Mauvaise fille : l’espace d’une écriture à soi

À propos du livre de Justine Lévy, Mauvaise fille, Paris, Stock, 2009.

Avec Le rendez-vous, Justine Lévy dresse le portrait d’une mère « très, très belle » que la vie « de bohême et de désordre » consume dans toutes sortes d’excès qui la font absente à son rôle de mère. « Si la femme est infiniment séduisante, la mère est dangereuse. »[1], écrit J. Lévy, dressant le portrait d’une fille divisée entre le désarroi d’avoir une mère « égoïste, et dure, et désinvolte »[2] et la fascination admirative pour une mère « merveilleuse, délicate, enchanteresse »[3]. Prise dans ce mélange d’effroi et d’éblouissement qui fait sa « brûlure, là, tout le temps »[4], cette fille veut l’impossible : protéger cette mère, trop proche du « bord des choses », d’elle-même. Mais les amants, les amantes, les pharmacopées, l’alcool, les vols, les petites délinquances, la prison creusent toujours plus le trou où la mère bascule sans que ni le masque de la beauté ni personne n’y puissent rien. Au rendez-vous donné par la mère, la fille a « toujours su, au fond, qu’elle n’allait pas venir »[5]. Et l’oubli de la mère, en l’emprisonnant dans le refus du manque maternel, lui fait occuper la place de l’objet de son désir et laisser son propre désir en suspens.

Avec Mauvaise fille, J. Lévy convoque à un ultime rendez-vous ce même lien dévastateur entre une mère et sa fille : la mère est en train de mourir quand sa fille apprend qu’elle attend son premier enfant : « Je suis embarquée dans […] une nouvelle vie […] Quelqu’un va arriver que je vais aimer plus que moi-même et que ma mère […] Et quelque chose, en moi, ne se pardonne pas d’avoir fait ça »[6]. Dans ce mélange de bonheur et de tragique, la « mauvaise fille » se sent coupable d’avoir eu une mère qui la renvoyait à la solitude. Elle ne se pardonne pas, en consentant à devenir mère à son tour, de la laisser maintenant à son destin mortel. Dans cette double contingence où le réel de la mort fait irruption dans le corps de sa mère tandis que la vie épanouit le sien, elle ne peut pas lui dire qu’elle attend un enfant, elle ne peut pas dire ces mots qui séparent. « Elle doit savoir […] je n’ose plus lui parler de rien […] Ce qui est monstrueux c’est que j’ai zappé maman en faisant un enfant »[7]. À l’heure des comptes et des adieux, c’est à elle, la fille qui a fait le rêve impossible de protéger sa mère de sa provocation à perdre tout sens dans une Autre jouissance, d’effectuer, seule, le difficile travail d’accepter le manque de l’Autre maternel. La mort de sa mère est son vrai ultime rendez-vous avec la jouissance pulsionnelle de celle-ci et avec son choix propre, de faire de cette part de liberté qui lui revient, une création qui lui permette d’être une femme à sa manière. « Maman est morte et je suis en train de devenir maman, […] je suis sonnée […] ou bien furieuse […] comme elle l’a toujours été, enragée, révoltée, car en train de comprendre qu’il n’y a rien, rien de rien »[8]. La fille va-t-elle comme sa mère faire le choix de s’engloutir dans la passion mortifère de ce rien que J. Lacan nomme la « Surmoitié »[9] ? C’est divisée qu’elle aborde cette question essentielle à son être de femme lié à cette Autre jouissance qui a tant envahi la femme en sa mère. Quand vient pour elle le rendez-vous avec sa propre fille à naître, la césarienne s’impose, tant pour elle accoucher semble impossible : impossible délivrance d’une part vivante en elle ? Impossible expulsion d’une mère trop réelle en elle ? Mais quand l’enfant est là, son innocente présence vivante efface l’impossible confiance en une mère à la parole si peu « fiable » et rend possible une inscription symbolique par le lien à un homme dont la virilité tout humaine sait prendre soin d’elle et la désirer comme femme.

Avec l’appui d’un père qui « ne renonce pas » à la sécuriser, avec l’amour et le désir d’un homme qui sait la faire rire et avec l’enfant qui la fait mère responsable, la fille du roman de J. Lévy parvient à mettre à distance la jouissance illimitée de son Autre maternel et acquiert une consistance de son être comme sujet et comme femme : « Ma peine est infinie, envahissante, absolue, mais, […] pour nous trois, […] je décide de la remiser […] loin de nous. […] il n’y avait personne et maintenant il y a quelqu’un et je suis mère de ce quelqu’un »[10].

Avec ce roman, J. Lévy démontre que c’est en continuant à se référer à l’Autre maternel, dont le manque est le fondement, qu’une fille parvient à établir son désir propre et à créer sa propre féminité. Si séparer son corps, son désir et sa jouissance de ceux de sa mère est la tâche de toute fille et de toute mère, J. Lévy nous enseigne, avec Jacques Lacan, que c’est avec son « obscure intimité »[11] qu’une fille se donne un corps d’amour et de désir à elle, et qu’un écrivain écrit. Et si avec Mauvaise fille J. Lévy révèle une part autobiographique de son histoire, c’est en tant qu’avec ce roman elle parvient à nouer au langage le manque constitutif de sa féminité et affirme que sa condition de femme la regarde, pas sans l’Autre.

