
La saine famille de Michel Serres
« Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? »
dit Jésus à sa mère aux noces de Cana (Jean, 2, 4).
On peut faire l’hypothèse que l’article « à paraître » que Michel Serres a annoncé à Jacques‑Alain Miller en Janvier 2013 (cf. « Lettre ouverte à Monsieur Guaino sur les mariages » [1]) est celui qui figure dans le tome 418 de la revue Étvdes (de février 2013) et qui porte comme titre « La saine famille » [2].
Un tel titre ne pouvait pas trouver meilleure illustration autobiographique là où l’auteur n’hésite pas à signer ce texte de son nom, suivi d’un : «… Père de quatre enfants, grand‑père de onze, arrière-grand-père de six et a fêté le soixantième anniversaire de son mariage en septembre ». Rien de moins !
Le texte de M. Serres est une méditation proprement catholique sur la question du mariage homosexuel, méditation qui se différencie, selon lui, de la perspective anthropologique que les évêques ont choisit pour traiter le sujet. Ainsi donc, prenant ses distances avec un discours officiel de l’Église, Michel Serres se propose de verser des arguments religieux, lesquels, à son goût, sont absents du débat du moment.
À partir de la thèse que, pour l’Église catholique, la famille n’est plus et ne peut plus être le fondement de la société civile, juridique ou politique, M. Serres s’appuyant sur le signifiant « famille », le déploiera – tel un origami – pour nous faire découvrir deux autres facettes de la famille, celle de la « Sainte Famille » puis celle de la « saine famille ». Cette dernière donne son titre à l’article. Les évangiles seront sollicités pour argumenter sa réflexion.
Premier pli : la fin de la famille comme fondement de la société
À la question de pourquoi l’Europe – faisant exception – entra, en droit et en politique dans l’ère moderne, alors que les sociétés voisines demeuraient à l’état prémoderne, M. Serres, reprenant F. Fukuyama et rappelant A. Comte, attribue à des raisons religieuses – plus qu’économiques – les causes de cette évolution.
Comment l’Église a-t-elle contribuée à la modernisation du monde ? Pourquoi ?
Parce que le christianisme ébranle la famille. Parce qu’avec l’obligation de célibat pour les prêtres qui fut édictée en vue d’éviter les influences et les querelles opposant les familles puissantes qui cherchaient à se saisir des postes et à monopoliser le pouvoir, on évite des luttes qui pourraient déchirer des générations entières. Aussi, on précipite la constitution d’une société fondée sur l’égalité devant la loi. D’où l’idée, que, pour l’Église catholique, la famille n’est plus et ne peut plus être le fondement de la société civile, juridique ou politique. Cela aidera, entre autres choses, à l’entrée de l’Europe dans la modernité. Autrement dit, si la famille porte la responsabilité de la première corruption, celle de tourner toute loi au bénéfice des parents ou héritiers, la décision de l’Église catholique obligeant les prêtres au célibat contribue à l’établissement du règne universel de la loi et a fortiori de la démocratie.
Deuxième pli : de la famille à la Sainte famille
Partant de l’idée qu’ils existent trois manières de paternité, maternité ou filiation : naturelle, par l’œuvre de chair ; légale, par la déclaration aux autorités civiles ; adoptive, enfin, par choix, M. Serres juxtapose – pour montrer le contraste – que dans le récit de la Nativité, le père, Joseph, n’est pas le père naturel, ni Jésus le fils naturel et on a à faire à une mère, Marie, qui est vierge. Voilà la Sainte Famille. Qu’est-ce qu’en somme ? L’adjectif « Sainte » dans « la Sainte Famille » signifie qu’elle défait les liens charnels, biologiques, sociaux et naturels avec comme conséquence un amoindrissement des relations de sang. Suite au raisonnement lumineux de M. Serres, on assiste à la démonstration que le catholicisme de la Sainte Famille est moderne et post-familial là où il modifie la société du temps, fondée sur la généalogie familiale, en la déconstruisant et en substituant aux liens naturels de parenté une structure importée des Romains, l’adoption. Le choix, individuel et libre, par amour prend la place. Cette reconnaissance définit, sans le dire, le christianisme comme opérateur majeur de la déconstruction des liens de la parenté naturelle ou de sang. C’est le point que développait Jacques-Alain Miller dans sa lettre à Guaino, faisant appel à Antoine Godeau.
Troisième pli : la Sainte famille produit la saine famille
Pour le christianisme, c’est dans l’amour, dans l’adoption et dans le choix que se joue, selon M. Serres, la seule structure élémentaire de parenté valable. Et si l’amour choisi et libre devient le seul atome de relation, il est aussi le plus efficace antidote des névroses. Parce qu’en inventant des structures nouvelles et libres de la parenté, le christianisme détruirai la condition même des mythes familiaux, et, à supposer que les liens de sang produisent des névroses, voici donc la saine famille. La Sainte famille déconstruisant les relations biologiques, charnelles et sanguines de la famille et produisant un bricolage familial sain officiera comme un réducteur des névroses.
Voilà, selon l’académicien, le début d’une histoire juste, d’un monde enfin équitable envers nos compagnes et nos frères homosexuels. Voici un texte cristallin et brillant où M. Serres nous fait partager la jovialité, ainsi que l’honnêteté et la rigueur (non anthropologique) qui le caractérisent. La saine famille se lit comme on écoute une suite pour un instrument. Ici, le seul instrument, c’est l’amour. De ce point de vue, l’enseignement de Lacan pourrait se concevoir comme un concert à trois cordes : amour certes, mais aussi jouissance et désir. Trois cordes indissociables.
[1] Miller J.-A., « Lettre ouverte à Monsieur Guaino sur les mariages », Le Point, 29 janvier 2013. http://www.lepoint.fr/invites-du-point/jacques-alain-miller/lettre-ouverte-a-monsieur-guaino-sur-les-mariages-29-01-2013-1621408_1450.php
[2] Serres M., « La saine famille », Étvdes, Paris, S.E.R., tome 418, février 2013, pp. 161-172.
https://www.cairn.info/revue-etudes-2013-2-page-161.htm
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