
Le sel de la vie
Notre style, notre façon de parler gardent la trace de la modalité initiale dont notre corps parlant a rencontré les mots : telle cette jeune fille, suçoteuse acharnée, dont le premier mot fut : « encore ». Son énonciation, sa façon de manger restent légèrement empreints d’un mouvement des lèvres rappelant celui du suçotement et produisant un léger chuintement dans la prononciation. Telle autre est saisie par sa voix qui monte, tremble, malgré elle, dès qu’elle parle d’une chose qui lui tient à cœur, la ramenant aux disputes incessantes avec sa mère dont elle entend encore les cris.
Quelle est cette chose qui, longtemps après son irruption « à la manière d’un corps étranger » [1] et pourtant si intime, joue un rôle actif ?
Freud évoque cette question avec Breuer. Ils cherchent la cause, l’incident qui a initialement provoqué le symptôme. Non comme agent provocateur, mais comme effet de trauma : des circonstances d’apparence anodines, qui, par leur coïncidence avec l’incident réellement déterminant, ont été élevées à la dignité de traumatisme. Ils notent un écart entre le symptôme dans sa durée et l’incident unique qui le motive. Lacan, lui, désigne la psychanalyse comme le repérage « du fait d’un signifiant qui a marqué un point du corps » [2]. Une première marque contingente reste donc active ; les effets du traumatisme dépendent de la sensibilité du sujet et le phénomène est déterminé par les coordonnées de sa survenue. Point de déterminisme linéaire donc – qui résiderait dans un système –, mais une « extraordinaire contingence des accidents » [3] donnant à l’inconscient son « armature signifiante » [4].
La rencontre contingente, « contingence corporelle » [5], trouve sa condition dans le malentendu, en tant qu’effet inhérent à l’absence de rapport, au niveau nécessaire, entre le signifiant et le signifié. Le signifié « ne s’élabore pas à partir d’un effet nécessaire et déductible du signifiant » [6]. C’est dans cet écart, laissé par ce qui n’est pas déjà là, que peut se produire ce qui se tisse du vivant pour chacun.
C’est ainsi que la contingence « soumet le rapport sexuel à n’être, pour l’être parlant, que le régime de la rencontre » [7], ce qui la disjoint du savoir et de la vérité.
Une analyse, « lieu de la rencontre » [8], charrie l’imprévisibilité inhérente à l’expérience de la parole. La rencontre ne se fait que dans les marges de la résonance de lalangue. C’est là que peut surgir l’accent de singularité qui cesse de ne pas s’écrire, ce n’est pas sans la présence de l’analyste et du corps vivant de l’analysant. En outre, la contingence n’est possible qu’à la condition que l’Autre soit inexistant.
La psychanalyse considère cet écart comme l’appui, voire la possibilité, de la vie.
Les pratiques prédictives, normatives, fixent le parlêtre à la littéralité de son dire, abrasant ce qui, de lui-même, est non advenu. Elles relèvent de la nécessité et engagent le sujet dans l’automaton qui en découle, mortifiant « l’introduction du vivant à l’existence du sujet » [9].
L’expérience d’une analyse nous confronte à la contingence de l’événement, soit ce qui sort « du cercle [du] possible » [10] – condition au sel de la vie, car, en effet, ce n’est pas sans quelques conditions.
[1] Breuer J. & Freud S., « Le mécanisme psychique de phénomènes hystériques », Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 2018, p. 4.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 151.
[3] Lacan J., « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 448.
[4] Miller J.-A., « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre », La Cause freudienne, n°65, mars 2007, p. 93, disponible sur le site de Cairn.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 86.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 6 mai 1998, inédit.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, op. cit., p. 87.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 572.
[9] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 280.
[10] Miller J.-A., « Introduction à l’érotique du temps », La Cause freudienne, n°56, mars 2004, p. 80, disponible sur le site de Cairn.
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