  [1] Lévy J., Le rendez-vous, Paris, Plon, 1995, p. 22. [2] Ibid., p. 39. [3] Ibid., p. 39. [4] Ibid., p. 41. [5] Ibid., p. 177. [6] Lévy J., Mauvaise fille, Paris, Stock, 2009, p. 25. [7] Ibid., p. 66-67. [8] Ibid., p. 93-94. [9] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 468. [10] Lévy J., Mauvaise fille, op. cit., p. 158. [11] Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Seuil, 1966, p. 676.

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Une dépêche de l’Yonne… Le coup d’envoi est donné !

L’association Cause freudienne Bourgogne Franche-Comté a le plaisir de vous inviter à son premier après-midi de travail dans l’Yonne le samedi 4 octobre prochain. Sous le titre « Mères idéales, mères réelles » nous mettrons à l’étude le thème des prochaines Journées de l’ECF. Le désir des cinq est dans le coup. Ils sont membres de l’ECF (Nathalie Georges-Lambrichs, Patricia Johansson-Rosen, Didier Mathey et Anicette Sangnier) ou de l’ACF (Karolina Lubanska) et ont des attaches familiales dans l’Yonne. Ils s’associent pour donner vie à une aventure auxerroise inédite en faisant une offre de travail orienté par l’enseignement de Jacques Lacan et de Jacques-Alain Miller : ils proposent des études psychanalytiques. À qui veut. Les mises sont faites ! Ils n’ont point d’idée du paysage intellectuel de l’Yonne. De ce point de vue, elle leur est une terre inconnue. Ils n’y vont pas en conquistadors mais en explorateurs. Y trouveront-ils de l’hospitalité ou seront-ils persona non grata ? La psychanalyse a-t-elle encore le droit de cité par ici ? Monsieur Guy Férez maire d’Auxerre leur ouvre grand la porte de la ville : il leur fait l’honneur non seulement de donner son patronage à l’événement, mais encore de venir l’ouvrir en personne.

Que veulent-ils ? Ils veulent rencontrer ceux pour qui le sujet de l’inconscient compte. Les entendre et se faire entendre d’eux. Ils veulent parier sur un malentendu créateur. Trouver pas tant une langue commune qu’une parole vivante…de celles qui portent à conséquence.

Sauront-ils parler sans se réfugier dans une «  disance lacanienne » [1]? Sauront-ils transmettre ce qui ne se transmet qu’entre les mots ? Et non pas tant ex-cathedra ? Sauront-ils convertir le savoir troué en gay sçavoir ? Encore deux semaines…Seize personnes inscrites ! C’est avec elles qu’ils vont engager la conversation. Et avec quelques autres encore, peut-être…

PS : Une collègue m’a informée que les responsables administratifs faisaient de la publicité pour notre journée auxerroise. Moi, enthousiasmée, de lui répondre : « Les administratifs qui y mettent du leur ? Leurs noms ! ». En réponse, pas de noms, mais juste cette note : « En fait, voilà, plusieurs personnes souhaitent avoir une aide financière pour aller aux Journées de l’ECF. Les responsables leur font plutôt valoir la demi-journée d’Auxerre ». Bref, j’ai compris que «  l’engouement » des administrateurs pour notre initiative est à la mesure de leur goût pour les économies ! Sur ceci, il me revient cette phrase tirée de la première partie de  Faust :

- Qui es-tu donc, à la fin ?

- Je suis une partie de cette force qui, éternellement veut le mal, et qui, éternellement accomplit le bien ». Alors ? Vive les administrateurs !...

Sera ce qu’il sera. Pourvu que nous fassions ce que nous avons à faire.

  [1] Miller J.-A., L’Orientation lacanienne, Le tout dernier Lacan, cours du 15 novembre 2006, inédit. LHB2_Affiche_Meres_ideales_meres_reelles-1 Enregistrer

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Éditorial du 22 septembre 2014

La Lettre mensuelle est devenue Blog : L’Hebdo-Blog. Nous avions mis l’accent, dans la LM, sur sa cause, double : lieu privilégié pour l’adresse de textes produits par les membres de l’ECF, l’ACF, par les intervenants des CPCT, et lien avec les auteurs. Cet enjeu se maintiendra avec l’Hebdo-Blog. Réactivité, Rapidité et Rigueur seront nos trois R de croisière.

Nous poursuivrons la publication de textes de fond et continuerons à solliciter les auteurs et à travailler étroitement avec eux. Sans plus attendre, L’Hebdo-Blog attire votre attention sur un texte, inédit, de François Ansermet : Same Sex Procreation. Ce texte rend compte des recherches les plus récentes sur la fabrication de gamètes à partir de cellules souches. Que deux individus de même sexe conçoivent ensemble un enfant n’est désormais plus un projet… inconcevable… mais concevoir, un jour, sans le recours à la médecine ne sera-t-il pas considéré comme à haut risque ? Lisez ce texte, en lien étroit avec le thème des 44es Journées de l’École de la Cause freudienne qui nous orientent en cette rentrée.

Nous avons voulu que L’Hebdo-Blog soit un outil de travail pour notre communauté. L’archivage sera possible, ainsi que la recherche d’articles à l’aide de mots-clefs, que les auteurs voudront bien nous communiquer.

