Chaque titre de Séminaire de Lacan a sa raison. Ainsi, Jacques-Alain Miller rapporte l’embarras dans lequel se trouve Lacan pour décider du titre qu’il doit donner à son prochain Séminaire. Finalement, le choix se porte sur un terme – problèmes – qui, pris dans toute son approximation, témoigne d’une difficulté à nommer. Cette remarque n’est pas mineure ni circonstancielle, elle invite plutôt à une proposition de lecture. Dans quelle mesure ce Séminaire XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, se présente-t-il comme un effort de Lacan pour sortir d’un embarras qui dépasse celui du simple choix d’un titre ?
Une question de priorité
Dans le compte-rendu qu’il donne du Séminaire précédent – Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse –, Lacan évoque l’orientation qu’il entend donner à son travail pour l’année à venir. Il parlera des positions subjectives de l’être. Cette annonce s’accompagne d’un bref commentaire sur la parution de l’ouvrage de Merleau-Ponty Le Visible et l’Invisible. Un tel ouvrage « devait nous solliciter de marquer la priorité qui revient aux traits structuraux, dans tout essai d’atteinte ontique[1] », précise-t-il. Il ajoute : nous en suspendons l’approche… jusqu’au terme de l’année 1964-1965, est-on tenté d’ajouter, après avoir parcouru le Séminaire XII.
Sur quoi porte le suspens ?
« Qu’en est-il de la position subjective ? Est-elle entièrement réductible logiquement ? Ou, en tant qu’elle intéresse le sujet de l’inconscient, laisse-t-elle un reste, à savoir l’objet a ? C’est bien entre ces deux termes que va se suspendre […] la question qui peut être posée à propos de la formule littérale, presque graphique, décantée par l’opération de l’alambic de Leclaire[2] ». La formule devenue célèbre, Poor(d)j’e-li, isolée par Serge Leclaire, constitue un enjeu théorique central lors des séances du Séminaire ouvert et des débats des Séminaires fermés. Si cette formule illustre l’opération d’une aliénation au signifiant et ce qu’il en résulte de non-sens, cela ne règle en rien le reste de l’opération, à savoir le sort réservé au sujet comme manque ainsi qu’à l’objet a.
De l’alambic à la suture
Partant de la formule de S. Leclaire, Lacan en renouvelle la portée en lui reconnaissant une fonction de nom propre. À l’instar du système de la numération comme repérage logique du manque – présenté par J.-A. Miller à partir d’un article de Frege[3] –, une topologie du nom propre est à concevoir, un peu à la manière d’un patron de couture où les « petites lettres [sont] destinées à montrer avec quoi quelque chose doit être cousu[4] ». Ce recouvrement du manque, dont procède le sujet dans sa détermination par le signifiant, trouve son concept dans le terme de suture[5].
Isoler la position
À la toute fin du Séminaire, lesdites positions réapparaissent pour être dévoilées à partir de la triade de l’être du sujet (Je suis), de l’être du savoir et de l’être sexué. Au-delà du savoir « que le sujet entretient sur lui-même et qui s’appelle le symptôme[6] », c’est à prendre en compte le sort du sujet dans son rapport à l’impossible savoir du sexe que la fonction de l’analyste peut s’exercer afin d’en isoler la position.
Au terme du parcours, Lacan est-il sorti de son embarras ? « Mon cours de l’année prochaine, avance-t-il, je le ferai donc sur ce qui manque aux positions subjectives de l’être – je le ferai sur la nature de l’objet petit a.[7] »
Bernard Lecoeur
[1] Lacan J., « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Compte rendu du Séminaire 1964, », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 188.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil & Le Champ freudien, 2025, p. 358-359, nous soulignons.
[3] Cf. Frege G., Les Fondements de l’arithmétique, Paris, Seuil, 1969.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, Problèmes cruciaux …, op. cit., p. 241.
[5] Cf. Miller J.-A., « La suture. Éléments de la logique du signifiant », Cahiers pour l’analyse, n°1, février 1966, p. 37-49 & Un début dans la vie, Paris, Gallimard, 2002, p. 94-115.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, Problèmes cruciaux…, op. cit., p. 324.
[7] Ibid., p. 335.