De Balzac, Jacques-Alain Miller disait qu’il éclairait la psychanalyse, ce faisant aussi les femmes, laissant à certaines la part d’ombre qui leur sied. Sur les femmes à postiches [1] en revanche, il jette une lumière crue qui, bien que leur ôtant la saveur de mystère que seule une part d’opacité préserve, les révèle dans la détermination de leur poigne de fer. Celles qu’il préfère restent les passionnées, prêtes à tout pour réunir deux immenses jouissances humaines, qui résonnent sans doute avec la propre division de l’écrivain « entre un désir d’ascèse et un tempérament jouisseur » [2]…
Vanessa Sudreau
« On croit ce qu’elle dit. C’est ce qui s’appelle l’amour. »
Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. »
Le charme inaltérable de La Comédie humaine de Balzac ne tient pas qu’à ses histoires aussi riches que denses, mais aussi et surtout à ses personnages inoubliables. On se souvient souvent plus de Madame de Beauséant, de la Marquise d’Espard, d’Henriette de Mortsauf, de Lucien de Rubempré, de Rastignac, de Vautrin, de Gobscek ou de Nucingen, que des intrigues auxquelles ils sont mêlés. Ce qu’ils ont de remarquable tient d’abord à eux-mêmes, à la force qui les habite, voire les dévore quand elle les dépasse[3]. Lucien se fracasse alors que Rastignac fait mieux que survivre, puisqu’il triomphe en devenant ministre – son célèbre défi à Paris « À nous deux maintenant ! », lancé depuis le Père-Lachaise où il venait d’enterrer le père Goriot victime de sa passion pour ses filles, est éternel. Balzac aimait aussi tellement les femmes qu’il en donna des portraits contrastés, parfois uniques, que l’on peut répartir au moins en deux types selon qu’elles aient ou pas fui l’amour. Parmi les premières se trouvent Henriette de Mortsauf du Lys dans la vallée, ou encore la duchesse de Langeais. Toutes deux portent bien leur nom, l’une échappe à l’amour par la mort – elle sera mortsauvée, remarque Jacques-Alain Miller – alors que la seconde trouve son salut en se réfugiant au couvent pour faire l’ange [4].
Balzac préférait manifestement les femmes qui ont vécu jusqu’à ce qu’il appelle la faute, et que la religion catholique, note-t-il dans l’« Avant-propos » de La Comédie humaine, rend sublimes – sublimes parce que l’espoir du pardon leur permet de ne pas renoncer à la jouissance, les rendant ainsi d’autant plus vraies [5]. L’une de ces pécheresses s’appelle Diane de Maufrigneuse, héroïne des Secrets de la princesse de Cadignan [6]. Comme de juste, elle a beaucoup chassé, collectionnant les amants, qu’elle a ruinés en même temps qu’elle-même. Toutes ces aventures ne lui ont pourtant pas laissé de grands souvenirs si on en juge par ce qu’elle dit : « Nous pouvons aimer sans être heureuses, nous pouvons être heureuses et ne pas aimer ; mais aimer et avoir du bonheur, réunir ces deux immenses jouissances humaines, est un prodige. Ce prodige ne s’est pas accompli pour moi. » [7] Si la princesse a de nombreux secrets plus ou moins avouables, c’est assurément le seul qui vaille. Comme elle ne peut, après tout cela, que rencontrer un homme ressemblant le moins possible aux autres, elle s’éprend d’un écrivain, Daniel D’Arthez (que J.-A. Miller compare quelque part à Bernard-Henri Lévy…), avec lequel elle se sent enfin femme. Le sommet de cette nouvelle se trouve dans la ruse exquise que déploie Diane pour arriver à ses fins. Redoutant que les yeux de son soupirant ne se trouvent dessillés par les calomnies des salons, elle prend les devants et sert à son presqu’amant une version à son avantage de son donjuanisme passé – ce n’est pas tant sa faute que celle de sa mère… Et c’est munie de ce précieux viatique qu’elle envoie D’Arthez au feu, c’est-à-dire à un souper organisé sans elle par l’une de ses rivales qui cherche à la faire déchoir de son piédestal. D’Arthez sera grandiose de montrer l’exemple à tous les hommes qui veulent arriver à quelque chose dans le champ compliqué de l’amour. En effet, il répond aux portraits désastreux de la princesse que l’on fait pour lui par ces mots : « Le plus grand tort de cette femme est d’aller sur les brisées des hommes, dit-il. Elle dissipe comme eux des biens paraphernaux, elle envoie ses amants chez les usuriers, elle dévore les dots, elle ruine des orphelins, elle fond de vieux châteaux, elle inspire et commet peut-être aussi des crimes, mais […] madame la princesse de Cadignan a sur les hommes un avantage : quand on s’est mis en danger pour elle, elle vous sauve, et ne dit de mal de personne. Pourquoi, dans le nombre, ne se trouverait-il pas une femme qui s’amusât des hommes, comme les hommes s’amusent des femmes ? Pourquoi le beau sexe ne prendrait-il pas de temps en temps une revanche ?… » [8] Au retour de son amant chez elle, Diane saisit au premier coup d’œil que « le soupçon ne l’avait même donc pas effleuré de son aile de chauve-souris », et peut alors tomber dans ses bras en lui lançant devant sa surprise les mots qui font notre titre [9].
Qu’est-ce à dire ? Si elle lui a menti, il a choisi de la croire, et surtout de la défendre en la faisant pour la première fois de sa vie autre à elle-même, puisqu’à dire qu’elle avait fait l’homme il disait aussi qu’elle ne l’était pas, mais qu’elle était femme, soit radicalement différente des discours tenus sur elle. Balzac note que c’est un dénouement pour les gens d’esprit, soit ceux qui ne veulent pas tout savoir et acceptent qu’une voix de femme leur susurre pour le reste de leur âge Ne vois-tu pas que je… ?
[*] Balzac H., Les Secrets de la princesse de Cadignan et autres études de femme, Paris, Gallimard, 1971, p. 309.
[1] Cf. Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, n°36, mai 1997, p. 12-13.
[2] Miller J.-A. in Miller J.-A. (s/dir.), La Psychanalyse au miroir de Balzac, Paris, Navarin, 2006, p. 32.
[3] Sur tout ceci voir : Miller J.-A. (s/dir.), La Psychanalyse au miroir de Balzac, Paris, Navarin, 2006.
[4] Cf. ibid., p. 43.
[5] « Dans le protestantisme, il n’y a plus rien de possible pour la femme après la faute ; tandis que dans l’Église catholique l’espoir du pardon la rend sublime. Aussi n’existe-t-il qu’une seule femme pour l’écrivain protestant, tandis que l’écrivain catholique trouve une femme nouvelle dans chaque nouvelle situation » (Balzac H., La Comédie humaine, t. I, Paris, Seuil, 1965, p. 54). Sur le pardon voir aussi : Seynhaeve B., « La ruse de la confesse », Mental, n°43, juin 2021, p. 93-98.
[6] Balzac H., Les Secrets de la princesse de Cadignan…, op. cit.
[7] Ibid., p. 247.
[8] Ibid., p. 306-307.
[9] Ibid., p. 308.