La rentrée est riche ! Préparation des 44es Journées sur l’Être mère qu’ici vous lirez très vite, grâce à ce texte saisissant d’Hélène Bonnaud ; et ce 13 septembre, le CPCT de Paris vient d’inviter le CPCT de Bruxelles sur le thème « Ce qui opère ». Notre Blog s’en est fait l’écho en sollicitant deux textes, dès avant l’été.

Un mot, encore.

Vous avez pu lire, le 5 septembre dernier, l’Édition Spéciale du Journal Être Mère, « Israël, été 2014 ». Merci à Patricia Bosquin-Caroz et Gil Caroz : pendant l’été, alors que nous apprenions chaque jour le conflit israélo-palestinien si vif, comment parvenir à être un peu moins démunis ? Que pouvait la psychanalyse à ce drame ? Alors qu’en notre champ, présidents de l’AMP, de l’ECF et de la NLS apportaient leurs soutiens aux collègues intervenant dans ces zones à risques, alors que seul le silence tonnait bruyamment en nous pour penser la guerre, deux psychanalystes s’adressent à nous. Ils ne nous livrent pas un vécu, ni même leurs mots, mais transmettent ceux de l’autre. Une chorégraphe, un poète, une chanteuse, un écrivain, …artistes israéliens d’origine juive et palestiniens. Ces entretiens secouent nos points d’orgue dissonants. Nous y lisons des parlêtres quand nous n’entendions que des victimes. P. Bosquin-Caroz et G. Caroz nous déroutent, quittent la grand-route pour aller prêter l’oreille à ce qui, sur cette terre en guerre, peut se dire de « l’être-mère ». Retrouvez ce numéro exceptionnel du Blog des 44es Journées qui nous rappelle que « le réel à quoi l’analyse s’affronte est un homme qu’il faut laisser parler », comme put le dire J. Lacan dans son Discours de Rome , à la page 137 des Autres écrits.

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Same Sex Procreation

La procréation est nouée au désir. Que ce soit le désir d’enfant ou le désir de ne pas en avoir. Lorsque le désir d’enfant bute sur une impossibilité, il devient plus pressant. C’est ce qui se produit en cas de stérilité, jusqu’au désir d’avoir un enfant à tout prix. Parfois même, ce qui pourrait être possible impose sa loi, devient une obligation. Au risque qu’à vouloir un enfant à tout prix, le désir n’y soit plus.

La procréation homosexuelle entre dans ce type d’enjeu, avec cependant la particularité que les protagonistes, sauf exception, ne souffrent pas de stérilité. C’est la situation de leur choix amoureux qui les rend infertiles. C’est pour cela que ce type de demande entre dans le registre des indications sociétales à la procréation, plutôt que médicales. Qu’ils soient seuls ou en couple, les homosexuels doivent passer par des tiers pour procréer, soit sur un mode « convivial »[1] soit à travers une assistance médicale. Ces deux voies posent cependant des questions très différentes sur le statut du tiers en jeu, les procréations médicales obligeant à passer par les défilés de l’institution médicale, là où l’« assistance conviviale à la procréation »[2] est laissée aux solutions intimes.

Les procréations médicalement assistées pour les couples homosexuels passent par le don de gamètes : don d’ovule pour les homosexuels masculins, don de sperme pour les femmes homosexuelles. Ce à quoi il faut ajouter la gestation par autrui dans le cas d’une procréation masculine. Il s’agit donc actuellement exclusivement de procréations hétérologues[3], qui font appel au don de gamètes de l’autre sexe. Il est intéressant de mesurer à quel point on reste dans le champ hétéro même quand il s’agit de procréation homosexuelle, faisant retrouver dans le champ procréatif ce que Lacan dit du champ sexuel : « Ce dont il s’agit quand il s’agit de sexe, c’est de l’autre sexe, même quand on lui préfère le même »[4]. Cette insistance hétéro dans la procréation ne touche d’ailleurs pas que la conception : elle concerne aussi la gestation. La procréation n’est en effet pas qu’une affaire de gamètes et de gènes, c’est aussi une affaire de ventre à trouver : jusqu’à maintenant on ne peut se passer du ventre maternel, même si pourrait s’ouvrir la perspective d’aller vers la construction d’un utérus artificiel[5] qui reste encore aujourd’hui une fiction. Il est important de réaliser que la grossesse implique des dimensions épigénétiques, la programmation du fœtus à travers l’interaction mère-fœtus, qui est autre chose que la programmation génétique issue des gamètes. Une transmission maternelle s’ajoute à la transmission à travers les deux lignées génétiques. Ainsi, même sur le plan biologique, nous sommes bien plus que nos gènes[6] – sans compter ce qui sera mis en jeu ultérieurement avec les identifications et les transmissions psychiques, symboliques ou sociales. Bref, pour rester dans la question procréative, le passage obligé par ce ventre met en jeu de façon particulière la femme dans la procréation homosexuelle masculine, qui reste prise dans un dispositif « hétéro orienté »[7].

