Né en 1919, Pierre Soulages est mort le 26 octobre 2022 à 102 ans. Il laisse une œuvre immense et environ 1500 tableaux. Comment comprendre qu’un artiste ait pu conquérir le monde entier en faisant usage (presque) exclusivement de la couleur noire ? Aucun peintre n’a affirmé avec une telle radicalité que « le noir est une couleur » [1]. Décryptage…
Le travail de Soulages rend particulièrement sensible la fonction de l’objet regard. Il révèle à quel point quand nous croyons regarder le tableau, au fond c’est le tableau qui nous regarde. À une condition cependant : Soulages exige le « présentiel ». Ni la photo, ni le film – aucune reproduction – ne permet d’approcher, même de loin, la passionnante expérience que vit le « regardeur » en découvrant un de ses « outrenoirs » ou les vitraux (transparents) réalisés pour l’abbatiale de Conques.
C’est avec les outrenoirs, apparus sous son pinceau en 1977 – et pour lesquels il forge lui-même ce nom – que Soulages devient orfèvre du noir et de la lumière. En virtuose de la mise en fonction de l’objet regard, il met au point un dispositif qui rappelle l’ouverture des Écrits : « C’est l’objet qui répond à la question sur le style […] À cette place que marquait l’homme […], nous appelons la chute de cet objet » [2]. En effet, décoller le sujet de son objet, faire en sorte qu’il s’en distancie : telle est la perspective d’une psychanalyse.
C’est aussi le ressort du travail de Soulages. Écartant la représentation, détaché de toute référence, le noir semble creuser un trou dans la toile, présentifiant le vide. C’est le temps 1. « Les trous noirs qui sont des objets qu’on ne voit pas, […] ce ne sont de toute façon pas vraiment des objets » [3], note Gérard Wajcman dans un livre tout récent. Le temps 1 est donc un temps d’abstraction, de soustraction de l’objet. En retranchant d’abord, l’artiste provoque un effet de vidage : « On n’y voit rien » [4] pourrait témoigner, égaré, le regardeur qu’un outrenoir sort brusquement de sa routine visuelle.
Le temps 1 est aussi le moment qui découpe, isole le tableau, en tant qu’objet se détachant d’un mur. « Saisir ainsi l’objet […] suppose de pouvoir le nommer, le distinguer […] des autres, le voir un, ce qui donne d’ailleurs aussi la possibilité de le compter » [5], rappelle G. Wajcman. L’outrenoir révèle son existence d’objet d’art en créant le « regardeur » – en étant cause que devant le tableau il y ait un « regardeur ». En somme, « l’équation élémentaire constitutive de cette opération de mutation d’être serait : une chose + un regard » [6].
Au temps 2 « l’objet se révèle soudain dans toute sa puissance » [7], montrant sa double nature d’objet cause du désir et d’objet de jouissance. Le temps 2 est celui où, une fois obtenu l’écart créé au temps 1, le regard se saisit de l’œuvre. Il n’est pas facile en peinture d’obtenir une véritable couleur noire, sans reflet. Un noir absolu absorbe presque entièrement le spectre lumineux ; l’œil peut à peine le percevoir. Le noir de Soulages a ceci de remarquable qu’il réfléchit la lumière. Les reflets de l’acrylique font partie intégrante de l’œuvre et varient avec les déplacements du spectateur. C’est donc le reflet qui met en route l’œil du « regardeur ». Soulages insistait : « la lumière vient du tableau vers moi, je suis dans le tableau » [8].
Tel est le secret de l’outrenoir de Soulages : avec ce dispositif, l’objet artistique vient compléter le spectateur, l’apaiser, dans une expérience de jouissance et de possession par le regard qui explique l’adhésion du public, et sans laquelle il serait impossible de comprendre l’immense succès international de Soulages, qui ne se dément pas depuis sa première exposition en 1947.
Armelle Gaydon
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[1] Le noir est une couleur est le titre d’une exposition qui a fait date à la Fondation Maeght en 2006 à Saint-Paul de Vence. C’était aussi le titre de la première exposition du collectionneur Aimé Maeght en 1946. Cf. Coll., Le noir est une couleur. Catalogue de l’exposition, Editions Fondation Maeght, 2006.
[2] Lacan J., « Ouverture de ce recueil », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 10.
[3] Wajcman G., Ni nature, ni morte, Paris, éditions Nous, 2022, p. 9.
[4] Paru en 2003, On n’y voit rien, est le titre d’un essai de Daniel Arasse qui a révolutionné la critique d’art.
[5] Wajcman G., Ni nature, ni morte, op. cit, p. 9.
[6] Ibid., p. 13.
[7] Ibid., p. 10.
[8] Gignoux S., « Pierre Soulages, la lumière de l’inattendu », Interview de Pierre Soulages au quotidien La Croix, 9 octobre 2009, disponible en ligne (novembre 2022) à l’adresse https://www.la-croix.com/Culture/Actualite/Pierre-Soulages-la-lumiere-de-l-inattendu-_NG_-2009-10-09-567001