
ÉDITORIAL : Le nécessaire
L’expérience analytique interroge le nécessaire dans nos modes de vie et de jouir. Au cœur de ce qui nous est le plus cher, à notre insu, quelque chose travaille-t-il à notre perte ? Freud en donne des exemples dans le chapitre « Ceux qui échouent du fait du succès » [1] d’un de ses textes. Une femme déchue vient de contracter un mariage lui apportant la respectabilité, mais, contre toute attente, elle éprouve alors d’irrépressibles tourments. Un homme sombre dans la mélancolie au moment où il pourrait enfin devenir un professeur honoré. Freud repère qu’une mécanique étrange est à l’œuvre, qu’un être « s’effondre après avoir atteint le succès pour lequel il avait lutté avec une énergie imperturbable » [2].
Cette pente à l’autopunition peut conduire vers le cabinet d’un analyste. Elle nous met, en tous cas, sur la piste d’une énigme : l’appareillage au corps d’un symptôme parfois fort coûteux auquel est soumis le parlêtre. Cette dimension de l’intraitable résonne avec l’exigence pulsionnelle que Jacques-Alain Miller situe « au lieu où s’écrit la nécessité, c’est-à-dire à la place où ça ne cesse pas de s’écrire, là où s’écrit le symptôme comme écriture de jouissance » [3]. L’accent mis sur le ne cesse pas de s’écrire réfère à une phrase énoncée par Lacan en 1973 : « Le nécessaire – ce que je vous propose d’accentuer de ce mode – est ce qui ne cesse pas, de quoi ? – de s’écrire. » [4] Comment saisir cette phrase fort complexe de Lacan ?
Le symptôme, ici, n’est plus envisagé comme simple métaphore signifiante qui délivrerait un sens, mais comme « événement de corps » [5]. Non pas un corps qui parlerait tout seul et qu’il faudrait écouter pour en capter les émotions ou les rythmes biologiques, mais un corps pris dans des « évènements de discours qui ont laissé des traces » [6].
Il y a eu une marque première, une prise du symbolique sur le corps, « quelque chose comme une nécessité, c’est-à-dire un ne cesse pas, dont on est assuré parce qu’il est conditionné – par quoi ? – par un logiciel, par un axiome, par une formule, par une écriture, sans effet de vérité variable » [7]. Cette marque se fait entendre mais reste illisible, à l’instar de la formule ininterprétable de la triméthylamine dans le rêve de Freud sur l’injection faite à Irma [8].
Le poids de cette marque, de cette lettre invisible, inconnue de soi, et qui, pourtant, polarise le rapport à l’Autre et au monde, la psychanalyse ne l’approche pas par le versant du déterminisme. Le nécessaire est un des noms du réel avec lequel l’analysant peut jouer une nouvelle partie via le dispositif analytique. Entre impossible et surgissement de la contingence, de nouvelles écritures sont possibles. Ces cheminements sont à découvrir dans les prochains numéros de L’Hebdo blog, nouvelle série consacrés aux quatre catégories modales de la logique classique, élaborées par Aristote – le possible, le contingent, l’impossible, le nécessaire [9] –, catégories dont Lacan a fait usage, en les subvertissant, pour mieux cerner ce qui opère dans l’expérience analytique.
[1] Freud S., « Quelques types de caractères dégagés par le travail analytique », L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 146-168.
[2] Ibid., p. 149.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. 1, 2, 3, 4 », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 30 janvier 1985, inédit.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 55.
[5] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 569, souligné par Jacques-Alain Miller dans son texte « Biologie lacanienne et événement de corps » (La Cause freudienne, n°44, février 2000, version CD-ROM, Paris, Eurl-Huysmans, 2007, p. 7-59) qui en fait un point central de son enseignement.
[6] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », op. cit., p. 34.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 11 février 2009, disponible sur le site de l’École de la Cause freudienne : causefreudiennne.net
[8] Cf. Freud S., L’Interprétation du rêve, Paris, PUF, 2013, p. 141-156.
[9] Cf. Aristote, De l’interprétation, Les Échos du Maquis, éditions en ligne, 2014, disponible sur internet.
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