Au-delà de ces dispositifs hétérologues, des technologies nouvelles pourraient permettre de faire un pas majeur pour atteindre la possibilité d’une procréation autologue dans les couples homosexuels, c’est-à-dire une procréation qui utilise le matériel génétique des deux protagonistes, comme dans une procréation autologue hétérosexuelle. Dans des modèles expérimentaux, des procréations ont été réalisées à partir des gamètes mâles ou femelles[8]. Les développements actuels convergent plutôt vers le projet de partir de cellules souches somatiques, par exemple de la peau, pour créer les gamètes nécessaires à une fécondation[9]. Ces cellules souches, qui sont totipotentes et non sexuées, peuvent en effet être différenciées en spermatozoïdes ou ovocytes à travers une reprogrammation[10], un signal d’inhibition ou de stimulation qui participe à leur spécification mâle ou femelle, pour les rendre capables de réaliser une fécondation. Une des grandes difficultés à rendre concrète une telle procréation tient au problème technique majeur que pose cette reprogrammation, qui implique l’environnement cellulaire, biologique, dans lequel doit être plongée la cellule somatique, mettant en jeu les empreintes génomiques et épigénétiques nécessaires à leur transformation.Un autre problème majeur est que dans un couple d’homosexuelles, pour autant que ces transformations soient possibles, on ne pourrait faire que des gamètes XX, conduisant donc à ne procréer que des filles – à moins d’en passer par un ADN synthétique pour ajouter un Y ce qui est actuellement une pure vision ce l’esprit. On voit donc que si tout cela est fantasmatiquement imaginable, le pas vers la réalité est loin de se faire. Mais la science progresse parfois plus vite qu’on ne le pense[11] et on ne peut se dispenser de penser parallèlement aux conséquences qu’entraîneraient de telles avancées[12].

Le débat sur le mariage pour tous débouche inévitablement sur la question de la procréation, du droit de procréer des couples homosexuels. On mesure à quel point la possibilité de réaliser une procréation en conservant la lignée du couple homosexuel pourrait trouver une place majeure dans le droit à une « fertilité pour tous » au-delà du droit au mariage pour tous.[13]

Au-delà du débat sur la possibilité d’une procréation homosexuelle, ce type de perspective pose une question connexe très importante, celle d’une tendance à une médicalisation de la procréation, qui pourrait s’installer d’une façon de plus en plus banalisée, pour devenir peut-être finalement un passage obligé.

Les procréations médicalement assistées disjoignent sexualité et procréation, permettant de court-circuiter ce lien, dévoilant du même coup la place de l’enfant par rapport au sexuel, plus exactement par rapport au fait qu’« il n’y a pas de rapport sexuel »pour reprendre l’énoncé de Lacan. Dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est dire qu’il n’y a pas de formule, pasde mode d’emploi, pas d’harmonie naturelle, pas de complémentarité[14] non plus, mais un non-rapport auquel supplée le fantasme ou dans ce qui nous occupe ici une biotechnologie de la procréation. La technique, d’une certaine manière, occupe la place du fantasme : un fantasme qui, peut-être aujourd’hui, en vient à forcer une évolution biotechnologique en cours.

La perspective de ces transformations biotechnologiques implique aussi de revoir complètement le système juridique de la parenté. Il faudra créer de nouvelles lois ajustées à ces nouvelles pratiques technologiques. Elles pourraient en effet ne pas se voir absorbées dans des paradigmes qui n’ont pas été pensés pour cela. Il faudra créer de nouvelles fictions juridiques, comme celles proposées actuellement par Irène Théry[15] lorsqu’elle suggère de prendre les repères de la famille dans la filiation plutôt que dans le mariage : ce serait donc l’enfant qui ferait la famille plutôt que le couple initial. C’est ainsi qu’elle propose de mettre en place des déclarations anticipées d’intention de filiation, qui permettraient d’inclure avec le même statut les enfants quelle que soit leur provenance, par adoption, par don d’ovules, par don de sperme ou don de zygotes, ou toute autre technologie.

Quoi qu’il en soit, les procréations médicalement assistées homosexuelles autologues à travers des gamètes artificiellement produits, annoncent l’apparition d’un monde nouveau, dont on ne sait pas encore ce qu’il est. Les questions induites par une telle perspective peuvent laisser perplexe. Elles conduisent à ce que Lacan désigne dans LeSéminaire livre VI comme un point panique[16]. Face au point panique, qui est du côté de l’angoisse, on se raccroche au fantasme que l’on trouve sous de multiples formes au cœur des débats éthiques et politiques, voire cliniques, qui concernent l’incidence des procréations médicalement assistées, en particulier homosexuelles.

À ce propos, une question supplémentaire se pose qui conjugue aussi science et fantasme : les procréations dans le même sexe impliquant une inévitable médicalisation à travers laquelle elles peuvent amener à conjoindre de plus en plus procréation et prédiction. Intervenir directement sur les gamètes va inévitablement conduire à la tentation de mettre en place des diagnostics prédictifs, pour cadrer ce type de démarche nouvelle, soit sur la base de données pré-conceptionnelles concernant le spermatozoïde ou l’ovule, soit directement par la sélection d’un embryon au moment de l’implantation. Les démarches prédictives associées à la procréation pourraient ainsi se généraliser et même se banaliser, sur la base d’une revendication considérée comme marginale et nouvelle, à savoir la procréation homosexuelle. Les choses pourraient donc s’inverser : ce qui est marginal aujourd’hui deviendrait l’ordre établi, ce qui est banal aujourd’hui pouvant devenir marginal et même être considéré comme étant à risque[17]. Avec le développement du séquençage du génome humain, qui permet de déterminer les facteurs de risque, on pourrait en effet en venir à une exigence de plus en plus présente de l’utilisation de démarches de dépistage à des fins préventives. Le champ de la procréation pourrait s’en trouver complètement bouleversé au point que les hétérosexuels qui procréent sans assistance médicale, sans rien demander à quelque tiers que ce soit, sans passer par un dépistage génétique, pourraient être considérés comme des sujets irresponsables par rapport à la communauté. On pourrait même imaginer que l’on envienneà prendre des mesures contre le fait de vouloir procréer librement sans entreprendre aucune démarche prédictive, sans aucune assistance médicale, sans contrôle des risques introduits par la procréation. L’époque de cette « loufoquerie qu’on appelle l’amour »[18] qui fait la rencontre hasardeuse d’un ovule et d’un spermatozoïde, serait-elle en voie d’être révolue ? Telle est la question paradoxale, qui se révèle avec la médicalisation de la procréation qu’implique la procréation homosexuelle.

