La guerre est déclarée en Ukraine et ailleurs, entre hommes et femmes, cis et trans, féministes et TERF, parents exaspérés–enfants terribles [1]. Guerre de tous contre chacun qui s’exprime au gré des cristallisations communautaires imaginaires et fluides. L’idéal d’amour et d’harmonie se renverse en haine, ségrégation, délations… Suivant Freud dans ses ouvrages sur le totem et la psychologie des foules, nous y verrions une conséquence de ce que l’on peut appeler le déclin de l’imago paternelle, du Nom-du-Père et de ses avatars qui, même pluralisés, ne suffisent plus à tamponner la jouissance débridée de notre époque frénétique.
Dans « La direction de la cure », Lacan évoque que lorsque l’on en est à « je et à moi », on est « à couteaux tirés » [2]. Il manque alors l’Autre, « le lieu [où la parole se constitue,] du trésor des signifiants » [3], alcôve pour le Nom-du-Père. Ce n’est pas comme s’il était possible d’évacuer complètement la place de cet Autre-là. Ce n’est que dans un temps second que l’on peut dire qu’« il n’y a pas d’Autre de l’Autre » [4], voire que l’Autre n’existe pas. Son fonctionnement doit avoir été repéré dans une analyse pour qu’on parvienne à approcher son inexistence. L’Autre, n’est-il pas ce lieu tiers où, dans la relation « duelle », viennent à s’intriquer deux subjectivités ? Quand « Je » parle, qui suis-je sinon l’énigme de mon désir quant à laquelle j’espère quelque lueur, comme don symbolique, de la part de celui à qui je m’adresse ?
Que l’Autre se confonde ou non avec l’autre, il reste un lieu, une place symbolique. Vouloir se débarrasser des embarras de la parole, c’est négliger une marge précieuse, espace respirable de la dialectique que constitue ce lieu tiers.
Le sujet ne se débarrasse pas du lieu de l’Autre, il s’en accommode plus ou moins, lui donne ou pas une plénitude symbolique. Réduit à son plus simple appareil, ce lieu devient celui d’un déchaînement. On sait que chez le Président Schreber, ce « tu » [5] précaire exige du sujet un « effort de réplique » [6] constant, écrasant et irrespirable. Un dialogue hors sens permanent avec Dieu lui est extorqué, sans possibilité que cela soit scandé autrement que par le feu d’artifice de la désagrégation du corps schrébérien, lorsque le discours se rompt (Nichtsdenken) [7].
« Le cri est le gouffre où le silence se rue. » [8] N’est-ce pas de se sentir laissés-tombés par un résidu atrophié du grand Autre que certains sujets radicalement « auto-déterminés », en viennent aujourd’hui à hurler leur haine à plein poumons ? Pour tenter d’imposer un silence, peut-être, chez ceux qui bavassent de manière trop inconséquente à leur goût ? Je-tu et moi sont là, à couteaux tirés. Ça crie. C’est la guerre, irrespirable. Qui viendra là entamer cette furieuse inséparation et dans la marge d’un silence, transmuter le cri en appel ?
Sacha Wilkin
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[1] Titre des prochaines JIE7, Parents exaspérés – enfants terribles. https://institut-enfant.fr/organisation-jie7/inscription/
[2] Cf. Lacan J., « La direction de la cure », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 591.
[3] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, op. cit., p. 806.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 353.
[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 307-320.
[6] Cf. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., p. 560.
[7] Ibid.
[8] Lacan J., « Mise en question du psychanalyste », Lacan Redivivus, Navarin éditeur, 2021, p. 83.