
CHRONIQUE DU MALAISE : Pour Kiev assiégé
Les images d’information quotidiennes qui nous montrent l’Ukraine sous les bombes me rappellent le séjour que j’y ai fait en 2001, pour le Champ freudien, à l’invitation de Judith Miller. L’indépendance avait déjà, ou seulement, dix ans. Partout, à Kiev comme à Donetsk, j’ai pu sentir le même vent de liberté et le goût d’une vie nouvelle. L’intérêt pour la psychanalyse, Freud et Lacan, participait de cette soif générale, après la levée de la chape de plomb soviétique. Le désir d’indépendance était palpable, allant avec le rejet de la tutelle russe, et parfois de la langue, l’aspiration à la démocratie et l’envie d’Europe. Cet élan n’allait pas sans le retour du refoulé de l’époque stalinienne, d’où le regain de la religion, particulièrement chez les orthodoxes. Ce qui se voyait aussi à tous les coins de rue, c’était la misère des petites gens, comme ces vieilles femmes aux pensions de retraite si maigres qu’elles en étaient réduites à travailler comme cantonnier dans les rues mal entretenues. C’était aussi la morgue des nouveaux riches, se garant où bon leur semblait et étalant leur luxe rapidement acquis sur les décombres de l’économie. Les gens murmuraient contre eux et contre la « thérapie de choc » qui avait provoqué l’effondrement des services publics et l’accaparement des biens privatisés par une poignée d’apparatchiks sans scrupules. On dénonçait la corruption galopante, l’ascension des oligarques et l’accaparement du pouvoir par des prédateurs reconvertis au libéralisme. L’espérance démocratique était mise à mal mais cheminait partout dans les profondeurs de l’opinion.
Ce qui est le plus frappant, dans les informations qui nous parviennent, c’est cette levée en masse d’un peuple qui refuse par tous les moyens l’occupation étrangère et qui embrasse la cause de la résistance. Nous sommes douloureusement amenés à comparer cette position collective avec celle qui a prévalu en France, au moment de la débâcle de 1940, où l’effondrement de l’armée avait entraîné celui de la République, le désarroi et l’impuissance d’un peuple reniant soudain ses idéaux et son histoire pour se jeter dans les bras d’un grand-père gâteux, prompt à se vautrer dans la collaboration. Tout est dit là-dessus, avec une lucidité poignante, par deux acteurs et témoins des événements : Marc Bloch, écrivant L’étrange défaite au moment-même de l’effondrement de la France, avant de s’engager dans la résistance et d’y mourir, et Léon Blum, écrivant À l’échelle humaine en 1941 depuis sa prison.
La tentative de réhabilitation de Pétain à laquelle nous assistons aujourd’hui chez nous, dans une partie non négligeable de l’opinion, n’a pas d’autre motif que de laver la droite nationaliste française de la souillure que lui vaut cet ignoble épisode de l’État français, de la dictature de Vichy et de sa « Révolution nationale ». Il s’agit, pour les idéologues de ce courant, de se blanchir de l’opprobre que représente cette trahison dont Pétain est le nom[1] : l’arrêt de tout combat devant l’avance de l’ennemi, nous privant de la possibilité de continuer la guerre outremer auprès de nos alliés, l’abolition de la République et du pacte fondateur de la nation, le déchaînement spontané et immédiat de la persécution des juifs, des étrangers et de tous les opposants désignés comme boucs émissaires de la défaite, l’établissement d’un régime autocratique dans lequel les militants fascistes prendront petit à petit de plus en plus de place, au fur et à mesure du développement de la collaboration. Le ciblage des boucs émissaires permettait de dénier la responsabilité de l’état-major en flattant la veulerie xénophobe et antisémite distillée dans l’opinion depuis la défaite de 1870.
La droite nationaliste, qui n’a jamais gouverné que grâce à l’occupation nazie, veut se blanchir à bon compte de la condamnation que l’histoire a prononcée contre elle. Ce retour en grâce lui permettrait de réunir toute la droite, malgré l’épopée gaulliste qui a incarné l’esprit de résistance, le refus de la compromission, une politique sociale et enfin la décolonisation. Les prophètes de la décadence, en deuil depuis le 14 juillet 1789, pourraient enfin aspirer à la réalisation de leur rêve antirépublicain, sur le modèle poutinien.
Philippe De Georges
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[1] Paxton R.O., La France de Vichy 1940-1944, Paris, Seuil, 1973.
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