  [1] Pour reprendre une expression de Jacques Testart in Faire des enfants demain, Paris, Seuil, 2014. [2] Ibid. [3] On distingue les procréations autologues réalisées à partir des gamètes du couple et les procréations hétérologues qui nécessitent des dons de gamètes. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 155. [5] Atlan H., L’utérus artificiel, Paris, Seuil, 2005. [6] Voir les travaux d’Edith Heard, en particulier sa Leçon inaugurale au Collège de France, sur l’épigénétique et la mémoire cellulaire. [7] F. Ansermet emprunte l’expression que Marie-Hélène Brousse propose, à partir de sa lecture du Séminaire XX de J. Lacan : « les femmes homosexuelles aiment l’autre sexe, pour traquer une jouissance autre […], qu’elles sont donc “hétéro” orientées », « L’homosexualité féminine au pluriel ou Quand les hystériques se passent de leur homme de paille », Elles ont choisi. Les homosexualités féminines, ouvrage collectif dirigé par S. Harrison, Paris, Éditions Michèle, 2013, p. 31. [8]Pour les gamètes mâles, voir Kono et al., Nature, 2004 ; pour les gamètes femelles voir Deng et al., Biol Reprod, 2011 ; et voir la discussion qu’Ariane Giacobino fait de ces travaux : Giacobino A., « Gamètes artificielles : toujours plus près », Huffington Post, 19.12.2013. [9]Smajdor and Cutas, Health Care Anal, 2013, cité par A. Giacobino dans sa revue de ces techniques, op.cit. ; voir aussi deux revues toutes récentes sur ce thème Charles A. Easley, David R. Latov, Calvin R. Simerly, Gerald Schatten, Adult somatic cells to the rescue : nuclear reprogramming and the dispensability of gonadal germ cells, Fertility and Sterility® Vol. 101, No. 1, January 2014, 14-19 ; Jingmei Hou1,Shi Yang, Hao Yang, Yang Liu, Yun Liu1, Yanan Hai1, Zheng Chen, Ying Guo1,Yuehua Gong, Wei-Qiang Gao, Zheng and Zuping He, Generation of male differentiated germ cells from various types of stem cells, Reproduction (2014) 147 R179–R188. [10] Yamaguchi et al., Nature, 2013 ; voir aussi la discussion d’A. Giacobino, op.cit. [11] Voir aussi à ce propos Ariane Giacobino, Huffington Post du 19.12.2013, op.cit. [12] Voir, pour illustrer les débats éthiques induits par ces techniques, une publication récente dans une revue d’éthique médicale : César Palacios-González, John Harris, Giuseppe Testa, Multiplex parenting: IVG and the generations to come, JME, March 7, 2014. Downloaded from jme.bmj.com on August 22, 2014 - Published by group.bmj.com ; à noter une curieuse collision de signification d’une langue à l’autre : en français, « IVG » veut dire « interruption volontaire de grossesse », en anglais, on dit : « in vitro generated gametes », « gamètes générées in vitro. » [13] « La fertilité pour tous », selon l’excellente expression proposée par A. Giacobino dans ce même article. [14] Cette notion de « non complémentarité » (voir le texte de Stella Harrison dans Elles ont choisi. Les homosexualités féminines, op.cit., p. 39) est d’autant plus importante dans la symétrie imaginaire que pourraient impliquer les procréations autologues homosexuelles. [15] Théry I., présidente, Leroyer A.-M., rapporteure, Filiation, origines, parentalité. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Rapport du groupe de travail « Filiation, origines, parentalité », Ministère des affaires sociales et de la santé, Ministère délégué chargé de la famille, 2014. [16] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, La Martinière et le Champ Freudien Éditeur, coll. Champ Freudien, juin 2013, p. 108. [17] Voir l’anticipation de l’obligation du diagnostic génétique tel qu’on la trouve représentée au début du film de Andrew Niccol, Bienvenue à Gattaca, en 1997 déjà. [18] Lacan J., « Le phénomène lacanien » (30.11.1974), Les cahiers cliniques de Nice, 1998, 1, p. 9-25.

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C’était hier…

C’était hier… Nous y sommes encore ! Ce  13 septembre, à Paris, le CPCT-Paris invitait le CPCT-Bruxelles, en présence de Jacques-Alain Miller, pour une journée de travail autour de la question de « ce qui opère ». Christine Le Boulengé et Monique Kusnierek, directrices du CPCT de Bruxelles, avaient bien voulu, avant l’été, pour L'Hebdo-Blog, nous introduire à ce moment en mettant à jour  « ce qui se vérifie».

