Proposition de loi sur la fin de vie : Réflexions d’éthique lacanienne

 

La proposition de loi 3755 vise à permettre à chacun de choisir sa fin de vie. Elle affirme le libre choix de sa fin de vie à toute personne majeure et capable qui se trouve dans une situation d’affection accidentelle ou pathologique avérée, grave, incurable et/ou à tendance invalidante et incurable, lui infligeant une souffrance physique ou psychique qu’elle juge incompatible avec sa dignité, y compris, et c’est l’une des nouveautés de cette proposition de loi, « en l’absence de diagnostic de décès à brève échéance ». Si, depuis la fin des années 1970, plusieurs propositions de loi relatives à un droit de mourir ont été enregistrées au Parlement, elles n’avaient jusque-là jamais abouti [1], laissant le suicide et l’euthanasie étrangères au droit français.

L’éthique consiste à se demander ce qui nécessite une loi, soit ce qui lie une loi à la structure du désir [2]. La loi sur la fin de vie encadre les pratiques en matière de choix de la fin de vie. Elle s’oppose au désir de mort inconscient que le Rubicon de la loi symbolique « tu ne tueras point », lieu de convergence entre la loi biblique et les droits de l’homme, est déjà censé contrer. Il existe chez chacun un vœu de mort inconscient à l’égard du prochain – il n’épargne pas d’ailleurs ceux qui ont vocation à soigner –, ou chez certains sujets à l’égard d’eux-mêmes, ce qui les conduit à préférer la mort à la vie. Tel l’acte suicidaire qui incarne « l’insuffisance spécifique de la vitalité humaine » [3] du sujet mélancolique. Le rapport à la vie et à la mort est central dans la vie humaine. Il ne saurait se penser sans prendre en compte l’inconscient syntone à l’esprit du temps. Et pas davantage sans considérer que la vie perd fortement de son intérêt dès l’instant où, dans les jeux de la vie, on n’a pas le droit de risquer la mise suprême, c’est-à-dire la vie elle-même [4].

La loi change parce que l’Autre change. Elle s’inscrit dans un moment marqué par la médicalisation de l’existence, et où les possibilités technoscientifiques ne cessent de s’étendre, nourrissant le mirage d’immortalité qui avait fait dire à Lacan que la mort est du domaine de la foi. Cette proposition de loi survient alors que la médecine se confond toujours plus avec les sciences du vivant, réduisant la vie à la dimension biologique des corps. La pandémie de Covid 19 a d’ailleurs mis en évidence la place grandissante du biopouvoir dans la gestion de nos vies. En contrepoint, cette loi va dans le sens de l’assomption de l’autodétermination qui caractérise l’atmosphère mentale de notre époque, donnant l’illusion d’un pouvoir grandissant sur la vie et la mort des corps humains.

Ce projet de loi est étrangement motivé par le taux alarmant de suicide des personnes âgées en EHPAD, qui est le plus élevé d’Europe. Si l’on ne peut que se réjouir de l’inscription dans la loi de l’accès universel aux soins palliatifs, dont les professionnels de santé ne cessent de dénoncer l’état de carence généralisée depuis de nombreuses années [5], est-ce la seule solution à la souffrance majeure de nos aînés ? La question prend une valeur d’autant plus éthique qu’on assiste dans le même temps à la réduction drastique des lits en psychiatrie susceptibles d’accueillir ceux pour lesquels la vie est insupportable. Quant aux repères épistémologiques et cliniques freudiens propres à diagnostiquer la souffrance psychique, ils sont mis à mal par la disparition de l’hypothèse de la causalité psychique et des pratiques de parole dans les services de soin. Et ce, alors que le désir de vivre n’a rien de naturel, qu’il prend racine dans la façon dont le sujet s’est inscrit dans le langage, et qu’il dépend du lien à l’autre et de la possibilité de parler de ce qui nous arrive.

Il faut entendre aujourd’hui l’alerte des soignants entre les mains desquels la loi remet l’aide active à mourir. Ces pratiques ne peuvent se passer de l’éthique analytique qui consiste à identifier le désir à l’origine de notre action.

Caroline Doucet

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[1] Cf. Hennette Vauchez S. & Roman D., Droits de l’homme et libertés fondamentales, Paris, Dalloz, 2020, p. 542.

[2] Cf. Alberti C., « Le principe de la loi primordiale. Ce qu’il s’agit de tenir fermement à propos de l’inceste », Lacan Quotidien, n° 931, juin 2021, consultable à https://lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2021/06/LQ-931.pdf

[3] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 81.

[4] Cf. Freud S., « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 28.

[5] Cf. Nau J.-Y., « Soins palliatifs : état de carence généralisée », Le Monde, 25 mars 2008, consultable à https://www.lemonde.fr/societe/article/2008/03/25/soins-palliatifs-etat-de-carence-generalisee_1027110_3224.html