Cette formule empruntée à la figure éponyme de la structure paranoïaque est devenue pour nous l’énoncé d’un fantasme. Schreber se voit en femme et s’imagine en train de subir l’accouplement. Freud l’interprète comme l’expression d’une pulsion homosexuelle [1] que le sujet va s’efforcer de réprouver sans y parvenir. Lacan renverse la perspective. Il ne s’agit pas de la cause de la maladie, mais bien plutôt d’une de ses conséquences structurales qu’il nommera « pousse-à-la-femme » [2]. On voit comment l’opération de Lacan consiste à dégager la logique et la structure du phénomène, alors que celle de Freud est encombrée par la théorie des pulsions et du refoulement.
Notons par ailleurs que Schreber ne s’imagine pas dans une relation homosexuelle, mais bien dans une relation hétérosexuelle dans laquelle il serait, lui, devenu femme. Il ne s’agit pas non plus d’un phénomène transexuel puisque Schreber ne souhaite pas devenir femme, il y est contraint par ses persécuteurs (Flechsig, puis Dieu [3]). D’ailleurs, il en a honte et les voix qui l’assaillent se moquent de lui. Nulle autodétermination du sujet ici, mais bien ce qu’il situe comme étant une volonté de l’Autre.
Le fantasme de Schreber n’a donc pas du tout une valeur organisatrice pour le sujet mais bien au contraire il vient tout bousculer ; il chamboule et détruit son rapport aux autres et au monde. Après un très long chemin solitaire, où les murs de l’asile et le recours à l’écriture lui feront secours, Schreber reconstruit son monde à partir de ce dit-fantasme. L’énoncé « Qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement » [4] exprimé dans un demi-sommeil montre que le germe de la psychose était déjà présent avant son déclenchement. Il traduisait ainsi ce que Schreber sentait dans son corps et qu’il avait auparavant interprété comme l’éprouvé de maux divers lors de sa première maladie hypocondriaque, huit ans plus tôt. La beauté n’étant comme toujours que le voile de l’horreur, le vœu exprimé se transforme en un cauchemar dans lequel le sujet plonge jusqu’à s’y dissoudre complètement.
Le burn-out de Schreber – tel qu’il serait certainement diagnostiqué aujourd’hui puisqu’il s’écroule subjectivement un mois après avoir pris ses nouvelles fonctions à la Cour d’Appel de Dresde et qu’il décrit lui-même sa maladie comme une conséquence d’un excès de travail [5] – l’amènera donc à faire de ce fantasme un délire qui, lui, aura une valeur équivalente à celle du fantasme fondamental chez le névrosé. Chez Schreber, ce n’est pas sa pensée qui s’autonomise mais c’est un phénomène de corps, qu’il exprime, tout en ne le concevant pas comme pouvant être le sien. Si ce n’est pas lui qui veut devenir femme, alors c’est un Autre. Il attribuera cette volonté dans un premier temps à son médecin, qu’il accuse d’abus sexuels. Ensuite après avoir été écarté de la présence de son persécuteur, il désignera Dieu comme celui qui veut faire de lui sa femme. Ce deuxième mouvement lui permettra de mieux supporter son destin et d’accepter finalement sa transformation pour satisfaire le dessein de Dieu : l’enfantement d’une nouvelle génération d’esprits schrébériens. Ainsi Schreber ne sera plus seulement femme, mais il deviendra la mère de l’humanité en la sauvant par son sacrifice [6]. Le report de ce destin dans un avenir illimité, asymptotique, permettra au fameux Président d’écrire ses Mémoires et d’obtenir gain de cause auprès des autorités afin de retrouver ses droits à exercer sa profession de magistrat.
Dans le cas de Schreber, c’est donc la transformation du fantasme en un délire, finalement réduit à un os, qui lui permettra de recouvrer la santé, une stabilité et une normalité.
Ce numéro d’Hebdo-Blog est entièrement consacré au fantasme afin d’accueillir l’arrivée du tout dernier Séminaire de Lacan publié, le numéro 14 intitulé La Logique du fantasme [7]. Nous remercions Jacques-Alain Miller pour l’énorme travail de lecture et d’établissement qu’il partage ainsi généreusement avec nous.
Katty Langelez-Stevens
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[1] Cf. Freud S., Le Président Schreber, Paris, PUF, Quadrige, 1995, p. 44 : « nous complèterons les pollutions de cette nuit-là par des fantaisies homosexuelles demeurées inconscientes ».
[2] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 466.
[3] Cf. Freud S., Le Président Schreber, op. cit., p. 37 : « S’il n’avait vu jusqu’alors son ennemi proprement dit qu’en Fleschig […], il ne pouvait désormais pas écarter l’idée que Dieu lui-même était le complice, sinon l’instigateur ».
[4] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose », Écrits, Seuil, 1966, p. 566.
[5] Schreber D.P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, coll. Points, 1975, p. 44 : « J’ai donc été deux fois malade des nerfs, chaque fois à la suite d’un surmenage intellectuel ».
[6] Ibid., p. 237 : « une palme toute spéciale de la victoire m’est réservée. […] Ce n’est qu’au titre d’une éventualité […] que je cite l’éviration […] qui aurait pour suite que viendrait à procéder de moi, après fécondation divine, une nouvelle lignée ».
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien, 2023.