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Le CPCT-Paris invite, le 13 septembre, le CPCT-Bruxelles (1)

ECF-Blog hebdo : Comment vous est venue l’idée de ce thème-là, particulier, pour cette journée de travail ?

Monique Kusnierek : Elle nous est venue dans le fil de la récente législation de la psychothérapie en Belgique, par rapport à laquelle il nous faut faire valoir ce qu’il en est, au CPCT en l’occurrence, de la psychanalyse appliquée à la thérapeutique. Cette journée sera l’occasion de tenter de le préciser et de le soumettre au contrôle de notre communauté.

ECF-Bh : L’opération en jeu dans le titre de cette journée est- elle, selon vous, conditionnée par la particularité du dispositif CPCT ?

MK : L’opération en jeu est sans doute limitée par le dispositif CPCT, mais ce n’est pas celui-ci qui la conditionne. Rien à voir, en tout cas, entre le dispositif CPCT et ce que l’on appelle « le cadre » à l’IPA.

Elle nécessite, par contre, un praticien qui sache, d’expérience personnelle, ce que sont l’ouverture et la fermeture de l’inconscient, pour le cas où ça ne demande qu’à s’ouvrir, mais qui sache aussi garder cette porte fermée, au cas où ça s’impose, soit un praticien qui sache se prêter à de multiples usages, se faire objet multi-fonctionnel[1], comme le disait Jacques-Alain Miller il y a une quinzaine d’années.

Rien de très différent donc de ce qui se passe dans la pratique privée.

ECF-Bh : Comment articuleriez-vous la question de l’acte avec la temporalité particulière des traitements du CPCT ? Cette temporalité resserrée modifie-t-elle selon vous le statut de l’acte analytique en jeu ?

MK : Il est fait, au CPCT, un usage de courte durée, ou de durée limitée, de l’objet-praticien. Cette donne a son importance, non pas tant pour le praticien qui s’y prête – ni du fait du dispositif –, que pour le patient lui-même. Bon nombre d’entre eux consultent au CPCT parce que la durée, justement, y est limitée. C’était le cas, par exemple, de ce patient qui ne voulait que passer au CPCT, comme il ne pouvait, par ailleurs, envisager de travailler que sous contrat à durée déterminée, sous peine d’être envahi par une angoisse massive. Les raisons de la limitation de l’engagement dans le temps étaient donc bel et bien de son côté, mais la lecture de ces raisons et leur prise en compte étaient du nôtre, par contre.

Cette temporalité resserrée ne modifie donc pas le statut de l’acte, mais celui-ci consiste plutôt à s’en servir, et il faut bien dire que cet usage répond à notre modernité. Il arrive toutefois que cet usage se poursuive sur le mode longue durée, mais dans ce cas c’est hors CPCT.

  [1] Miller J.-A., « Les contre-indications au traitement psychanalytique », Mental, n° 5, juillet 1998, p. 14.

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Le CPCT-Paris invite, le 13 septembre, le CPCT-Bruxelles (2)

Nous pouvons considérer que ce qui opère en psychanalyse, c’est, fondamentalement, ce qui cloche, trace de la rencontre du réel, strictement singulière pour chacun et toujours traumatique. Encore s’agit-il pour chacun de cerner cette clocherie, de l’authentifier et de se l’approprier : « ça, c’est mon truc, à moi tout seul ». Cette opération libère le désir et permet au sujet d’en tirer une conséquence qui n’est pas celle de tout le monde, qui borde le réel de la jouissance et qui peut rendre la vie amie. Un effet thérapeutique peut donc en découler, de surcroît.

Le CPCT se propose comme un lieu d’accueil de chaque clocherie singulière pour permettre au sujet de la faire sienne, dans une conversation qui se tienne au plus près de ce point de réel. C’est ce qui en fait un lieu si précieux dans la ville.

Il n’y a pas de mise en forme du symptôme sans la conversation avec ce partenaire qu’est l’intervenant. Qu’il y ait eu de l’analyste, que le praticien ait pu se fier aux seules ressources de la psychanalyse, sans se laisser impressionner par les conditions particulières du CPCT, de traitement bref, voire très bref, et de gratuité, c’est ce que nous avons à vérifier, au cas par cas, dans l’après-coup de chaque « traitement ».

D’où l’objectif de cette journée qui met la focale sur la pratique afin de questionner, au-delà du compte-rendu clinique, la place de l’intervenant dans la mise en forme du symptôme, ainsi que son acte.

L’opération ne tient donc pas à la particularité du CPCT, il s’agit plutôt dans chaque cas de s’assurer qu’elle relève bien de la psychanalyse, que la particularité du CPCT n’y objecte pas et n’empêche pas le sujet de s’engager plus loin, s’il le désire.

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Être mère sur L’Hebdo-Blog

C'est avec une longue liste non exhaustive de mères, « typifiées » pour la circonstance – la mère soumise, la mère méfiante, la mère poule, la mère déprimée, la mère rigide, la mère folle, la mère angoissée, la mère aimante… –, que le cartel Dossier a invité les membres du comité de pilotage et du comité scientifique des Journées 44 à nous parler des mères, d'une mère, d'être mère. Semaine après semaine, vous découvrirez la façon dont chacun s'est saisi de cette proposition. Une série de tableaux hétéroclites et surprenants donneront au lecteur un aperçu de ce grand work in progress autour de la question d’« Être mère ».

