
« La nécessité de faire avec la contingence du réel »*
« Je ne peux pas m’arrêter, cela est plus fort de moi », s’exclament souvent les patients épuisés et désarmés face à leurs symptômes. Ils dénoncent ainsi ce qui dans leur existence ne cesse pas de s’écrire, ce qui insiste, hors sens et contre le bien du sujet. « Je ne peux pas arrêter de manger, de fumer, de me scarifier, de me ronger les ongles, de me faire vomir, de me disputer avec mon conjoint, de m’alcooliser, d’épier par le trou de la serrure, de crier sur mes enfants, d’avoir peur, de me faire humilier par mon patron… » La liste pourrait continuer. À chaque fois, ce que le sujet constate, consterné, c’est qu’il ne veut pas de ça, qu’il veut arrêter, pourtant ça insiste, une répétition qui ne cesse pas. Le symptôme, en effet, à la différence d’autres formations de l’inconscient, dure, permane [1]. Dans son cours « Le partenaire-symptôme », Jacques-Alain Miller le dit clairement : « le symptôme n’est pas un accident, il n’est pas contingent, […] le symptôme est au contraire de l’ordre de la nécessité » [2]. Les autres formations de l’inconscient, le lapsus, le rêve, le mot d’esprit ou les actes manqués, ont une manifestation ponctuelle et occasionnelle, alors que le symptôme inclut la répétition au point que « Lacan parlait même […] du et cætera du symptôme, et qui se traduit même par un sentiment de permanence du symptôme. Et, dans la cure analytique, le et cætera du symptôme apparaît comme stagnation de la cure, inertie du changement qui est souhaité » [3].
C’est avec une petite histoire humoristique, extraite du Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient de Freud, que J.-A. Miller nous illustre l’insistance de ce ne cesse pas du symptôme :
« Un homme s’adonnant à la boisson gagne sa vie dans une petite ville avec des leçons particulières. Son vice découvert, il perd la plupart de ses élèves. L’un de ses amis est chargé de le rappeler à une meilleure conduite :
“‘Vous savez’, lui dit celui-ci, ‘vous pourriez avoir les leçons particulières les plus intéressantes de toute la ville si vous vouliez bien cesser de boire. Je vous en prie, faites-le.
— Vous en avez un toupet !’, répond l’autre indigné. ‘Je donne des leçons pour pouvoir boire ; dois-je cesser de boire pour obtenir des leçons !’” La réduction de l’histoire indique simplement que la boisson est le principal de son existence. » [4]
Apparemment, l’homme de cette histoire n’a pas l’intention que ça s’arrête ; son symptôme, qui pourtant le conduit à la ruine, porte les stigmates d’une nécessité que le sujet ne conteste pas. Le patient en analyse demande, par contre, que son symptôme s’arrête, que ça cesse de s’inscrire. Loin d’être maître en sa demeure, le sujet, face à la réitération insistante du symptôme, ne comprend pas pourquoi il n’arrive pas à arrêter cette répétition qui le dépasse. Quel est donc l’élément inassimilable qui se répète incessamment dans le symptôme et où s’écrit-il ? Les exemples cliniques nous montrent que cette répétition s’écrit dans le corps, elle commémore le premier événement de jouissance énigmatique, qui a frappé le sujet, en le répétant sans cesse.
La catégorie du nécessaire, que Lacan a reliée à l’expression ne cesse pas de s’écrire, s’articule donc à cette répétition, elle évoque l’idée d’un maintien sans changement, sans point d’arrêt, à situer du côté de l’automaton. À l’opposé, se trouve la contingence, c’est-à-dire la rencontre, la surprise, la tuché. Les avatars de la vie amoureuse nous montrent les tensions entre contingence et répétition. Pendant un temps, la rencontre amoureuse, qui se situe du côté de la contingence, donne l’illusion que le rapport sexuel existe. La rencontre amoureuse semble effacer toute impossibilité ; le temps suspendu de l’énamoration fait croire à l’existence du rapport sexuel et confère aux amants l’idée que ce qui était impossible finalement cesse pas de ne pas s’écrire. Mais ce n’est qu’un mirage, nous dit Lacan [5], ça ne dure qu’un moment, puisque tout amour, et c’est bien là le drame de l’amour, tend à passer du statut de la contingence à celui de la nécessité. La surprise de la rencontre voudrait ne plus cesser, mais elle est fille du hasard, et elle ne peut se programmer. Le drame de l’amour a lieu quand la surprise cède le pas à la nécessité et à la répétition. Telle patiente vibre à chaque rencontre d’avec un nouveau partenaire, elle considère à chaque fois que, finalement, elle a rencontré celui qui lui fallait, et tout de suite elle œuvre pour s’assurer, dans le partenaire, une présence sure et à l’abri de toute crainte. Mais dès que la relation s’installe dans un cadre rassurant et hors surprise, elle se sent vite étouffée par le carcan de la répétition. L’amour peut même virer à la haine, quand on veut le réduire au registre de la nécessité. Quelle solution alors pour le drame de l’amour des parlêtres ? L’exigence de garantie et de la sécurité dans la relation n’a jamais nourri les feux de l’amour. C’est plutôt la dimension du risque et de l’imprévu qui anime les amants et leur désir.
Tout ce qui s’inscrit dans la catégorie de la nécessité a une chance d’échapper à l’inertie de la répétition, uniquement si le sujet s’ouvre à de nouveaux débouchés et accepte le risque de rencontrer l’inédit, l’invention, la surprise, et ce, au cœur même de la répétition. Une répétition alors qui ne serait pas répétition du même, mais qui rééditerait, de façon vivifiante, le moment inaugural d’une rencontre qui ne cesse pas de s’écrire.
Nous avons été surpris de trouver les catégories de la contingence et de la nécessité référées par J.-A. Miller à la modalité de travail de Lacan. Les écrits de Lacan, relèveraient de la contingence, selon J.-A. Miller, puisqu’ils ont été occasionnels et produits à la demande, alors que la poursuite, pendant vingt-cinq ans, semaine après semaine, du Séminaire, obéirait plutôt à une nécessité[6].
L’enthousiasme et la vivacité de son enseignement nous montrent que la notion de nécessité peut être subvertie et s’inscrire du côté du désir, c’est-à-dire du côté de ce qu’il y a de plus antinomique à toute tentative de ritualisation et de normâlisation. Ce qui ne cesse pas de s’écrire ne répond alors pas à une nécessité mortifère, mais ouvre à une exigence de création, où l’écriture (qui ne cesse pas) se situe sur le versant de la lettre, de l’art et de la poésie.
[*] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 30 janvier 2008, extrait publié sous le titre « À la merci de la contingence », disponible sur le site de l’École de la Cause freudienne : causefreudienne.net
[1] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 10 décembre 1997, inédit.
[2] Ibid.
[3] Ibid., cours du 17 décembre 1997.
[4] Miller J.-A., « L’amour du prochain. Saint Martin et Salomon », Ornicar ?, n°55, printemps 2021, p. 30-31.
[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 132.
[6] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 19 janvier 2011, inédit.
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