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La Parque éternelle

Par Philippe de Georges
12 décembre 2021
« O niais illustre ! ne vois-tu pas que je t’aime follement ? » *
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Le personnage de Molly Bloom incarnerait La femme qui existe pour Joyce ? Certes, Molly, pourrait être nommée « elle, la femme » car elle « plonge ses racines […] comme la fleur dans la jouissance même » [1]. Pourtant, son fameux monologue déclame, en un étrange poème, les multiples voix dont elle est tissée, qui sapent les idéaux du mariage, de l’amour et de la maternité. N’est-ce pas un oui, consenti jusqu’au vertige, à un devenir femme, en tant qu’« Autre pour elle-même » [2] ?

Agnès Vigué-Camus

 

En souvenir de Pierre Thèves

La femme existe, Joyce l’a rencontrée.

Elle prend comme avatar la forme de Molly, dont le long monologue est le dernier chapitre d’Ulysse. Joyce dit clairement : « Le dernier mot (humain, bien trop humain) est laissé à Pénélope »[3]. Ce chapitre est le dernier de l’ouvrage, son acmé et son point d’orgue. Joyce dit dans sa correspondance : « Pénélope est le “clou” du livre. La première phrase a 2500 mots » [4]. Il précise dans une autre lettre que Pénélope est aussi bien « préhumaine », comme « posthumaine » [5]. Au sommaire, il a pour titre « Pénélope ». Chaque moment du texte est en effet annoncé par un intitulé qui n’est pas repris dans le corps du texte, et qui renvoie à L’Odyssée homérique. Le lien entre l’œuvre joycienne et l’épopée d’Homère peut ne pas paraître évident d’emblée. Jacques Aubert dit de ce rapport que c’est le fait d’une écriture « palimpsestueuse » [6]. Le récit de l’aède reste par en-dessous, recouvert par cette trame qui s’écrit et le recouvre, en pleine transgression. Le héros grec est ici la figure de Joyce lui-même : Ulysse est le nom de celui qui erre, d’île en île, de femme en femme, dans les embrouilles de son désir. Ulysse est un des noms du sujet en exil, sur sa route chaotique, son chemin des Dames, d’écueil en écueil. Bloom, Joyce et Ulysse sont un même égaré. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, car « Un juifgrec est un grecjuif. Les extrêmes se touchent » [7].

Pour moi, comme pour nombre de lecteurs, le monologue de Molly est le temps fort d’Ulysse, de Joyce. C’est son foyer incandescent, l’œil du cyclone. Mais pourquoi Pénélope, qui est pour le commun des mortels la figure même de l’épouse fidèle, tenant tête à ceux qui veulent s’emparer du royaume vacant, et posséder au passage cette femme irréprochable qui tisse tout le jour et défait son travail chaque nuit pour qu’il n’ait pas de fin ? Pénélope tient Ithaque aux bouts de ses aiguilles, gardienne du lieu de l’origine et de l’improbable retour.

Molly, Molly, es-tu vraiment un avatar de Pénélope, et non plutôt d’Hélène à l’impérieuse jouissance, avec sa voix énigmatique qui réveille les désirs enfouis ? Hélène, miroir aux alouettes captant sur ces facettes les reflets fugaces et diffractés d’une manière d’être qui ne se laisse ni réduire ni posséder.

Mais Joyce a des lectures qui donnent de l’épouse d’Ulysse une tout autre image, libertine et dévergondée s’offrant à tous les prétendants, voire accouchant de Pan, conçu clandestinement avec le dieu Hermès. Et ce qu’elle tisse, comme une Parque ou comme une déesse-mère, est le destin du pauvre petit Bloom.

C’est la version joycienne de la position féminine au regard de la jouissance : c’est ainsi que le monde tourne, éternel tourbillon sans fin ni commencement. J. Aubert décrit Molly en planète qui tourne sur elle-même, sans fin, dont la parole se boucle comme une bande de Moebius de telle façon que son endroit est aussi son envers. C’est « La terre entr’aperçue, des lointains du cosmos, tournant sur elle-même » [8]. Il y a bien comme un « Chant de la Terre », dans ce long monologue, car à côté de Dieu, dame nature est un mot-clé pour Marion Bloom, dite Molly. Ce qui tourne sans fin sous nos yeux est ainsi l’objet de fascination de l’auteur, qui mêle l’étrangeté la plus radicale et hors d’atteinte, et l’intimité la plus évidente, comme le note encore J. Aubert [9] en référence au travail de Lacan, et au concept d’extimité. Il est d’ailleurs frappant que ce que dit Molly dans ses divagations mêle ce que Joyce prête aux femmes (comme Nora), déloyales et amorales : l’ironie à propos des hommes, la crudité obscène dans leur rapport au sexe, le cynisme et la duplicité, et des traits qui sont lui propres, comme la terreur maladive de la foudre, châtiment divin de nos fautes inavouées.

Les hommes dont parle Marion Bloom se confondent facilement, ce qui se lit quand elle les désigne du seul « il », qui vaut aussi bien pour Dedalus que pour Bloom ou encore pour Boylan, son amant du jour. Ces figurants valsent autour des points cardinaux de la chose féminine, dont les pôles sont les seins, les fesses, le ventre et le con.

Dans ce chapitre ultime, Joyce nous livre la parole de celle qui le hante, le fascine et lui fait horreur. Cette chaîne se déroule pour elle-même, sans interlocuteur et sans adresse. Le monologue (intérieur) est une longue phrase unique (ou presque), dénuée de ponctuation et sans aucun souci des contradictions qui s’y succèdent sans queue ni tête. Son fil est pure métonymie, comme les lettres que Nora adressait à James. Et la jouissance féminine selon Joyce a un mot clé, qui est l’incipit du monologue, qui le scande et qui est encore le mot de la fin : Yes ! La femme qui existe, pour Joyce, c’est la chair qui toujours dit Oui (« Ich bin das Fleisch das stets bejaht »). Yes, c’est « le mot femelle » [10], l’antithèse des tourments de l’esprit des hommes et de la puissance malfaisante du Verbe, l’envers de Méphisto travaillant l’âme de Faust : « Je suis l’esprit qui toujours nie » [11]. Oui est le mot que la bouche forme en s’ouvrant, avide, sensuelle et concupiscente. C’est le mot de La femme chair jouissante, sans fin et sans limite.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 89.

[2] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 732.

[3] Joyce J., « Lettre à Budgen. 28 février 1921 », Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 1995, p. 1816.

[4] Joyce J., « Lettre à Budgen. 16 août 1921 », Ulysse, op. cit., p. 1816.

[5] Joyce J., « Lettre du 7 octobre 1921 », Ulysse, op. cit., p. 1817.

[6] Aubert J., « Introduction », in Joyce J., Œuvres, t. II, op. cit., p. XXXV.

[7] Ibid.

[8] Ibid., p. LVIII.

[9] Ibid.

[10] Joyce J., « Lettre à Budgen. 16 août 1921 », op. cit., p. 1816.

[11] Goethe J. W., Faust, Paris, Flammarion, 1964, p. 69.

Numéro : L’Hebdo-Blog 257
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