 

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Du comité scientifique des Journées : Un ravage mère-fille, Mildred et Veda Pierce

Hélène Bonnaud ouvre la série avec un texte qui épingle la manière dont l’amour d’une mère peut tourner à la haine. Texte saisissant qui donne envie d’en apprendre davantage sur ce drame passionnel.

 

Mildred Pierce est un film de Michael Curtis datant de 1945, dans lequel Joan Crawford prend sa revanche sur Bette Davis, celle-ci ayant refusé le rôle ! De ce film, tiré lui-même d’un roman de James M. Cain, a été produite une mini-série en 2011, dans laquelle Kate Winslet interprète la mère de façon remarquable. Je m’appuierai sur ces deux films pour extraire comment la folie ordinaire de la relation d’une mère avec sa fille conduit au crime.

Mildred est quittée par son mari et se retrouve seule à élever ses deux filles. Elle est issue de la middle class américaine dans le Los Angeles des années 30 et n’a jamais travaillé. Le départ de son mari l’oblige à trouver une solution. On voit alors comment une femme seule peut atteindre à une réussite professionnelle hors du commun en partant de la confection de délicieux gâteaux ! C’est l’ascension sociale telle que l’Amérique adore la montrer : volonté et ténacité sont les armes qui conduisent au rêve américain. Mais derrière ce tableau de la réussite, ce que l’histoire de Mildred révèle, c’est comment un amour maternel peut se transformer en haine rivale.

Le désir de Mildred est tourné vers sa fille aînée, Veda, qui est en quelque sorte une extension d’elle-même. Mildred voit en elle une fille idéalisée, douée pour le piano, jolie et intelligente. Elle fait tout pour subvenir à ses besoins et bien au-delà. Car elle veut que sa fille s’élève dans la société. Veda devient une petite peste envers sa mère. Une scène terrible tient lieu de moment de vérité. Alors que Mildred n’a trouvé, pour son premier travail, qu’un emploi de serveuse dans un restaurant, elle le cache à ses filles et fait bien attention de ranger son tablier de service sous des piles de draps. Lorsqu’elle le découvre, Veda a l’impudeur de le faire porter à leur servante, obligeant ainsi sa mère à découvrir l’objet qu’elle avait caché, l’objet de honte qu’elle avait dû porter et que sa fille prend un malin plaisir à lui mettre sous le nez. Veda veut humilier sa mère et la renvoyer à sa condition misérable, tandis qu’elle brille et réussit, sans le moindre geste de reconnaissance pour celle qui lui offre tout ce qu’elle a. Mildred aime passionnément sa fille et veut toujours le meilleur pour elle. Veda prend sans limite ce que sa mère lui donne. Elle le considère comme un dû. Elle réussit et devient une grande cantatrice. Elle a une voix de soprano colorature et, bientôt, elle obtiendra les plus grands contrats pour se produire dans toute l’Amérique. Mildred est fière de sa fille dont la réussite la comble bien davantage que la sienne, pourtant évidente. Mais la jeune fille est une peste et, telle une sangsue, elle dévore sa mère et exige toujours plus. Mildred paye. Sa dette envers sa fille semble sans limite. Mais c’est aussi une façon de ne pas la lâcher. Veda finit par partir et se fâcher avec elle. Cette rupture est très difficile pour Mildred qui fait tout pour la récupérer. Quand elle revient, elle ne voit pas que ce qui l’attire à la maison est le deuxième mari de Mildred, un play boy, aristocrate ruiné, très séduisant, qui lui aussi ruinera Mildred par ses dépenses fastueuses. Et Mildred sera doublement trompée. Veda va jusqu’à lui prendre cet homme comme si, dans cette rivalité qui la ronge, la haine avait gagné au point d’humilier sa mère en tant que femme.

Les dégâts de la position sacrificielle de Mildred envers sa fille sont manifestes. Quand elle occupe la place de l’idéal et que la mère projette sur elle tous les espoirs d’une réussite, lui donnant tout ce qu’elle veut, l’amour tourne à la haine. Pourquoi l’amour et la haine sont-ils si proches ? Ce sont des passions de l’être. De ces passions qui dévorent, et la haine a ceci de particulier qu’elle veut humilier l’autre, le détruire. Dans la relation mère-fille, on voit combien Veda lui prendra tout, jusqu’à l’homme qu’elle aime. La scène où Mildred découvre sa fille et son mari dans le même lit provoque un moment de folie. Elle tente de tuer Veda en l’étranglant. Le résultat atteint son but puisque Veda perd sa voix. Elle ne peut plus chanter. Ainsi, touchée dans ce qu’elle a de plus précieux, Veda est touchée au lieu même de ce qu’elle est devenue pour l’Autre, grâce à sa mère. Celle-ci lui arrache l’objet qui lui donne toute sa valeur, tout son attrait. Elle est alors réduite à sa propre perte, bien au-delà d’une castration, il s’agit du meurtre de la chose. Mildred lui a pris ce qu’elle lui avait donné de plus beau.

