Lors de la remise de son rapport final le 2 avril dernier, la Convention citoyenne sur la fin de vie s’est déclarée favorable au développement des soins palliatifs et à l’ouverture, sous condition, du suicide assisté et de l’euthanasie. Un projet de loi suivra et il est nécessaire d’ouvrir d’ici là un débat public sur ce sujet délicat car il concerne la mort, la nôtre et celle de nos proches.
Au moyen de l’investigation psychanalytique, Freud a mis au jour un élément essentiel inconscient sous le terme de pulsion de mort [1], concept repris ensuite par Lacan sous celui de jouissance. Il existe, chez chacun, un vœu de mort inconscient pour son prochain, voire pour soi-même, et l’éthique analytique consiste à identifier le désir à l’origine de nos actions, jusqu’à s’y interposer. Que le taux élevé de suicides en EHPAD et que la carence des soins palliatifs n’aboutissent à une offre de suicide assisté ou d’euthanasie, telle est la crainte que l’on peut légitimement avoir dans une société où la logique des chiffres et de la rationalisation des coûts prévaut sur l’accompagnement et l’écoute.
La loi belge sur l’euthanasie existe depuis 2002 ; cette expérience permet de faire apparaître quelques aberrations. Elle dépénalise cet acte dans le cas de souffrances physiques ou psychiques incurables et insupportables. L’euthanasie pour souffrance psychique reste marginale par rapport aux demandes d’euthanasie pour maladies graves incurables (2,1% de l’ensemble des demandes en 2020 [2]) mais elle a été réclamée et administrée notamment à une anorexique de quarante-quatre ans en 2012, à une rescapée des attentats de Bruxelles en mai 2022 et dernièrement à Geneviève Lhermitte qui avait égorgé ses cinq enfants en 2007 et avait purgé sa peine en 2019.
Si ce saut du physique au psychique a pu si aisément se franchir, c’est qu’il s’inscrit dans la suite logique de l’homme neuronal [3]. Les maladies mentales et la souffrance subjective sont envisagées entièrement sous l’angle de la neurologie et des dysfonctionnements du cerveau. La dimension de l’être parlant est forclose. Soit on peut traiter les troubles avec les variétés médicamenteuses disponibles – peu nombreuses car aucune nouvelle molécule n’a été découverte depuis les années 1950, elles ont seulement été améliorées –, soit on administre la dose léthale qui en finira avec la jouissance du sujet et la vie tout court. Dans un débat tenu dans la NLS, François Ansermet faisait valoir l’absurdité qu’il y a, de traiter le suicidaire avec l’euthanasie ou le suicide assisté [4].
Toutes les époques n’ont pas développé le même rapport à la mort et le concept de la « bonne mort » [5] qui aurait lieu sans souffrance et entouré de ses proches n’a pas toujours été le désir des humains. Si certains rêvent de mourir dans leur sommeil, ce fut jadis une hantise car il n’est dans ce cas pas possible de faire pénitence et de recevoir le dernier sacrement de la religion chrétienne, l’extrême-onction. L’agonie aujourd’hui honnie fut autrefois désirée.
À l’époque de l’Autre qui n’existe pas, c’est une mort scientifiquement calculée et maîtrisée qui est souhaitée par le plus grand nombre, une mort par auto-détermination du Moi fort à qui l’on ne veut pas reconnaître les obscurs désirs du sujet de l’inconscient.
C’est aussi le danger de l’eugénisme qui pointe son nez derrière cette pratique de l’euthanasie pour souffrances psychiques. Plus de digues législatives pour arrêter la pulsion de mort des schizophrènes, objets de l’Autre, et des mélancoliques, objets déchets. Comme le fait remarquer judicieusement Geert Hoornaert, l’offre d’euthanasie suscitera la demande, comme la situation belge le démontre [6] et permettra sans doute de réduire encore le nombre de lits en psychiatrie.
Katty Langelez-Stevens
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[1] Cf. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir » (1920), Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 41-115.
[2] Cf. CFCEE (Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie), Rapport euthanasie 2020, « 9ème rapport aux Chambres législatives – Chiffre des années 2018-2019 », consultable à https://organesdeconcertation.sante.belgique.be/fr/documents/cfcee-rapport-euthanasie-2020
[3] Miller J.-A., Grosrichard A., Laurent É. & Bergès J., « L’homme neuronal. Entretien avec Jean-Pierre Changeux », in Foucault, Duby, Dumézil, Changeux, Thom. Cinq grands entretiens au Champ freudien, Paris, Navarin, 2021, p. 125-172. D’abord publié dans Ornicar ?, n° 17/18, printemps 1979, p. 137-174.
[4] Cf. Ansermet F., « Une mort prescrite. L’euthanasie pour souffrance psychique », à paraître dans Mental, n° 47.
[5] Bothorel M. & Dupont M., « L’heure du Monde », podcast de la rédaction du journal Le Monde, « Fin de vie : qu’est-ce qu’une “bonne” mort ? », 9 novembre 2022, consultable à https://www.lemonde.fr/podcasts/article/2022/11/09/fin-de-vie-qu-est-ce-qu-une-bonne-mort_6149084_5463015.html
[6] Hoornaert G., « Sur l’accès à l’euthanasie pour souffrance psychique : écho de la Belgique », Studio Lacan, 26 mars 2022, https://www.youtube.com/watch?v=D7JvPNy8Shw