska, la mort inéluctable que lui inflige cette nature même censée procurer l’harmonie. De ce point de vue, les traversées au nom du Djihad s’inscrivent aussi dans cette perspective car la promesse d’une nouvelle vie, d’une renaissance, est aussi, et souvent d’emblée, celle d’une mort certaine.

Les voyages des jeunes pour rejoindre le djihad marquent un point de discontinuité inédit. À côté des motifs humanitaires ou de solidarité pour venir en aide aux « frères » subissant des injustices, souvent invoqués, de nombreux récits témoignent de la capture exercée par la rencontre avec un Autre habité par une volonté impitoyable. Capture d’un dire qui promet de réduire l’écart entre les mots et les choses par l’application littérale du texte religieux ; rencontre avec un discours dont la rigidité garantirait une existence à l’abri du malentendu, règlementant de la façon la plus stricte comment se comporter du matin ou soir, ce que l’on peut dire et faire, et comment jouir du corps d’autrui et du sien propre.

Ce vœu accompli du sacrifice, marque la coupure d’avec ces autres quêtes d’ailleurs et d’absolu que nous connaissions jusqu’à alors. Cette Chose incandescente qui brille aux yeux des jeunes dans l’offrande du martyre reste un objet d’exploration pour la psychanalyse, tout comme pour d’autres champs se penchant sur la question. L’une d’entre elles, et pas des moindres, à l’interface du politique, est celle de questionner les figures du vide et du désespoir que ces jeunes rencontrent ici, dans le pays où ils ont grandi. Quels vides conduisent à cette mortifère aspiration ? Vide aux creux des objets en toc envahissant nos vies. Vide laissé par les anciennes militances et leurs combats sur le terrain des rêves et des idées. Vide au cœur des villes oubliées qui se meurent. Jeunes vies vidées précocement de cet espace où pouvoir se projeter vers des horizons nouveaux, d’où les rêves d’ailleurs prennent leur source et le désir son souffle. Vides nombreux, comme ceux qui surgissent dans les longs plans du film d’Eric Baudelaire, et dont la lenteur, à la limite du supportable, nous laisse toucher du doigt un réel que nous ne pouvons plus esquiver.

 

[1] Commissaire de l’exposition.

[2] Eric Baudelaire et Marcella Lista,Texte de présentation figurant dans le programme de l’exposition.

[3] Into the Wild, adaptation cinématographique par Sean Penn du récit de Jon Krakauer, Voyage au bout de la solitude,2007.

[4] Charles Baudelaire, «  L’appel du large » in Les Fleurs du Mal.

[5] Guy de Maupassant, Poésie diverses, 1871.




« Savoir en souffrance » : dans les coulisses de l’après-midi rennaise avec D. Holvoet

 

Comment lisez-vous le titre de cette après-midi d’étude[1], « Savoir en souffrance » 

L’inconscient c’est le non né, le non advenu, c’est du savoir en souffrance ! L’invention freudienne fut de créer un dispositif où le savoir pouvait advenir par l’association libre, une production de savoir qui ne se savait pas être. C’est en cela qu’une analyse est décoiffante, surprenante et génératrice d’effets de désir inédit. La curiosité quasi naturelle du petit enfant que nous avons été au début de notre vie retrouve-là sa source intarissable. Et brusquement le savoir se fait gai savoir.

Que pensez-vous de l’essor actuel de l’éducation thérapeutique ? Pourrait-on dire qu’elle répond à la demande contemporaine de démocratisation et d’horizontalité du savoir médical ?

L’éducation thérapeutique c’est la révélation que toute thérapeutique est vouée à rejoindre le discours du maître. C’est ce que Lacan signale dans « La science et la vérité » lorsqu’il écrit (j’ouvre mes Écrits à la page 859) : « On sait ma répugnance de toujours pour l’appellation de sciences humaines, qui me semble être l’appel même de la servitude. [c’est moi qui souligne] C’est aussi bien que le terme est faux, la psychologie mise à part qui a découvert les moyens de se survivre dans les offices qu’elle offre à  la technocratie; voire, comme conclut d’un humour vraiment swiftien un article sensationnel de Canguilhem : dans une glissade de toboggan du Panthéon à  la Préfecture de Police. Aussi bien est-ce au niveau de la sélection du créateur dans la science, du recrutement de la recherche et de son entretien, que la psychologie rencontrera son échec. »

C’est pourquoi la psychanalyse ne peut se réduire à une thérapeutique. Qu’elle produise des effets thérapeutiques au sens où elle soulage le souffrant est indéniable, mais là n’est pas l’essentiel car il ne suffit pas de ne pas souffrir, ce peut même être mortel que de ne pas souffrir. Ce dont il s’agit est de pouvoir désirer et de jouir de la vie – ce que n’offre pas la bonne éducation.

Les sujets connectés tendent de plus en plus à en passer par Internet pour répondre à leur quête de sens. Cela a-t-il une incidence sur les demandes formulées au psychanalyste ?

J’ai répondu à cette question dans un article à paraître dans la prochaine livraison de La Cause du désir (novembre 2017). Je me suis appuyé sur ce qu’en dit Lacan dans « La Troisième », qui est une conférence fameuse qu’il a faite à Rome en 1975. Je conclus cet article en écrivant ceci : « L’expérience analytique offre au monde virtualisé de l’association libre généralisée dans le réseau dit social un lieu et une présence où “mettre à l’épreuve cette liberté de la fiction de dire n’importe quoi”. Par cette mise à l’épreuve il y a chance de tenir le bon bout du réel qui sera d’y rencontrer un impossible. L’analyste est cette présence qui résiste à la plainte de chacun de n’être pas conforme à la virtualité séduisante du réseau social. »

Le titre que vous avez proposé pour votre intervention, « Tu peux savoir », renvoie à une célèbre formule de Lacan. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ? De quelle manière cela peut-il concerner les équipes d’accompagnement ou de soin ?

C’est fondamental pour les praticiens en institution de soin ou en service d’accompagnement de se saisir de cette invitation de Lacan « Tu peux savoir ! », car elle inverse la causalité de l’action sociale. Là où chacun fut formé à devoir apprendre à l’autre comment se comporter, la psychanalyse offre cette chance, à l’envers, de s’enseigner de l’autre. Il est beaucoup plus intéressant de saisir comment cet autre dont nous avons la charge parvient à se débrouiller avec ses symptômes plutôt que de partir d’un savoir a priori où nous saurions déjà comment traiter ses symptômes. Apprendre comment il s’en débrouille est le meilleur chemin pour l’accompagner, à ses côtés, et non pas en devançant ses inventions.

C’est pourquoi je viendrais vous parler de ce que vous avez toujours voulu savoir sans jamais oser le demander et qui concerne le lieu où est cachée la clé du sexuel. La rencontre avec le savoir sur la sexualité fait trauma pour tout parlêtre et il doit s’en défendre – comment peut-il s’y prendre ?

[1]          Après-midi préparatoire aux 47e Journées de l’ECF, organisé par le bureau de Rennes de l’ACF-VLB le 20 octobre. D. Holvoet répond ici aux questions du cartel organisateur.