L’amour maternel produit la haine quand rien ne vient faire limite à ce qui s’appelle le don. Dans « L’étourdit », Lacan indique « qu’une fille attend plus de substance de sa mère que de son père »[1]. Cette substance, c’est la féminité. Ce qu’une fille attend de sa mère, c’est qu’elle lui donne le secret de sa féminité, et c’est ce qu’elle ne pourra jamais lui donner et aucun don ne pourra venir combler ce fait.

  [1] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 465.

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Le gai savoir (faire) de Martial Raysse

Une importante rétrospective vient de se terminer au Centre Georges Pompidou à Paris, consacrée à l'œuvre de Martial Raysse. Si vous l'avez manquée, vous pourrez voir quelques-uns de ses tableaux, installations ou sculptures dans différents musées, à Nice et Nantes, par exemple, et... au Centre Pompidou qui en possède dans sa collection permanente. D’autres expositions de son travail vont sans doute se tenir. Ayez l’œil !  

« Maintenant je pense que l’important c’est d’atteindre ce qu’on appelait,

dans l’ancien temps, la poésie,

c’est-à-dire ces instants où l’on se sent vraiment vivre. »

Raysse M., Extrait d’un entretien avec J.-P. Cassagnac et Olivier Delliez,

cité par Cécile Debray, « Martial Raysse, “l’ymagier” », catalogue de l’exposition, p. 64.

 

Alain Jouffroy écrit de Martial Raysse qu’il est « un artiste dont la base sensible est celle qu’organise un verbe, une parole ». Il le décrit comme « poète-peintre-cinéaste », « artmaker ». Il dit même qu’il est « d’abord un poète »[1]. M. Raysse commence dès l’âge de douze ans à peindre et dessiner et reçoit un choc en rencontrant la reproduction d’une Haute-Pâte de Dubuffet. Mais c’est la voie de la littérature qu’il prend ensuite en s’inscrivant à la Faculté de lettres de Nice et il publie dès 1955 une plaquette intitulée Poèmes.

Si M. Raysse est, aussi, un écrivain, il explique ainsi ce qui l’a empêché de se consacrer à la seule écriture : « … je me suis aperçu qu’il y avait un phénomène tragique, celui de la communication des langages […] Quand un Japonais apprend à vingt ans le mot “brioche”, le mot a une toute autre signification que lorsque votre mère, à un ou deux ans, vous a tendu une brioche et que vous l’avez dégustée. Si vous utilisez ce terme dans un poème […], vous établissez des connexions intraduisibles. Cela m’a conduit à chercher au-delà des Mots »[2]. Ne peut-on pas lire ici, dans cet écart rencontré entre le mot et la Chose, autre nom du Réel, ce qui oriente la sublimation chez M. Raysse ?

Né en 1936 à Golfe-Juan-Vallauris, il a sans doute été marqué par le métier de ses parents, céramistes, ainsi que par leur engagement dans la Résistance et une expérience personnelle précoce de la guerre. Il a participé dans sa jeunesse, peu de temps, à certains mouvements artistiques – École de Nice, Nouveaux Réalistes –, et a pu être rattaché au Pop Art. Mais il s’en est différencié par le choix de modèles sans notoriété, comme il s’est distingué de ceux qui construisaient des structures à partir d’objets-déchets : il s’est très vite résolument tourné vers les objets neufs de la consommation galopante d’après-guerre. Il a toujours fait preuve à la fois d’innovation – voir son utilisation des néons – et d’une grande liberté de pensée (cf. en particulier sa conférence donnée au Centre Pompidou en 1984, Qu’il est long le chemin[3]).

Une première visite de cette rétrospective m’a procuré une nette jubilation – notamment devant la projection de son film Homéro Presto (1967), interprétation loufoque et personnelle de l’Odyssée d’Homère –, mais je n’en avais pas moins aperçu une face plus sombre. D’autres visites me l’ont confirmé : même sur les tableaux des « pin-up » des années soixante, la mort est discrètement présente (mouches et autres insectes sur les visages qui évoquent des vanités). Ailleurs, elle apparaît plus abruptement dans des dessins, collages, sculptures, etc., par exemple dans l’estampe Ce trottoir (ex-voto)/This pavement (ex-voto), 2000.

Je conclurai par cette remarque de Catherine Grenier, commissaire de l’exposition : « Si Yves Klein a pu dire […] “ l’art c’est la santé”, “ l’art c’est l’hygiène qui préserve la santé” aurait pu compléter M. Raysse »[4]. L’hygiène étant pour l’artiste une « hygiène de la vision » dont on pouvait se faire une idée en visitant l’exposition. Et C. Grenier cite Raysse : « Peindre la tristesse ne peut être que le jeu snob d’une conscience maladive ! La mort est bien assez affreuse, suffisamment inquiétante »[5].

  [caption id="attachment_1643" align="aligncenter" width="640"]Raysse - Ceux du maquis Martial Raysse - Ceux du maquis. Paris, musée national d'Art moderne - Centre Georges Pompidou[/caption]   [1] Trois citations extraites de : Jouffroy A., Martial Raysse, Paris, Fall, 1996, p. 7. [2] Raysse M., cité par Jouffroy A., op. cit., p. 13. [3] Raysse M., Qu’il est long le chemin, Paris, kamel mennour/les presses du réel, 2nde édition, 2012. [4] Grenier C., « Martial Raysse ou le Dernier Peintre », Martial Raysse, Paris, Centre Pompidou, 2014, p. 20. [5] Ibid., p. 21. Enregistrer

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