Depuis le mois de mars 2020, l’humanité entière – les soignants en première ligne – est sur la brèche, suite à l’extension inattendue de la pandémie de coronavirus qui a fait basculer le monde. Voilà que l’univers indifférent et arrogant de la mondialisation est devenu un monde incertain, traversé par le tragique de l’existence.
Le monde d’avant, devenu rêve
Bien que l’irruption de ce réel mette en échec le savoir, il force aussi à s’interroger sur ce qui nous arrive, comme si ce virus avait quelque chose à nous apprendre sur nos vies, celles d’avant, celles d’après, celles d’aujourd’hui. L’histoire continuera-t-elle comme avant ? Cette question posée par Etienne Balibar [1], nous concerne aussi en tant qu’analystes. Allons-nous retrouver le monde de la psychanalyse que nous avons connu ou deviendra-t-il un rêve ?
Comment répondre à ce phénomène, dénué d’intention et acéphale, qui a mis un point d’arrêt à l’accélération folle des productions et des déplacements tout en nous confrontant à l’interruption brusque de la vie analytique telle que nous la connaissions ? Certains penseurs mettent le doigt sur le point de bascule que nous rencontrons. Cette crise ne nous révèle-t-elle pas, comme le dit Edgard Morin « l’énorme trou noir dans notre intelligence, qui nous rend invisible les évidentes complexités du réel » [2] ?
D’un point de vue intime, cette déflagration mondiale nous fait serfs d’une situation historique, dont les ondes se répercutent sur nos corps. Si le point d’arrêt mis à une course folle allège le surmoi, il confronte aussi l’être parlant à une solitude nouvelle. Le confinement, comme choix forcé, fait surgir, pour certains, l’angoisse d’être réduit à des corps. C’est soudain tout le monde d’avant qui semble n’être plus qu’un rêve, face à ce réel.
Psychanalyse sur la brèche
L’expression « sur la brèche » [3] m’est alors revenue comme une indication de Lacan concernant la passe. C’est l’expression qu’il choisit en 1967 pour faire valoir une position propre au climat du dénouement de l’analyse. Celui qui s’avance vers la fin de son analyse, intranquille, est sur la brèche de résoudre les problèmes cruciaux de son analyse. C’est la rencontre avec un réel mettant en échec le savoir qui l’a mis sur la brèche. Lacan dit ainsi du réel qu’il « n’a d’ex-sistence qu’à rencontrer, du symbolique et de l’imaginaire, l’arrêt » [4]. Le climat de dénouement, de dérangement, de discords entre le signifiant et le corps, peut se traduire comme dénuement face à la rencontre de ce qui ne se laisse plus déchiffrer.
La situation exceptionnelle que nous traversons a mis les analysants et les analystes sur la brèche, plus que jamais. Car il est impossible de répondre avec du savoir à ce qui se joue là.
La crise du COVID a fait s’évanouir la réalité pour confronter chacun à l’inattendu du réel.
Cette pandémie nous met sur la brèche en nous confrontant au réel comme trou noir dans le discours de la science. Elle nous met sur la brèche en faisant apparaître le pouvoir destructeur d’une hyperactivité humaine qui se retourne contre la vie. Elle nous met sur la brèche en nous privant d’une pratique analytique avec les corps parlants – nous obligeant, le temps de cette crise, à inventer d’autres liens. Enfin, elle nous met sur la brèche en nous apprenant qu’il est impossible de transmettre l’expérience de la passe « virtuellement » et nous apprend par là même ce qui fait la valeur inouïe de cette invention de Lacan.
[1] Balibar E., « L’histoire ne continuera pas comme avant », Le Monde, 24 avril 2020, p. 25.
[2] Morin E., « Cette crise devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l’immédiat », Le Monde, 20 avril 2020, p. 28.
[3] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 244.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 50.